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Qu'attend-on pour changer le pays ?

par Kamal Guerroua *

« Il n'existe rien de constant si ce n'est le changement» Confucius, philosophe chinois (551- 497 A.V J.C)

Bricolages et rafistolages au sommet politique, survie au jour le jour sans horizons élargis ni trajectoire précise à la base sociale. Entre-temps, un fait inexplicable en surgit : «ceux d'en haut et ceux d'en bas» pour reprendre le terme de l'écrivain mexicain Mariano Azuela (1873-1952) dont les imaginaires se frottent, s'arrangent et décident d'un commun accord sans se consulter entre eux de bannir le mot «changement» du dictionnaire lexicographique algérien. En voici-là le triste décor de l'Algérie de 2013! La majorité de mes compatriotes dont je partage en certains points l'avis ne comprennent pas pourquoi ce capharnaüm qui fait que le pays reste encore coincé dans son sous-développement persiste. Alors que les autres contrées, proches ou lointaines, essaient au moins d'avancer, nous ici, on se serre les coudes pour ne pas oser un pas en avant et il semble que dans cette tendance à la régression chacun y a trouvé son compte, du simple élève d'une école primaire au premier magistrat du pays ! A regarder de plus près, l'Algérie est un pays qui s'est fourvoyé dans un labyrinthe tout particulier à lui et échappé plus d'une fois au destin de puissance aussi politique, diplomatique qu'économique qu'implique sa situation géographique, ses richesses souterraines et son histoire millénaire. Certes, la sous-exploitation de son potentiel culturel, économique, humain et juvénile la met à la traîne mais n'en reste pas moins un facteur capital par rapport au problème de la «gestion». Il y a, pourrait-on y ajouter aussi, comme une attitude d'attentisme, de mollesse, d'inertie,de léthargie et surtout de défaillance permanents dans les deux blocs séparés (État-Pouvoir et Peuple-Société). De manière on ne peut plus naturelle, les élites, du reste mal-inspirées, continuent de s'aliéner en s'engouffrant davantage dans le rituel du déni. En conséquence, force nous est de constater qu'aucune approche originelle ni originale des réalités locales sous le prisme des politiques nationales n'ait été entreprise depuis l'indépendance (l'arabisation forcée de l'école, les révolutions agraires, la politique agricole des plans, la fameuse «industrie industrialisante», la politique d'anti-pénurie «P.A.P», l'économie de marché..etc). Tout s'est fait et continue encore de se faire au grand dam de «la plèbe» sur la base d'une saugrenue comparaison à l'Orient ou à l'Occident. Hélas, l'Algérie est encore dépourvu de modèle propre de représentation identitaire, sociale ou économique. Ce qui est à même d'ériger en dogmes inaliénables les phénomènes d'acculturation et d'aliénation parmi nos élites. Or il est incontestablement admis que l'authenticité des choix fondamentaux d'un pays est une condition sine qua non pour que celui-ci enfourche le cheval de l'évolution. Ainsi l'idée du changement est-elle tristement sacrifiée sur l'autel de fixations idéologiques et de vieux replis régionalistes ou tribalistes.

En plus, l'absence d'une couche moyenne, régulatrice de l'ordre social ajoute au «maelström algérien» un soupçon de tragi-comédie dans la mesure où le retour du refoulé sectaire, corporatiste ou népotiste dans les secteurs névralgiques tels que l'éducation, la culture ou mêmes des services étatiques (mairies, Dairas, consulats) marche concomitamment avec l'effritement graduel de la notion de citoyenneté. Laquelle est une construction permanente du savoir-vivre politico-social en étroit rapport avec la modernité dans toutes ses dimensions : morale, intellectuelle, philosophique et civilisationnelle. Il est à rappeler qu'une classe moyenne performante est un anti-dépresseur social par excellence. Or, en Algérie, le renouvellement générationnel qui se fait au compte-goutte injecte une overdose de traditionalisme et d'archaïsme dans les mentalités. C'est vraiment triste, l'algérien d'aujourd'hui est, à de rares exceptions près, un condensé de conservatisme, d'orgueil et d'obstination mêlé à une certaine «peur incomprise» de l'aventure collective.

Quand une nation manque de paradigme consensuel de cohabitation (un pacte national de confiance) accepté de plein gré par ses masses, les liens individuels l'emportent largement sur le sens de la communauté au sens classique du terme et de la collectivité au sens moderne. Ainsi la société se gère-t-elle selon le principe qu'un ami à moi m'a un jour expliqué «il n'y a pas de destin collectif mais simplement des solutions individuelles». Autrement dit, la mentalité de «hena khaoua» (nous sommes tous des frères) se laisse dominer par le stéréotype «selk rassek» (sauve ta peau). C'est peut-être dans cette logique que les jeunes des banlieues algéroises ont troqué le vocable de «kho» (frère) contre celui de «chriki» (associé, partenaire). L'Algérie qui aurait survécu à la parenthèse sanglante de la terreur des années 90 grâce à la solidarité de ses enfants, aurait payé un lourd tribut de sang et de larmes à une fausse fraternité forgée autour d'un dogmatisme et d'une idéologisation religieuse accélérée, laquelle est en net déphasage avec les préceptes du rite malékite tolérant dont nos ancêtres furent des adeptes des siècles durant. Ces transformations sociologiques qui ont commencé par une fraternité des armes (la guerre de libération) en passant par une fraternité du sang (l'islamisme politique), ont culminé au final en «une fraternité-partenariat» sur fond de l'ère économique Al-Infitah. Du coup, ces transformations qui ont sillonné le processus d'édification étatique ont coïncidé avec le trop-plein d'État répressif et la disparition de l'État-providence. En termes plus simples, «l'Etat-nounou» qui gère le bâton et le carotte selon les humeurs du chef dans les années 70 et 80 s'est transformé en un État du «tout sécuritaire» dans les années 90 puis actuellment en «Etat-toutou» dont l'informel tient le gouvernail. Ces mutations sauvages de la société algérienne sont résumées par une formule lapidaire par le sociologue Lhouari Addi «le régime algérien aime le peuple et déteste la société». Cela, il est vrai se constate au quotidien dans la vertigineuse ascension du défaitisme social qu'accompagne une sclérose politique d'un pays où un conseil de ministres ne se tient qu'au bout de trois mois. Chose étonnante, en toile de fond, l'édifice idéologique du régime se ramène invariablement à trois constantes aussi fondamentales qu'irréfutables : le culte du mystère, la culture du complot et le prurit tribalo-régionaliste avec des relents d'affairisme politique teinté d'un discours national aussi populiste que démagogique. Les crises à répétition dont furent le théâtre les casemates du F.L.N depuis au moins 1996, date du premier coup de force scientifique contre le secrétaire général de l'époque feu A/ Mehri dénote l'incohérence des idéaux du plus vieux parti algérien, façade du régime politique actuel quand il s'agit de trouver une alternative ou une autre vision des problèmes du pays. Il est certain que Mehri et après lui Benhamouda, Benflis et Belkhadem sont tous mis à la porte suite à des motions issues du congrès du parti ou à des votes de confiance par ses cadres militants mais il n'en demeure pas moins qu'il y ait souvent des connivences malsaines, des tractations et des jeux de pouvoir qui n'honorent en aucun cas la démocratie. Le F.LN est l'image de profil de tous les partis algériens où le mystère et les coups de force priment sur le débat contradictoire et la libertéd'expression. C'est dramatique, en Algérie, un coup d'État n'est jamais qualifié de son nom mais assimilé à un redressement.

D'entrée de jeu, la stratégie de la falsification du discours et le mensonge institutionnalisé distillés sous forme d'euphémisme prennent la relève des luttes claniques pour le pouvoir. Fait incompréhensible, au cours de ces dernières décennies est apparu un nouveau problème : l'absence de statistiques officielles ou leur fausseté si elles en existent : ni le C.N.E.S (conseil national économique et social) ni le forum des chefs d'entreprises (F.C.E) ni moins encore le syndicat officiel

(U.G.T.A) ne peuvent aujourd'hui préciser le nombre exact de chômeurs en Algérie ! La baraque algérienne est, semble-t-il, en déclinaison et le peuple est mis hors circuit d'information. Il y a même certains algériens qui doutent du nombre réel d'habitants que les autorités déclarent (35 millions). Par ailleurs, l'absence de synergie d'efforts et surtout de transparence dans la gestion des dossiers sensibles du pays a donné une nouvelle forme à la méfiance vis-à-vis des institutionsd'État. L'ancienne génération accrochée au poncif éculé de la sacro-sainte «famille révolutionnaire» est plongée dans une véritable «crise de valeurs», cherchant au milieu de résidus lyriques d'un nationalisme en agonie une raison pour la perpétuation du système.

Tout au plus, le chimérique révolutionnaire est utilisé comme une parade infaillible à toute velléité du changement. Du coup, on se rend bien à l'évidence que la génération de «tab djenanou» croit plus au mérite du fusil qu'au clavier de l'ordinateur qui aurait pu détrôner en quelques jours le pharaon d'Égypte de son règne.

 «quelle est cette société qui n'offre qu'une alternative : subir ou s'évader, au sens propre l'exil, au sens figuré, internet, alcool, drogue» s'est interrogé Marwane Ben Yahmed (1), ma réponse à l'éditorialiste de Jeune Afrique est vite trouvée: l'Algérie. Mais à quoi bon ce malaise est-il dû? Les algériens sont-ils moins friands du changement que leurs voisins? Ont-ils été atteints de la maladie du statu-quo ou ont-ils peur de toute vision prospective de leur avenir? Il semble bien évident que ces jeunes rongés par l'angoisse protéiforme et pris en tenailles entre d'amères réalités (chômage-harragas) ne comprennent pas du tout leur itinéraire, marqué à jamais par cette culture de reniement, du dénigrement et de la hogra tous azimuts. Mais qu'y-a-t-il de mal pour nos responsables à oser faire la rupture avec les discours lénifiants sur les glorioles d'une certaine histoire et à affronter sérieusement l'amertume du présent? L'Algérie ferait mieux de s'en tenir aux principes de la citoyenneté et aux idéaux de la démocratie. Un défi titanesque à même, si tant est qu'il soit de bonne foi, de donner un coup d'éclat et tout particulièrement une crédibilité à des institutions étatiques sérieusement gangrenées par la corruption. Ce fléau endémique dont se servent les adeptes de «Hizb Chekara» comme tremplin pour remplir leurs poches et mépriser davantage ce «ghachi», à leurs yeux, inculte et sans civilité.

En vérité, les frustrations individuelles ne pourraient que générer des colères collectives. Du coup, l'émeute qui est devenue le langage primordial du citoyen algérien ne saurait être décryptée qu'à la lumière de ce ras-le-bol général, de cette fatigue du peuple de subir le fardeau des promesses non tenues et plus de son incapacité à formuler en termes clairs ses intimes volontés. C'est triste de le dire mais c'est bien de cela qu'il s'agit «aujourd'hui qu'elle a pansé ses blessures sans avoir totalement fait son deuil d'une tragédie qui avait failli l'emporter et dont elle observe avec circonspection la reproduction dans un certain nombre de pays voisins, a-t-elle réellement en main les moyens de se dépasser et de réussir à construire la république sociale et démocratique sans avoir à compter indéfiniment sur l'homme providentiel?» conclut Badreddine Mili parlant de l'Algérie (2).

A l'évidence, il en faut beaucoup à l'Algérie pour qu'elle se mette en selle car à force de s'engager dans des mutations non réfléchies, voire sauvages, elle risque de se déboussoler si ce n'est pas déjà le cas présentement. Ce qui laisse la voie libre à des spéculations à tout-va. Le syndrome de l'inflation ayant conduit ces derniers jours à la cherté de la vie et la dévalorisation inquiétante du pouvoir d'achat en est un cas d'espèce. On dirait que l'inconstance des prix des produits alimentaires est le fait d'un simple jeu d'enfants. C'est évident, à défaut d'une production nationale pérenne et régulière, le pays va crouler sous les politiques monopolistiques des barons de l'import-import. Pourquoi alors ne reviendrait-on pas au principe des cultures vivrières? Forme certes primitive de gestion agricole mais fort salvatrice au moment actuel en Algérie. Pour le surplus, la dépendance de l'Algérie des filières de l'agro-alimentaire occidentales en général et hexagonales en particulier est un grave handicap qui la rend moins souveraine en matière économique. Et qui dit économie dit sans doute politique. Il est certain que le désintérêt grandissant porté au potentiel agro-pastoral des wilayas de l'intérieur ( Sétif, Djelfa, M'sila...etc) est une pièce à décharge contre cette politique d'abandon dont souffre tout le pays, «L'Algérie est un pays agricole, elle ne peut continuer à servir de réceptacle aux containers au détriment de la production. Il faut renverser la situation de pays consommateur à celui de pays exportateur.» (3). Dans cette perspective, force est de constater que le plan quinquennal d'investissement (2010-2014) plus de 212 milliards d'euros, inscrit dans le cadre du projet de la relance économique enclenché par tranches par le président Bouteflika depuis les années 2000 n'est même pas de nature à nettoyer le pays, comment saurait-on croire alors qu'il va générer de l'emploi et secouer le cocotier de la bureaucratie, cette arme fatale du «terrorisme administratif» ! L'installation des bureaux de main-d'œuvre et la mise en place de stratégies nationales d'absorption du chômage et de soutien de jeunes via l'A.N.S.E.J se sont avérés peu performants. Désormais, la déshérence culturelle, la quasi-tutelle consentie du référentiel «el baylek» et la «mentalité Taïwan» ne font qu'empirer la situation. A quand donc le changement messieurs les responsables?

* universitaire.

Notes de renvoi:

1-Voir l'éditorial de Marwane Benyahmed: si jeunesse pouvait, Jeune Afrique N¨2717, du 04 au 09 février 2013 et surtout son pertinent éditorial du 14 février 2013, Algérie: L'autre révolution

2-Badreddine Mili, les trois morts de Mohammed Boudiaf, rubrique «contributions», le Soir d'Algérie,

16 janvier 2013

3-Voir l'article de Salima Tlemçani, les neuf plaies qui gangrènent l'Algérie,

El Watan, le 05 février 2013.