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Initiative privée et mémoire collective

par Farouk Zahi

En ce glacial jeudi du 14 mars, El Hamel ( Bou Saâda), centre spirituel de la célèbre confrérie Rahmania, était en effervescence. Les oriflammes des couleurs nationales claquaient au vent.

Une foule nombreuse s'est agglutinée dès le matin au beau milieu du boulevard principal. Les jeunes scouts, parés de leurs plus beaux atours, piaillaient d'impatience. La sono délivrait dans une cacophonie festive: «Nahnou Oumal El Djazair, Kassaman..», pourvu que l'air soit patriotique. L'événement, en dehors de toute commémoration officielle, revêtait une charge symbolique que tout citoyen en sentait l'importance et quelqu'en était l'organisateur. Il s'agissait de l'inauguration d'un nouveau sanctuaire dédié aux combattants de la liberté victimes de la répression coloniale. L'œuvre mémorielle est le fait du moudjahid El Hadj Adedaim Abdedaim, ancien officier en wilaya IV historique. Blessé, il est fait prisonnier de guerre et torturé par les hordes du sinistre Bigeard et dont l'évasion spectaculaire de la prison de Blida en compagnie de M'Hamed Dira fit date en ce 30 janvier 1962. Condamné à deux reprises à la peine capitale, il en réchappe miraculeusement.

Les compagnons d'armes, les survivants du moins, étaient presque tous là; du commandant Lakhdar Bourogaâ, au capitaine Kheireddine, Ouramdane de son vrai nom, M'Hamed Dira, Aroua Abderrahmane, Mahfoud Youcef Khodja, Mohamed Benachour. La présence remarquée du colonel Ahmed Benchérif, suscitait plus de curiosité que d'étonnement. La plus belle image, était celle de ce jeune et beau capitaine de gendarmerie qui devisait avec son ancien chef de corps. Abderrahmane, frère du défunt colonel Chabani n'était pas loin. Les anonymes, trop nombreux pour être comptés, constituaient le gros de l'assistance. Ils étaient dans l'attente de leur frère de combat, Si Mohamed Chérif Abbas, ministre des Moudjahidine et à qui l'honneur d'inaugurer le sanctuaire revenait aujourd'hui marquant ainsi, son appartenance à cette grande famille. Moudjahid ou Moussebel, chacun voulait marquer par sa présence le respect qu'il voue à ses compagnons tombés pas loin de lui lors d'une maâraka (accrochage). Voutés par l'usure du temps, l'œil souvent imprécis, ils se congratulaient chaleureusement et se prenant par la main, ils cherchaient un siège pour s'affaler dedans et continuer leurs effusions complices. L'histoire que porte chacun en lui, peut constituer une saga à elle seule. D'horizons divers et venant parfois de loin, ils formèrent pour plusieurs années, un mur solidaire sur lequel se brisèrent les velléitaires tentatives de pacification, de guerre psychologique et de division. Amoindris, éparpillés, ils retrouvaient, souvent, le ressort pour déjouer les chausse-trapes d'un combat inégal. L'histoire de cet inconnu venu du pays des Chaouia, en est l'exemple le plus illustratif. Omar Namouchi, premier martyr de la région, mort au combat en décembre 1955 à la bataille de Dermel, fut enterré par ses congénères au cimetière du village. Une oraison funèbre lui fut dédiée à cette époque par Cheikh Mostefa El Kacimi et prononcée par Si Khalil El Kacimi. Ses restes funéraires, étaient le premier jalon du sanctuaire réalisé en 1981 ; Si Abdedaim se rappelle que le colonel Amar Oumrane, le colonel Si Hassan (Youcef Khatib) et le commandant Tayeb Seddiki faisaient partie des convives de l'époque évoquée. Les restes de chouhada, au nombre de cinquante (50) étaient ramenés de M'Harga, N'Senissa, Zerga, Grine Kebch, Djebel Thameur. La ville reconnaissante d'El Hamel, recueillait en son sein ses enfants morts pour la patrie. Ne s'arrêtant pas là, le chef d'entreprise qu'est devenu plus tard Si Abdedaim Abdedaim, décide d'offrir à ses anciens compagnons d'armes disparus, une parure mémorielle digne et prestigieuse.

 C'est ainsi qu'il lance, dès le mois de mai 2011, sur les lieux mêmes de l'ancien sanctuaire, les travaux d'un complexe historique comprenant trois parties distinctes : Le mausolée, le musée du Moudjahid et l'esplanade des martyrs.

Achevé au mois de février 2013, l'imposant mémorial abrite soixante (60) sépultures, intégrant, toutefois, deux exceptions historiques. Il s'agit des cas de Sebti Louzzani et Hadj Mazari professeur d'histoire et proviseur de lycée. La qualité de moudjahid de la première heure du premier, ce digne fils des Aurès qui s'est établi après l'indépendance dans l'attachante zaouia, et le sacrifice du second, assassiné 1994 sous le regard ahuri de ses élèves par les tueurs de l'esprit à la veille de la commémoration du 40 è anniversaire du 1er novembre à laquelle il se préparait à animer une conférence ont fait qu'ils intègrent, tous deux, la «Raoudha». Le Mausolée qui s'étend sur une superficie de plus de 500 m2, n'a rien à envier à ceux qui ont fait le prestige de l'architecture arabo-andalouse. ?uvre du jeune bureau d'études «El Assila» du cru, ce joyau se dresse fièrement au milieu de la place. Surmonté de 4 coupoles secondaires entourant une principale, toutes de couleur émeraude, il se détache majestueusement dans l'espace lumineux. Arceaux ogivés et vitraux ouvragés s'enchevêtrent harmonieusement pour former d'immenses baies. Les plafonds finement ciselés par une main d'œuvre marocaine et centrés par une lustrerie flamboyante constituent à eux seuls, une œuvre d'art qu'on ne lasse pas d'admirer. Les quatre planches intérieures, finement gravées à l'enluminure islamique, comportent toutes, des versets coraniques en rapport avec le djihad libérateur. Les sépultures, toutes de marbre, sont noyées dans un parquet luisant de céramique. Le blanc et les cambrures des coupoles, donne à la structure un air de majesté religieuse qui sied à la mystique du site de la célèbre zaouïa hassanite d'El Hamel.

La seconde tranche, lancée déjà par le promoteur du projet, comportera le musée du Moudjahid et l'esplanade des Martyrs. Le premier d'une superficie de 694 m2, sera constitué d'une salle de conférences de 100 sièges, d'une salle multimédia de 30 sièges, d'une galerie d'exposition, d'une bibliothèque et d'un hall central. L'esplanade des Martyrs, d'une superficie de 2800 m2, portera la superficie totale de ce complexe historico- mémoriel à 3963 m2. Voici, qu'après l'association Aissa Bisker pour la promotion de la culture de l'enfant créée en 2006 par l'initiative privée que surgit ce fleuron de la mémoire. Venus tous deux, animer une région, jadis, à l'avant-garde du savoir et dont les tenants du pouvoir en ont fait leur tête de pont au lendemain du recouvrement de la souveraineté nationale et reléguée au sort peu enviable de relique touristique.

 Ses propres enfants, conscients du risque mortel du gommage mémoriel, rappellent à ceux qui veulent bien leur prêter leur attention sensorielle, que bon sang ne saurait mentir. Ils se réapproprient factuellement, le legs patrimonial pour le restituer encore à leur tour aux jeunes générations.