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L'expérience multipartisane algérienne

par Ingrahen Amar

L'agrément de nouveaux partis ne laisse pas indifférent. Les observateurs de la scène politique nationale sont partagés sur la question : d'aucuns y voient une sincère volonté du régime de faire aboutir les réformes initiées par Bouteflika et d'autres la considèrent comme étant une «énième mascarade».

Pourtant, ce n'est pas ce que pense le régime qui importe le plus mais ce que font et peuvent faire les partis politiques.

L'ECHEC PATENT DES PARTIS POLITIQUES

La scène politique nationale est, depuis l'ouverture de 1989, marquée par un grand bouillonnement. Ce bouillonnement, malheureusement, loin d'être le résultat attendu d'une saine mise en compétition de visions politiques globales et bien réfléchies ou de projets de société cohérents et bien élaborés, n'est qu'une fâcheuse conséquence d'une mise en conflit de discours creux, sans prise aucune avec les enjeux réels de «reproduction de la société» algérienne, et de visions de «situation». Cette réalité, qui est aisément constatable aujourd'hui, a mis notre société non pas en veille, puisqu'elle n'a jamais cessé d'être en mouvement, mais en danger. Ce danger se manifeste essentiellement, pour ceux qui veulent bien le voir, par l'entrée de l'Algérie dans la spirale de ce qu'il est convenu d'appeler, pour reprendre les termes de Franck Gunder, le «développement du sous développement», et l'approfondissement du fossé existant entre les populations et l'Etat. En effet, on a tous constaté que les partis politiques en activité depuis 1989, «comme organe de médiation entre l'Etat et la société et comme cadre légal d'expression des divergences»,1 ont échoué à intégrer les demandes des populations au système politique. Réduits à «des agences d'emploi» où le régime recrute ses soutiens les plus «inconditionnels» pour certains et à des «sectes faussement révolutionnaires» pour d'autres, ces partis politiques n'ont pratiquement joué aucun rôle sur le terrain ni dans le sens de la proposition d'alternatives viables, ni dans la formation de leurs militants, ni non plus dans la construction de canaux de communication solides et durables entre l'Etat et le citoyen, ce qui constitue, pourtant, la mission fondamentale d'un parti politique. La preuve de cet échec, tant de fois recommencé malheureusement, n'est rien d'autre que ce climat tantôt d'inertie généralisée, laquelle inertie est couplée à une démission alarmante des élites intellectuelles qui s'adonnent à un travail de sape en semant du «pessimisme théorique» dans les rangs de la société, tantôt de psychose générale entrainant des déchainements de violence, des émeutes, des immolations, des suicides, l'exode vers les pays étrangers-notamment l'Europe-, les dépressions, les maladies psychosomatiques, etc. Evoquer cet échec ne veut cependant pas dire que, pour rendre justice aux Algériens, il s'agit de conduire à l'échafaud ceux-ci qui, pour une raison ou pour une autre, objective ou subjective, ont contribué au recyclage ou à la reconduction des différentes crises qu'à connues l'Algérie. Loin de là. Même sur le fumier, les fleurs croissent, écrivait le regretté Saïd Mekbel. En fait, il est juste question d'établir un constat sans complaisance de l'expérience du multipartisme et de proposer, à travers une analyse des péripéties de celle-ci, le rôle objectif et effectif d'un parti politique dans la conjoncture actuelle.

L'ECHEC : LA RESPONSABILITE EST PARTAGEE

Les partis politiques algériens, en faillant à leur mission fondamentale, sont éminemment responsables de la situation que vit actuellement le pays. Mais la responsabilité est partagée entre, d'une part, le régime, et d'autres part, pour reprendre les termes d'Addi Lehouari, «les partis de l'administration» et «les partis d'opposition». Pour établir la genèse de la crise, il s'agit donc de remonter à la période Chadli qui a vu naitre l'idée de « la liquidation de l'option socialiste» et celle de l'entrée de l'Algérie dans le train de la lutte contre l'Etat-providence conduit par Donald Reagan. Cette stratégie politique a été présentée par «le système Chadli» comme étant le libéralisme. Mais, en vérité, «la libre initiative», «la privatisation du secteur public», «le libre échange», «la libéralisation du commerce international», etc., n'étaient que « le désarmement économique, commercial et politique de l'Algérie,» écrit Mâmar Boudersa dans soin livre La Faillite des politicards algériens2. En effet, continue celui-ci, «en refusant d'opter pour une économie de guerre, en période de récession, le système Chadli a livré l'économie nationale à une autre guerre dont la dette extérieure, l'inflation et la chute de la production ne sont que les effets.»3 Après la démission de Chadli et la naissance du multipartisme, cette politique de désarmement n'a pas disparu et ses effets se font, au contraire, de plus en plus sentir. Prouve ceci la dégénérescence de l'économie nationale, le nombre insignifiant d'entreprises crées annuellement, la démission des élites, la faillite morale de la société algérienne, l'abstention lors des échéances électorales, etc., chose dont rend compte quotidiennement, depuis plus de deux décennies, la presse nationale. Mais qui en est responsable ? Les partis politiques de l'administration, étroitement subordonnés au régime, en sont l'instrument essentiel, accessoirement l'essence. Ils jouent le rôle de relais dans le double processus de clientélisation-neutralisation de «tout dissident politique potentiel» et désarment, par la même occasion, la société. Les partis dits d'opposition se scindent en deux : les partis islamistes et les partis dits de la mouvance démocratique. Les partis islamistes sont, en 1990, une nouvelle donne dans le paysage politique national. Alimentant leur discours avec des idées totalement étrangères à la société algérienne, inspirées des travaux du traditionnaliste hanbalite Taqi ad-din Ibn Taymiya, ces partis ont fait subir une grande violence à la société algérienne en accaparant son capital symbolique à travers l'accaparement du qualificatif « islamique» et la relégation de leurs détracteurs au rôle de mécréants4. Cette violence a profondément marqué la société algérienne qui, aujourd'hui encore, s'en trouve traumatisée. Les partis démocrates, par contre, issus pour la plupart d'une longue histoire de militantisme, notamment anticolonial, dont les mentors sont respectivement Ait Ahmed, Sadek Hadjres et Bachir Hadj Ali, sont en rupture quasiment totale avec les cercles de décision. Ils n'ont jamais pris le pouvoir et ce n'est pas parce qu'ils n'ont pas voulu le prendre. Ce n'est pas non plus parce qu'ils n'ont pas d'efficacité dans la création de dynamiques de contestation et dans la destruction de la passivité morale de la société. Durant les années 90, certains partis politiques, notamment le FFS, le RCD et le PT, mobilisaient des centaines de milliers de personnes lors des marches qu'ils faisaient à Alger. Les problèmes qu'ont ces partis, par contre, sont à la fois dans leur inaptitude à donner un souffle long aux dynamiques qu'ils créent dans la société et dans l'approche qu'ils ont du pouvoir. En effet, à chaque fois qu'une possibilité de prise de pouvoir se dessine, lors des élections présidentielles et législatives, ils font un pas en arrière, choisissent de se complaire dans une élégance politique bien-pensante au lieu d'investir le terrain et de chercher les alliances nécessaire à leur victoire, prétextant tantôt que «les dès sont jetés d'avance», tantôt que «l'Algérie a besoin d'une révolution». A titre d'exemple, après la victoire du FIS au premier tour des élections de décembre 1991, tous les partis dits de la mouvance démocratique sont sortis dans la rue pour manifester leur mécontentement et leur rejet aussi bien de «l'Etat intégriste» que de «l'Etat policier». L'adhésion de milliers d'Algériens à ce rejet a été conçue comme étant une victoire par ces partis. Mais c'était une victoire blanche, inutile, puisque ceux-ci n'ont ni réussi à battre le FIS politiquement, c'est ?à-dire à délégitimer son recours à la violence, ni à empêcher l'Algérie d'entrer dans une spirale de violence allant lui coûter des milliers de morts. Toujours dans ce sens, le FFS se targue depuis sa création d'être le parti qui « a toujours eu raison» ; mais ce que les différents secrétaires généraux qui se sont succédés à sa tête oublient c'est qu'il n'a jamais empêché l'Algérie de sombrer dans le sous-développement. En somme, ces partis, «démocrates» de surcroit, savent très bien que c'est le vote qui donne le pouvoir et que c'est seulement en possession de celui-ci qu'ils pourraient mettre en œuvre le changement dont ils parlent sans cesse. Mais ils refusent d'agir, de prendre leurs adversaires au sérieux et de les combattre avec des moyens démocratiques. Ceci nous amène à dire que ces partis doivent savoir qu'en politique, «agir, c'est se déterminer en fonction de la réalité et non point selon des possibilités qui en sont absentes.»5 Autrement dit, en politique, ce n'est rien décider que de se décider en fonction ou en faveur de ce qui n'a aucune chance d'arriver» parce qu'une solution politique a toujours des inconvénients et que si l'on l'écarte sous ce prétexte, on en retiendra jamais aucune6. En somme, ces partis, pour reprendre à mon compte une élégante réflexion de Jean François Revel, veulent «faire la révolution» et oublient que dan cette expression existe le verbe «faire»7. Par ailleurs, pour justifier leur échec, ces partis ne revoient pas leur démarche, leur stratégie d'action, leur discours ou l'approche qu'ils ont du pouvoir. Pour eux, c'est l'armée et les services de sécurité qui les empêchent d'accomplir leur mission. Un militant du FFS nous a même dit récemment que «le régime algérien est conçu spécialement pour pourrir la vie au FFS.» A en croire notre interlocuteur, il n'y aurait jamais eu de régime politique en Algérie s'il n'y avait pas le Front des Forces Socialistes. Cette attitude, frisant la paranoïa va, si par malheur elle perdure encore, faire certainement de l'Algérie «le Jéricho du Maghreb» et il ne nous manquera alors qu'un «mur de lamentations». Abane, Ben Mhidi, Amirouche, Debaghine, Krim, Sahli n'étaient pourtant pas comme ça. Même face au colonialisme barbare des Français.

«FAIRE LA REVOLUION» : LE GRAND DEFI

Qu'est ce qu'un parti politique nouveau peut apporter à l'Algérie aujourd'hui ? Quel est le rôle qu'il peut et qu'il doit concrètement jouer ? Ces interrogations qui occupent et préoccupent les Algériens, notamment ceux parmi l'élite qui peuvent et qui veulent contribuer à l'édification d'un grand parti politique capable de porter fidèlement les aspirations du peuple, de lui proposer perpétuellement les voies à emprunter pour un développement durable et de jouer, simultanément et à tous les niveaux, un rôle actif et efficace dans la construction d'une Algérie souveraine et prospère, sont on ne peut plus légitimes. Par conséquent, il est naturellement question d'y répondre avec pédagogie, lucidité, rigueur et responsabilité. Pour ce faire, des efforts énormes doivent être faits aussi bien du coté de l'Etat que du coté des partis politique. En premier lieu, l'Etat doit assainir la scène politique nationale à travers l'organisation d'élections libres et transparentes et la fermeture de toutes les portes devant les prédateurs. Pour ce qui est, en deuxième lieu, des partis politiques, la tâche est très dure. «L'une des principales fonctions des partis est d'assurer la participation des citoyens au champ politique dans des formes légales,» écrit Addi Lahouari8. Au vu de la situation de désintégration fort avancée dans laquelle se trouve actuellement le système politique algérien, un système politique étant «constitué par toutes les forces formelles et informelles, institutionnalisées ou non, qui concourent au maintien du pouvoir central ou à sa remise en cause»9, «assurer une participation des citoyens au champ politique dans des formes légales» est l'égal de «faire la révolution». Or, faire la révolution, selon toutes les conceptions avancées par les philosophes du siècle passé, appelle une théorie. Un travail de longue haleine. Jean François Revel, à ce propos, distingue cinq conditions pour qu'un processus révolutionnaire soit engagé. Il s'agit en fait, écrit-il, d'accomplir un grand travail de critique, théorique et pratique, sur cinq axes distincts : l'injustice les rapports économiques sociaux et, éventuellement ; la gestion ou l'efficacité ; le pouvoir politique ; la culture : morale, religion, croyance dominantes, usages, philosophie, littérature, art, fonction de la culture et des intellectuels dans la société, distribution de cette culture (enseignement, diffusion, information) ; l'ancienne civilisation comme censure ou revendication de la liberté individuelle10. Les partis politiques occupant la scène depuis 1989, comme nous avons tenté de le démontrer à travers un survol analytique de l'expérience multipartisane algérienne, ont échoué. Des cinq conditions établies par Revel, ils n'ont réalisé aucune. Bien au contraire, la société algérienne, subissant de plein fouet le seau de la dépolitisation-démoralisation-déculturation, est en décadence continue et elle est même appelée, s'aventurent quelques esprits alarmistes, «à disparaitre» compte tenu de l'unidimensionnalité liée à la consommation à laquelle elle est réduite. Les nouveaux, agréés à la faveur du processus de réformes initié par Bouteflika, sont-ils capables d'enclencher une dynamique globale touchant à tous ces domaines et pouvant engager un vrai processus révolutionnaire dans le pays ? Pour répondre par l'affirmatives, c'est trop tôt. Pour répondre par la négative, c'est un peu faire des procès d'intention. Le défi est grand et doit être relevé avec pédagogie, rigueur, lucidité et responsabilité.

*PES-Journaliste

Notes :

(1) Addi Lahouari, «Les partis politiques en Algérie», Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 111-112 I mars 2006, mis en ligne le 08 décembre 2011, consulté le 1à mars 2012. URL : http://remm.revues.org/2868

(2) Boudersa Maâmar, Faillite des politicards algériens, Rocher Noir éd., 1994, p. 23

(3) Boudersa Maâmar, Op. Cité, p. 26

(4) Dourari Abderrezak, Les malaises de la société algérienne. Crise de langues et crise d'identité, Casbah éd., 2004, p. 90

(5) Revel Jean-François, Ni Marx ni Jésus, J'ai Lu éd, 1973, p. 53

(6 )Revel Jean-François, Op. Cité, p. 54

(7) Revel Jean-François, Op. Cité, p. 55

(8)Addi Lahouari, Op. Cité

(9) Addi Lahouari, Op. Cité

(10) Revel Jean-François, Op. Cité, p. 15-21