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Des dictatures conservatrices à l'islamisme politique assumé

par Abderrezak Dourari*

Nous avons, à maintes fois, caractérisé les régimes arabes en insistant sur leur nature à la fois dictatoriale et conservatrice adossée à la légitimité religieuse.

FONCTIONNEMENT DES REGIMES DICTATORIAUX PROPICE A L'ISLAMISME

Ces régimes néo-patrimoniaux qui reposent sur la légitimité charismatique, conscients de leur illégitimité démocratique, ont exploité la seule ressource qu'ils partageaient avec la population : la religion et la tradition de façon plus large saupoudrées de quelques mesures populistes. C'est ce qui explique la trop médiatique présence rituelle de ces dictateurs à la mosquée à l'occasion des fêtes religieuses prosternés et topologiquement en position inférative devant l'Imam pour suggérer que leur autorité participe de l'autorité religieuse. Leur foi autant que leur modernité n'est qu'un paraître affiché : le premier adressé au regard de la population que la bigoterie fascine, et le second à celui de l'Occident quand bien même il se limite au seul mode de vie à l'occidentale sans ses fondements intellectuels et culturels.

Leur combat le plus conséquent a toujours été mené contre les courants modernistes avec comme cible privilégiée, la gauche. L'islamisme politique en tant qu'idéologie traditionnaliste et conservatrice radicale et violente a été soit suscité, soit encouragé par ces régimes. Illégitimes, le compagnonnage avec l'islamisme leur servait de légitimation double :

l à l'égard des populations en en appelant à leur affect et leur imaginaire collectif plutôt favorable à l'autorité religieuse idéalisée, dont les acteurs historiques sont sacralisés par le discours dominant et officiel, à tel point qu'on baigne plus dans une mytho-histoire faite d'anges et de démons, qu'une histoire humaine dont les acteurs sont comptables devant les sociétés et le jugement évolutif des Hommes?        L'exemple religieux est coupé de son contexte historique, transcendantalisé puis érigé en une puissance argumentative ultime que la mosquée autant que l'école, appareils idéologiques d'Etat, inculquent par réitération tout en affirmant péremptoirement l'infériorité de la raison et de la science par rapport à la foi et à ses diverses formes de manifestation !! Evidemment, contre tout esprit de citoyenneté ou même de droit de l'homme ou d'Etat de droit (notions dites impies), il est signifié itérativement et intensivement par les moyens de diffusion les plus puissants (les réseaux de mosquée, près de trente mille (?) en Algérie ; l'école, 18000 (?) en Algérie ; les mass médias sous monopole du pouvoir?) « l'obligation d'obéissance à Dieu, au Prophète et aux donneurs d'ordre parmi vous ! »  Le fatalisme cultivé dans la société renforce le renoncement aux droits et libertés individuelles et collectives des personnes, concepts, d'ailleurs jamais connus, auquel il est préféré l'individu simple membre d'une communauté à laquelle il est totalement assujetti.

L'autre aspect consiste en l'inculcation de la spécificité arabe et islamique absolue ainsi qu'un sentiment de suffisance injustifié à l'égard de toutes les nations lors même que les peuples arabes croupissent dans la pauvreté, l'analphabétisme et l'arriération économique et mentale les plus anachroniques.

Les dictatures conservatrices ont pour seul programme celui de se maintenir au pouvoir et aux privilèges. Pour cela leur action est simple : ils répriment férocement et/ou corrompent sans limite les opposants dans l'impunité la plus totale. Ils rusent pour simuler l'appropriation des idées les plus populaires dans la société et les promeuvent comme s'ils en étaient les auteurs, tout en s'attelant à détruire sans scrupules les organisations originales qui leur ont donné naissance. Ainsi le discours islamiste est adopté et les organisations islamistes réduites pour ramener leur nuisance à un niveau qui permet de les utiliser comme moyen de négociation contre l'occident et contre les modernistes : ils gèrent des équilibres disent-ils.

Sinon comment a-t-on d'abord reconnu le FIS en flagrante violation de la constitution de 1989, puis interrompu un processus électoral avec les risques que cela comporte, pour ensuite pratiquement organiser la prise du pouvoir par les islamistes notamment à travers les lois promulguées comme l'obligation des Algériens d'observer le Ramadhan, ou d'organiser l'inquisition religieuse (les empêcher de changer de religion, la chasse aux couples, le harcèlement policier des femmes qui fument ou qui ont un habit osé selon eux?), d'imposer la diffusion des adhân à travers tous les médias publics et à l'heure d'Alger ! La restriction du nombre de débits de boisson, la réduction des lieux de distraction et notamment des salles de spectacle (cinéma, théâtre, conservatoires) ?et surtout la loi sur la réconciliation nationale qui a mis les bourreaux de l'Etat et ses défenseurs sur un même pied d'égalité ! Le projet de la grande mosquée d'Alger qui coûte le prix de six hôpitaux équipés pour une utilisation si réduite en est un autre « gage » de bonne conduite à l'égard de l'islamisme. Le système éducatif et universitaire a été laminé est carrément mis sous la botte idéologique de l'islamisme grâce en partie à la politique linguistique d'arabisation qui a propagé le conservatisme islamique et bloqué l'ouverture sur le monde par la clôture linguistique qui se surajoute à la clôture dogmatique. D'autres présidents ont laissé pour la postérité d'autres ouvrages ; Pompidou, le centre Pompidou ; Mitterrand, la bibliothèque Mitterrand?

Même les programmes universitaires de médecine et de philosophie ont été remaniés pour leur plaire, car l'interdiction de faire des dissections n'est pas conforme même à la pratique médicale d'Ibn Sina en son temps! Le plus important peut-être est l'interdiction de la pensée critique couplée au noyautage et la déstructuration des organisations et partis modernistes y compris les syndicats autonomes et la posture en retraite de l'Etat sur la question de tamazight (Vs arabo-islamisme)?Car ce sont les libertés individuelles et les organisations qui tirent la société vers l'avant.

l à l'égard de l'occident avec lequel ils sont tenus de transiger et à l'égard duquel ils se comportent comme de petits élèves en attente de l'assentiment du maître. Ils sentent le besoin de montrer que, eux, les gouvernants sont supérieurs à leur société et donc aptes à être acceptés comme égaux des occidentaux qu'ils protègeraient des islamistes ennemis par la répression. Se comparer en matière de démocratie à l'Angleterre (la Magna Carta Libertatum, 1215, « la grande charte des libertés » confirmée par Edward1 et le parlement anglais dans le confirmatio cartarum le 12/10/1297, qui a influencé la charte universelle des droits de l'homme et la constitution des USA, mais aussi inspiré tout le mouvement démocratique moderne) et à la France (Le Siècle des Lumières, 1670-1820, qui a consacré la primauté de l'esprit scientifique et que la révolution newtonienne a illustré, et en politique la théorie du contrat de John Locke, La Révolution de 1789) est un anachronisme, un luxe immérité (en feignant de manquer de temps pour se mettre à jour) et un subterfuge enfantin car l?Algérie de 2012, loin d'avoir avancé, n'est même pas comparable en matière de libertés démocratique à l'Algérie des années 1990! Au fait existe-il une charte des libertés dans l'histoire islamique et arabe ?

En Algérie, un chef de gouvernement avait menacé de « les lâcher »(les islamistes armés) contre les modernistes, appelés pour la cause laïco-assimilationnistes, si ces derniers persistaient dans leur attitude de refus des injonctions du pouvoir, et ce, en pleine déconfiture de l'Etat dans les années quatre vingt dix. En Egypte, plusieurs assassinats d'intellectuels ont eu lieu sans qu'ils aboutissent à un jugement?Un professeur de littérature a été contraint de divorcer par les tribunaux sous l'instigation de cette idéologie soutenue par El-Azhar? L'interdit qui frappe la pensée critique dans ce monde dit arabe est tellement patent et violent qu'il relève de la phobie cognitive. En effet l'islam a opéré une rupture cognitive avec la pensée rationnelle et scientifique à tel point que les auteurs du 14ème siècle comme Ibn Taymiyya et ses épigones sont cités aujourd'hui encore comme autorités incontestables presque élevés au rang de participant de la révélation. Le grand complice des pouvoirs dictatoriaux et conservateurs dans cette œuvre macabre d'annihilation de l'intelligence est évidemment l'islamisme politique qui, lui, passe à l'acte d'élimination physique adossé à des fetwas fondées sur des valeurs nées de circonstances particulières (asbâb at-tanzîl=circonstances de la révélation) vécues par les protagonistes de l'Expérience de Médine du temps prophétique, puis transcendantalisées et devenue un véritable récit de fondation?

Ce n'est pas par hasard si les sciences sociales dans le monde dit arabe ne sont pas reconnues par les pouvoirs dictatoriaux et par l'islam politique et que le savoir de manière générale est socialement hétéronymisé. Elles sont décriées pour être des sciences juives, comme si la physique de Newton et d'Einstein étaient, elles, islamiques !!!

L'ISLAM POLITIQUE ET LA JUSTICE POSITIVE

L'islam politique, loin d'être idiot, fait flèche de tout bois contre ce qu'il considère comme ses ennemis et les harcèle y compris par l'instrumentation de la justice de droit positif, nationale ou internationale, qu'il ne reconnait pas et condamne pour impiété car régie par les lois autres que celles de Dieu ! Que dire des tribunaux présidés par des femmes !! On en a vu l'expérience en Egypte contre les intellectuels critiques et modernistes, on en voit l'usage contre les élites militaires, politiques et intellectuelles algériennes qui s'opposent à l'imposition de leur hégémonie, notamment depuis les législatives de 1991, au profit d'un projet de société démocratique que le pouvoir en place a trahi : Le slogan « mon projet de société est l'Algérie » participe d'une fumisterie qui en dit long sur l'intentionnalité d'un pouvoir qui s'est fait le continuateur de la conception de la nature de l'Etat qui a conduit à l'assassinat d'Abane Ramdane et l'avortement de la plateforme de la Soummam.

Cela arrangeait les affaires de qui ? On s'en doute un peu

Le fait d'avoir attendu que le contexte électoral s'installe dans l'Algérie de 2012 pour porter plainte pour atteinte aux droits de l'homme durant les années 1990, autorise des suspicions légitimes. Même s'il s'agit d'adeptes d'une idéologie qui déclare ouvertement ne reconnaitre ni les droits de l'homme ni ceux de la personne, en s'illustrant d'une cruauté insoutenable qui, cette fois, s'est présentée paradoxalement comme victime. Les tenants de cette idéologie n'ont toujours pas fait, que l'on sache, amende honorable sur cette question même au titre de déclaration de principe sans lendemain. Ont-ils jamais dénoncé le terrorisme exécuté au nom de l'islam ou déclaré respecter les droits et libertés individuelles et considérer les individus en pays d'Islam comme citoyens égaux en droit et en devoir quelle que soit leur sexe ou leur confession ? Quels sont les droits et statuts de ce qu'ils appellent les kuffâr et murtadd et autres sans religion? Finiront-ils par restituer ces concepts- substantivés et transcendantalisés qui renvoyaient à l'époque à des groupes sociaux en compétition pour le pouvoir- à leur contexte historique c.à.d. la naissance conflictuelle de l'Expérience de la cité de Médine au début du 7ème. Siècle? Quel est le statut de la femme ? Continueront-ils à considérer son corps comme une tare et un tabou à cacher en leur imposant des effets vestimentaires datant des Cananéens et qui oblitèrent son être de la scène sociale ? Le peuple est-il considéré comme détenteur de la souveraineté ? Continueront-ils à se comporter comme les détenteurs du jugement dernier en lui substituant leur jugement d'ici bas qu'ils s'empressent d'exécuter en violentant ou assassinant des personnes humaines car jugées par eux comme non personne ? Reconnaissent-ils le droit des personnes concitoyens ou autres de vivre sereins dans leur pays en choisissant de ne pas aller au paradis ? Reconnaitront-ils enfin la suprématie du droit positif, la démocratie, le respect des minorités, pour régir équitablement selon le droit universel, dans ce monde, les intérêts des citoyens différents? L'esprit scientifique critique de l'histoire et des idées sera-t-il libre de procéder à l'examen de toutes les questions qui touchent à l'homme y compris ses croyances ?    Ou continueront-ils à criminaliser celui-ci au seul avantage de l'apologie ? Au plan international évolueront-ils vers la considération des rapports internationaux comme des rapports entre nations et Etats et non pas entre croyants de religions concurrentes ? Reconnaitront-ils le droit international ?

En fait sont-ils prêts aujourd'hui à faire évoluer leur perception du monde, ainsi que leur système cognitif qui fonctionne sur la récurrence prégnante du modèle de l'expérience de Médine, rejointe par le biais des auteurs classiques notamment Hanbalites et leurs épigones wahhabites, pour maintenir l'idée d'une validité atemporelle de la protestation islamique première. Concrètement dépasseront-ils le manifeste du parti islamiste « Al-Farîdha l-Gha'iba » (=l'obligation canonique absente) ouvrage rédigé par l'égyptien Muhammad Abdessalam Faraj (exécuté avec les assassins de Anouar Sadat le 15/04/1982) totalement inspiré de la pensée d'Ibn Taymiyya (as-siyâsa ashar'iyya= la politique légitime, qui devrait rappeler des choses aux protagonistes de Sant ?Egidio) et qui est devenu un véritable paradigme de la pensée et de l'action islamiste. Pour rappel, l'auteur de l'ouvrage polémique qui fait écho à ce livre, Faraj Fodda (al-haqîqa al-gha'iba= la Vérité absente), a été assassiné.

Par ailleurs, le fait que le pouvoir ait empêché un débat dans la société sur la question de la pensée islamiste, matrice du terrorisme, et de ses tenants et aboutissants, le fait d'avoir fait l'impasse sur une commission vérité et justice et forcé la promulgation de la réconciliation, le fait que ceux qui ont été derrière cette horrible tragédie, traumatisme profond qui a marqué les Algériens et surtout les Algériennes, n'ont été l'objet d'aucun procès et que la justice s'en soit désintéressée? tout cela discrédite les institutions de l'Etat aux yeux de la société algérienne et à ceux des Etats étrangers.

Qu'est-ce qui empêche la justice algérienne de se déclarer compétente dans les crimes contre l'humanité commis sur son territoire ou sur des territoires tiers au titre des mêmes principes qui fondent l'action des tribunaux suisses ou belges ?

L'ISLAMISME N'A PAS SUSCITE LES REVOLTES DES PEUPLES ARABES

Même si tout mène à croire que les dictatures ont tout fait pour imposer cette perspective islamiste après leur chute, on le voit bien, comme son alter ego, l'arabisme, l'idéologie islamiste n'a pas, ne pouvait pas, déclencher les révoltes arabes contre la dictature, la corruption et la marginalisation sociale et politique. Ils ont protesté au nom des droits universels de l'homme et demandé aux instances internationales, autrefois décriées par les régimes arabes et les islamistes, d'intervenir pour sauver ces peuples de l'extermination promise par les dictateurs. Les partis islamistes n?ont pas été les acteurs de ces révoltes. Ce sont les populations contre les dictatures. Les peuples des sociétés arabes ont rejoint le cours normal de l'histoire en devenant acteurs de leur destinée. Ils l'ont montré et confirmé par la chute inimaginable de plusieurs féroces dictatures. Cette victoire est la leur. Ils la doivent à leur mobilisation, à leur résistance, le sang versé et aux moyens d'information technologiques comme les réseaux sociaux que les dictatures n'ont pas pu censurer. (On comprend mieux pourquoi la télévision n'a jamais été libéralisée en Algérie!) Leurs mots d'ordre n'ont rien à voir avec ceux des islamistes dont le discours n'a jamais été censuré dans ces dictatures contrairement à celui des modernistes. Si les islamistes se permettent d'attaquer les espaces de libertés dans les pays qui viennent à peine de se débarrasser des dictatures, c'est qu'ils procèdent de ces mêmes dictatures (voir en Tunisie où ils s'empressent de fermer le champ des libertés par l'instigation de violences publiques et en traînant devant la justice (encore!!) le directeur de Nessma-tv pour avoir simplement programmé une fiction, Persépolis, qui ne leur agrée pas, et qu'ils ne sont pas obligés de voir, car la télécommande suffit).

Les islamistes ont toujours profité des soulèvements des autres pour s'insinuer comme alternative (voir le cas de l'Iran et des plus récents). Ils attribueront cette nouvelle donne à la volonté de Dieu. Mais ces peuples qui se sont soulevés et jeté à la poubelle de l'histoire des dictatures vieilles de plusieurs décennies ne sont pas morts. La chute des dictatures conservatrices qui faisait écran à cette dictature islamiste sous-jacente permettra maintenant de mettre ces peuples directement face aux islamistes qui auront à gérer effectivement des Etats complexes avec des problèmes inextricables. Ils seront pour une fois contraints à produire des programmes de gouvernement et non pas de simples slogans creux comme « l'Islam est la solution ». Les peuples les contraindront soit à changer (ce qu'ils semblent promettre en adoptant pour la première fois l'Etat civil et non pas islamique), soit à partir (dégager) et permettront par leur vigilance de faire déplacer bien des frontières épistémologiques (la pensée islamiste et conservatrice prégnante), politiques (les catégories politiques à l'œuvre dans les sociétés arabes) et feront aussi face, en partie, à eux-mêmes pour se positionner définitivement comme acteur et sujet libre de leur destinée.

*Prof. Chercheur universitaire