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Quel statut pour la femme dans la société algérienne

par Kamel Khelifa*

Poser une telle question, c'est y répondre un peu dès lors que le statut de la femme dans notre pays est loin d'avoir été tranché d'une manière positiviste.

Dans le monde occidental, même si les droits des hommes et des femmes ne sont pas dans la vie sociopolitique totalement égalitaires, à preuve les disproportions flagrantes dans la représentation politique nettement en faveur des hommes dans les assemblées élues (ayant nécessité le recours à la politique des quotas), il n'en demeure pas moins que dans la vie familiale la femme bénéficie d'avantages significatifs, au regard notamment de son rôle de mère et d'éducatrice au foyer.

En effet, par exemple en France, le régime matrimonial est défini d'une manière égale dans le Code civil depuis l'établissement de la relation de couple jusqu'à la dissolution de celui-ci, grâce à un certain nombre de dispositions permettant aux deux parties à la convention de mariage de fonder un foyer selon leur volonté : communauté légale, régime marital, régime sans communauté, régime de la communauté réduite aux acquêts, Pacs (Pacte civil de solidarité), etc.

En Algérie, et dans la majorité des sociétés musulmanes, l'homme (détenteur dans les faits de la réalité du pouvoir politico-économique) a accordé des espaces de liberté à la femme dans la vie professionnelle, qu'elle n'a pas forcément revendiqué (émancipation sociale relative venant se rajouter aux multiples rôles domestiques), tout en la soumettant dans la vie familiale à une discrimination juridique pour le moins paradoxale.

Cette ségrégation dans le foyer constitue une violation flagrante de certains principes élémentaires énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l'homme et même dans la Constitution algérienne qui prônent l'égalité de tous les citoyens devant la Loi.

D'ailleurs, les milieux politiques ne manquent aucune occasion pour vanter les mérites de la femme et notamment ses combats libérateurs de la patrie symbolisés par des héroïnes, comme : Fatma N'soumer, Hassiba Ben Bouali, Malika Gaid, Djamila Bouhired, Zohra Drif, etc.

En dehors du caractère discursif et des bonnes intentions affichées le pouvoir politique (incarné à l'époque par une femme) a dépouillé l'algérienne de ses droits fondamentaux au moment même où les femmes du monde entier prenaient conscience de leurs droits consacrés lors de la célébration de la décennie de la femme qui débuta en 1975, sous l'égide de l'Onu.

La Société des Nations reconnaissait, par cette prise de conscience tardive, que les inégalités politiques, culturelles, économiques, sociales et juridiques étaient un trait commun à toutes les sociétés.

Par voie de conséquence, il restait aux différents gouvernements non de discourir et d'offrir des fleurs à l'occasion de la journée mondiale à elles consacrée, mais de provoquer une évolution dans les mentalités et dans les mœurs, en secouant ce modèle de développement humain fondé sur le postulat que le masculin l'emporte toujours sur le féminin. Ainsi, les Conférences de Mexico en 1975, de Copenhague en 1979 et enfin celle de Nairobi en 1985 énoncèrent de profonds changements dans les statuts de la femme adoptés dans de nombreuses régions du monde, y compris dans le monde arabo-musulman où certains pays retardataires, comme l'Irak, la Syrie et même le Pakistan (ayant à sa tête à l'époque une femme), rejoignirent le mouvement moderniste et émancipateur du statut de la femme. D'autres pays arabes comme la Tunisie et le Liban, ayant acquis depuis longtemps en la matière leurs lettres de noblesse, avaient saisi cette opportunité pour renforcer leur arsenal juridique en faveur des droits de la femme et par conséquent de l'équilibre de la famille. En Tunisie, le Code du Statut Personnel (l'équivalent du Code de la famille algérien) avait été depuis rendu encore plus protecteur et égalitaire à l'endroit de la femme. Précisons à cet égard que le Code du Statut personnel avait été initié en 1956 par le Président Habib Bourguiba, comme texte fondateur de la République Tunisienne, avant même la Constitution (élaborée le 1er juin 1959, sur décision de l'assemblée constituante de 1957) ; l'acte majeur de cet homme d'Etat d'exception fut en effet de jeter les bases du projet de société de la Tunisie avec la promulgation du CSP.

Sait-on que pendant que les femmes tunisiennes pratiquaient librement l'interruption volontaire de grossesse à partir de la fin des années 50 et début 60, cet acte médical était proscrit en France jusqu'en 1975, année de la promulgation de la Loi Veil ? Si l'exemple de la Tunisie parait sans conteste le plus significatif en matière de droits des femmes c'est parce que ce pays s'était libéré de certains archaïsmes permettant ainsi à la famille d'être une des plus équilibrées du monde arabo-musulman, à en juger par : le taux de divorce ; la taille de la famille, ne dépassant pas la moyenne de quatre (4) personnes ; le taux d'employabilité des femmes, etc. Et il y a fort à parier que les femmes et par extension la famille constitueraient les récifs contre lesquels viendraient se heurter la nouvelle classe politique tunisienne si d'aventure celle-ci s'avisait à une quelconque tentative de remise en cause des acquis modernistes, inscrits en bonne place dans la constitution et gravés dans la conscience de nombreux tunisiennes et tunisiens?

le Code Algérien de la famille, inspiré par une interprétation rigoriste de la Charia, sans tenir compte du désir d'ancrage de larges pans de la société dans la modernité, était en net recul par rapport à l'évolution mondiale, au moment de sa promulgation en juin 1984. N'a-t-on pas, à travers cet édit, déresponsabilisé (pour ne pas dire infantilisé) la femme en lui ôtant ses droits constitutionnels ? Même la Parole divine, plutôt favorable à l'émancipation de celle-ci, lui a clairement reconnu des droits, entre autres en matière de gestion de son patrimoine que les rites malékites, hanbalites et dans une moindre mesure hanafites, ont détourné chacun à sa façon du contenu du texte sacré.

Qu'en est-il du rite par rapport à la Révélation, sinon une série de références et d'interprétations souvent erronées et contradictoires tirées des Paroles du prophète (Hadiths) et de la Sunna (comportement prêté au Prophète) par des gens lettrés (1), ce qui a fait dire à Alya Chérif Chamari (2) : «le droit musulman est une œuvre humaine construite à partir des principes généraux se dégageant du Coran ».

D'ailleurs, c'est parce que ce droit n'est qu'une œuvre humaine que plusieurs réformateurs, faisant appel à la raison critique, comme Jamal Eddine El Afghani, Mohamed Abdou, Kacem Amin, Tahar Haddad (les réflexions de ce dernier inspirèrent largement Habib Bourguiba), tentèrent à leur époque d'adopter le droit musulman aux exigences de la modernité.

En Algérie, la société civile semble plongée dans un endormissement intellectuel troublant, risquant de faire retourner le pays aux siècles obscurs à cause de l'absence d'ijtihad (effort de novation), pour avoir laissé le champ libre à des courants de pensées ayant neutralisé la volonté des Algériens de contracter mariage, selon le régime matrimonial de leur choix : conventionnel, Charia, etc. En effet, la décision politique fut laissée aux soins de certains cercles ultraconservateurs qui veillent scrupuleusement au maintien de privilèges surannés découlant d'idées moyenâgeuses. N'ont-ils pas réussi dans les années 80 à imposer leurs opinions (pour ne pas dire diktats) en refusant à l'individu le libre exercice de sa volonté en général et le droit de jouir de dispositions testamentaires, en particulier ?

En effet, ce texte de loi (qualifié par beaucoup de « Code de l'infamie »), est inspiré d'une lecture essentialiste de la charia, selon le rite de Malek Ibn Anas (713-795), imam et juriste arabe, auteur d'El Mawatta, texte sur la tradition musulmane rédigé à la demande du Calife Abasside Abou Jaafar el Mansour. Une fois son travail achevé, Haroun Rashîd aurait proposé à l'illustre imam de faire accrocher le texte à la Kaaba pour inciter les croyants à s'y conformer, mais celui-ci déclina l'offre, arguant son refus en ces termes : Je ne le souhaite pas, car les compagnons du Messager de Dieu (?) divergèrent dans leurs jugements et se dispersèrent dans le pays, estimant chacun avoir raison? Cf. site www.hanut-ul-muslim.com). Après 28 ans de pratique de ce Code, en dépit de quelques réaménagements, il apparaît clairement que ce texte créé trop d'inégalités entre hommes et femmes, et partant d'injustices et de rancunes dans les familles, notamment en application du système successoral qui donne des prétentions d'héritage à des parents n'ayant pas de filiation directe avec le défunt.

Le terme « infamie » prend tout son sens lorsque dans la part d'héritage d'une famille (n'ayant pas d'héritiers mâles), les filles et leur mère perdent le bénéfice d'une large part de la masse successorale au profit d'oncles paternels, voire de descendants de ces derniers, au détriment donc de la lignée directe du défunt... Il se présente des cas où une mère décède en ne laissant pas derrière elle un descendant mâle, ce sont ses frères et sœurs même s'ils sont ennemis) qui bénéficient d'une part de la succession au même titre que le mari et les filles. Que dire alors lorsqu'il y a absence d'accord de partage amiable entre les héritiers de lignée directe et les derniers-venus (illégitimes) ? La succession peut trainer pendant des années quand elle n'est pas purement et simplement bloquée par celle ou celui qui détient seulement 1% de part?

Voilà entre autres causes comment on fabrique des sociétés frustrées, révoltées, déséquilibrées et finalement iniques dès lors qu'elles sont fondées sur la misogynie et la phallocratie !

* Journaliste, écrivain

1) Lire à cet égard l'excellent ouvrage de Fatima Mernissi « le harem politique » ou comment les hadiths (vrais et faux) furent galvaudées

par les faux dévots. 2) « La femme et la loi en Tunisie » (Op. cit p 23)