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Le dilemme tunisien

par Abdelkader Leklek

Le saint est-il aimé des dieux parce qu'il est saint, ou est-il saint parce qu'il est aimé des dieux ? C'est là, un dilemme des plus célèbres, cogité par Platon et soumis à la raison humaine comme clé, début de résolution à ses propres questionnements, parmi tant d'autres outils pour ce faire.

Mais au final un dilemme reste un dilemme, même au pays du jasmin. En effet, faut-il un gouvernement nahdhaoui pur sucre à peine panaché, ou bien la solution serait un gouvernement juste panaché ce qu'il faut, mais nahdahoui pur sucre. Pour résoudre les divers problèmes que vivent au quotidien, depuis le 23 octobre 2011, les tunisiens ? Est-ce que le fait de changer les hommes du gouvernement en Tunisie, ferait mieux voir aux tunisiens le bout du tunnel. Car, premier indice ; dans le seul pays arabophone qui se singularisait naguère par la liberté conquise par la femme, s'est déroulée le 8 mars 2013, une nomination gouvernementale avec la représentation des femmes réduite comme une peau de chagrin déjà ridée. La journée internationale des droits des femmes avait en cette année 2013, gratifié les femmes, combien nombreuses et compétentes en Tunisie, de trois (3) maroquins, sur trente huit (38) portefeuilles ministériels. Le ministère de la femme est dévolu à madame Sihem Badi, du congrès pour la république du président Marzouki. A un moment de sa vie, cette dernière s'était prononcée en faveur du mariage orfi, l'union matrimoniale coutumière, c'est-à-dire, un lien conjugal méconnaissant toutes les garanties qu'offre le statut personnel tunisien de 1956, en matières des effets du divorce, par exemple, la garde des enfants, le maintien dans le domicile conjugal etc. Elle avait alors déclaré : «le mariage coutumier est une vieille pratique dans la société tunisienne et qu'il s'agit d'une forme d'engagement entre deux personnes s'inscrivant dans le cadre des libertés personnelles «et d'ajouter« la femme est libre de choisir la forme d'engagement qui lui convient».

Le deuxième portefeuille, le secrétariat d'Etat chargé de l'habitat sera géré par madame Chahida Fraj Bouraoui, que l'on dit indépendante, et enfin, le secrétariat d'Etat auprès du ministre des affaires étrangères où officiera madame Leïla Bahria, magistrate, indépendante, mais que l'on dit avoir été récompensée pour services rendus, dans l'affaire de la révocation le 26 mai 2012, de 80 magistrats. Ces derniers, sont accusés :«d'avoir porté atteinte à l'honneur de la magistrature, à sa dignité et son intégrité». D'ailleurs, elle s'était faite remarquée lord de la cérémonie de prestation de serment des membres du nouveau gouvernement, où tout se passa normalement, sauf pour elle. Les chargés de protocole ayant noté que prise par l'émotion, elle avait omis de poser la main sur le coran, l'avaient invitée à reprendre le serment, bien sûr dans la bonne humeur générale. Dans leur stratégie les islamistes d'En-Nahdha au pouvoir s'adaptent. Ils montrent qu'ils sont en harmonie avec les revendications de tous les autres partis, ainsi qu'avec l'opinion publique, qui n'avaient cessé d'exiger un nouveau cabinet ministériel. La principale demande était de soustraire les ministères régaliens, de l'intérieur et de la justice, des affaires étrangères et de la défense, à la main mise des ministres militants nahdhaouis. Qu'à cela ne tienne, ils ont nommé un nouveau premier ministre et aussi désigné un nouveau gouvernement qui satisfait à la principale demande de l'opposition, de la société civile et même de leurs alliés financeurs du golfe. Les ministères de souveraineté, ne sont plus détenus des militants nahdhaouis. Est-ce un échec pour les frères musulmans qui pour la première fois de leur histoire sont aux gouvernes d'un pays ? De mémoires d'outre mastaba au pays des pharaons, pays de naissance de ce courant politico-religieux, une telle nouveauté de gestion étatique, représenterait la mise en scène d'une, sublimation, d'un détournement, d'une falsification de la pratique politique, tragicomique, qui est née en 1928, année de naissance du mouvement des frères musulmans, en Égypte. L'acte premier est entrain de se jouer en Tunisie, et le second du même thème avec une autre variation, peine à démarrer en Egypte. Lotfi Ben Jeddou, le ministre de l'intérieur, était jusqu' à sa nomination le 8 mars, un juge originaire de Kasserine. Toute la presse lui avait accordé un crédit positif, car le nouveau ministre, avait comme président de la commission électorale régionale, qui avait supervisé les premières élections organisées après la chute de l'ancien régime, le 23 octobre 2011, avait fait du bon travail. Et comme juge d'instruction provincial également, quand il avait dirigé l'enquête sur les évènements de janvier 2011, où plusieurs jeunes avaient été tués pare balles dans la région du Kef. Il n'avait pas à l'époque, hésité à émettre des mandats d'arrêt contre le ministre de l'intérieur du moment, Rafik Belhadj Kacem, ainsi que contre le directeur général de la sûreté nationale. Monsieur Ben Jeddou est né en 1964 et il est diplômé de l'institut supérieur tunisien d e la magistrature. Le ministère de la justice quant à lui, sera dirigé par Nadhir Ben Ammou. Avant sa nomination il enseignait le droit privé à la faculté de Tunis. Docteur en droit, il exerçait parallèlement le métier d'avocat. Il est né en 1959 à Nabeul, marié et père de deux enfants. Quant à Othmane Jrandi qui occupera le portefeuille des affaires étrangères, il vient de la maison, puisque c'est un diplomate de carrière, où il cumule 30 ans. Il fut le représentant permanent de la Tunisie auprès des Nations Unies à New York, de 1990 à 1994, et aussi conseiller à la mission permanente de la Tunisie auprès de l'ONU, à New York. Mais le gros de sa mission diplomatique il le passera en Afrique au Nigeria, au Ghana, en Sierra Leone et au Libéria, en qualité d'ambassadeur. Dans le nouveau gouvernement, la direction du ministère de la défense a échu à Rachid Sabbagh ancien haut magistrat, puisqu'il fut premier président de la Cour de Cassation. Il avait fait partie du gouvernement Essebsi lorsqu'il avait été nommé, en juillet 2011, à la tête du Conseil supérieur islamique. Au tant ces quatre personnalités, sont étiquetées non partisanes, et autant elles possèdent des compétences, mais sauraient-elles au final être en mesure de défendre leurs prérogatives et attributions ministérielles en toutes neutralité quand viendrait le moment où les intérêts et la raison des véritables maîtres du pays, seront en confrontation et en opposition ? Le cercle restreint des ténors d'En-Nahdha, ce parti qui est entrain de se «néopotiser» au sommet, permettra-t-il que l'on contredisent son projet, dans ces départements clés ? C'est devenu, le parti des membres de la famille élargie. L'ex ministre des affaires étrangères du gouvernement Jébali, Rafik Abdessalem, n'est autre que le beau fils de Ghanouci. Le chef du bureau politique du parti Ameur Laarayed est le frère de l'ex ministre de l'intérieur nommé premier ministre, Ali Laarayed. Et beaucoup de leurs enfants avaient été intégrés au majlis ech-choura, lors du dernier congrès de juillet 2012.

 La solidarité gouvernementale, fonctionnera-t-elle, et sera-t-elle observée par les ministres non partisans, quand il s'agira de trancher entre les affaires réservées du parti, et celles gouvernementales, c'est-à-dire, qui concernent tous les tunisiens ?

Les ministres dit technocrates, auront-ils toute la latitude de faire valoir leurs compétences et leur neutralité ? Depuis le 23 octobre 2011, la quasi totalité des gouverneurs, walis, et presque tous les délégués, mou'tamed, l'équivalent de nos chefs de daïras, sont cooptés et nommés par le mouvement En-Nahdha. A ce sujet, d'incessants appels persistent à revendiquer, que toutes ces nominations soient revues, selon des critères autres que l'obédience politique, le clientélisme politique, et moult sympathies, sont restés lettre morte. Le ministre de l'intérieur que l'ont dit intègre, aura-t-il la liberté de procéder à des changements à ce niveau, pour que toutes les prochaines élections, législatives, locales mais aussi la présidentielle, prévues dans neuf mois au maximum, selon l'agenda du premier ministre Laarayadh, se déroulent sans l'intervention de ces représentants du gouvernement en province, en faveur des candidats de leur chapelle politique. Et là n'est qu'un exemple. Car en définitive que cherche le parti En-Nahdha, si ce n'est : ne jamais lâcher le pouvoir. Mais c'est mieux, aux yeux du monde entier et à ceux de toutes les opinions publiques, que cela soit confirmé par les urnes, sur les résultats desquelles auront veillé les vaillants délégués du gouvernement. On aura beau dire que les élections en Tunisie sont de la compétence de l'instance supérieure indépendante pour les élections ISIE, qui avait supervisé les élections à l'assemblée nationale constituante du 23 octobre 2011, avec à sa tête Kamel Jendoubi, militant très actif des droits de l'homme. Mais là aussi, il y du nouveau. Pour les prochaines élections, l'assemblée constituante avait posé à travers un arrêté signé par son président Mostéfa Ben Jaafar, et daté du 22 février 2013, des conditions pour y être membre, pour le moins discutables, sinon orientées. Ce règlement exige :'' n'être membre élu d'aucune instance professionnelle''. Ce qui exclu de facto plusieurs membres de l'ancienne formation à tous les échelons de ses démembrements et en prive d'autres qui voudraient en faire partie. Il s'agit pour l'essentiel de membres de fonctions libérales, et représentants de la société civile. Quid par exemple des avocats qui sont membres de leur syndicat professionnel, quand on connaît le rôle joué par ces derniers dans la révolte tunisienne du 14 janvier 2011 ? Le gouvernement d'Ali Larayedh, qui se veut par cette pincée de ministres indépendants, apolitique, avait bénéficié le mercredi 13 mars 2013, de la confiance de l'assemblée nationale constituante avec une majorité confortable de 139 voix, soit trente (30) voix de plus que la majorité absolue nécessaire. Sur 197 élus présents, 45 ont cependant voté contre, alors que 13 constituants ont préféré s'abstenir. Dans sa feuille de route, le nouveau gouvernement priorise quatre actions. La première position est réservée à la clarification des perspectives et l'aménagement des meilleures conditions possibles pour la tenue des élections dans les plus brefs délais. Il consacre ensuite, le deuxième poste à la restauration de la sécurité et à la lutte contre le crime et la violence, quelle que soit son origine et sa couleur, selon les propres termes du premier ministre. La troisième priorité, concerne la poursuite de la relance économique, la lutte contre le chômage et la protection du pouvoir d'achat. Enfin le gouvernement s'engage à persévérer dans la réforme, pour lutter contre la malversation, l'activation des dispositions de l'amnistie générale et la prise en charge des revendications des blessés et martyrs de la révolution. Sauf que depuis la révolte, toutes les réformes entreprises par les gouvernements successifs, celui de Caïd Essebsi ou bien celui de Jémali, n'avaient connu aucun bonheur. Pour exemplifier,je cite le journal tunisien, le Temps daté du 14 mars 2013 : « Sous le gouvernement apolitique et indépendant des partis politiques de la première période de transition,c'est-à-dire du temps d'Essebsi (ndlr), un ministre chargé des réformes a été désigné au ministère de l'intérieur, en l'occurrence, Lazhar Akrémi, qui a proposé un projet de réforme global de l'institution sécuritaire, allant des uniformes des policiers et du régime de formation des agents de sécurité, à l'agencement matériel des postes de police ,séparation entre les services administratifs et les services de police judiciaire, ou encore la création d'une agence nationale de renseignements sous la forme d'une structure de veille stratégique. Avec l'installation du gouvernement d'obédience politique issu des élections du 23 octobre 2011, c'est-à-dire nahdhaoui (ndlr) ce projet de réformes a été enterré, sans autre forme de procès. D'ailleurs monsieur Laarayedh avait dès le vote de confiance de l'assemblée constituante annoncé la couleur. il avait alors souligné que le mandat de neuf mois imparti à son gouvernement n'autorise pas l'amorce de grandes réformes, mais avait promis de poursuivre celles engagées, rendant un vibrant hommage, très applaudi par les élus, à son prédécesseur Hamadi Jebali et son équipe».

Pour ceux qui connaissent un tant soit peu, la façon de fonctionner des partis islamistes, le nouveau premier ministre ne déroge pas à l'orthodoxie. Etre aux commandes du pays et tout entreprendre pour y rester. Le double langage comme démarche. De tout temps les dirigeants de ce mouvement avaient reconnu que leur organisation n'avait pas de programme politique. Abelwahab Kéfi, ancien du mouvement de la tendance islamique, MTI, et membre fondateur d'En-Nahdha, avec Mourou, Ghanouchi, Jébali, Laarayedh et le trublion Habib Ellouze, qui s'est dernièrement singularisé, en recommandant dans une interview accordée au quotidien tunisien Al Maghreb, l'excision des files, qui est selon lui, « une opération d'esthétique », dit ceci :« notre mouvement n'a pas de politique de rechange». Le deuxième larron du même courant, Hachemi Hamdi, propriétaire de la chaîne satellitaire, Al Moustaqila, dont le siège est à Londres, et qui était jusqu'en 1992 membre influent d'En-Nahdha, disait également dans le même sens, en 1983 ceci : «nous, en Tunisie, nous ne prétendons pas avoir un programme islamique. Ce programme, je le dis sans gène, est à élaborer». C'est l'éternel recommencement, prendre le pouvoir et naviguer à vue, au détriment des besoins premiers des populations. Dans ce courant, ce ne sont pas les officiels, premier ministre et membres du gouvernement, qui décident. Ce sont les officieux, les membres du majlès ech-choura, les gardiens du temple qui commandent et ordonnent qu'il soit fait. Bien sûr, selon leur philosophie, qui pour le moins ignore les règles de la démocratie. A ce sujet et pour conclure, je citerai un extrait de l'excellent article publié sur la toile par Rédha Benslama, intitulé, le dromadaire du Najd, osant un comparatif avec le l'homérique cheval de Troie. Le politologue tunisien, dit :» Et la révolution « généreuse » donna une opportunité à ce courant qui se réclame de l'islamisme pour lui permettre de prouver sa capacité à être un parti politique comme les autres et qui se plie aux mêmes règles. Pourtant, il a été légalisé alors que des signes montraient ses velléités de vouloir établir une société théocratique. Son comportement et les déclarations de ses dirigeants démontrent qu'il se ferait l'outil destiné à mettre en miette le système qui lui a permis de prendre le pouvoir à travers un processus électoral». L'alternative proposée aux tunisiens depuis le 23 octobre 2011, jusqu'à la rédaction de cette chronique, c'est qu'ils ont à choisir entre En-Nadha pur sucre à peine panaché, d'un coté, et de l'autre, En-Nadha juste panaché ce qu'il fait, mais toujours pur sucre. Mais ce choix ne saurait être une fatalité. Les tunisiens auront la possibilité lors des prochaines élections, de mettre en échec les prémices de ce dilemme que leur impose En-Nahdha. Ils en sont capables.