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La culture de l'émeute

par Kamal Guerroua*

«Tout est lié, tout est vivant, tout est interdépendant» Cheikh Hampaté Ba, penseur africain(1900-1991)

Ces dernières décennies, l'on assiste curieusement à la recrudescence du phénomène de l'émeute dans le paysage social comme le moyen d'expression idéal du malaise profond qui secoue la société; un phénomène bien propre aux sociétés maghrébines qui trouvent là un terreau fertile pour l'éclosion de leurs revendications plus ou moins structurées, la plupart du temps socio-économiques, et parfois de caractère purement identitaire.

 En effet, l'émeute est vécue le plus souvent par la population comme un moment fort de rencontre avec les autorités afin de dégager leur colère, leurs frustrations, et leur ras-le-bol. Il semble clairement que, depuis la nuit des temps l'émeute fut aussi bien une tradition qu'une culture qui avait une très forte relation charnelle avec la mentalité des habitants du Maghreb central. Le simple citoyen s'y connaît et y a souvent recours faute de créneaux de communication à même de verbaliser les problèmes sociaux dont il souffre et en raison de la précarisation de la vie, mondialisation oblige dont il est la seule victime.

1. Le tournant d'octobre 1988

Depuis l'expérience ratée des événements d'octobre 1988, la rue algérienne jadis grouillante a nettement ressenti les remous de la déception et tranché pour la rupture d'avec la tradition de l'émeute, la répression sanglante dont a fait l'objet la jeunesse de l'époque a laissé des relents d'amertume et de recul dans la mémoire collective. «L'émeute du pain» comme le désigne les cercles décideurs a malheureusement viré au tragique au vu du nombre des victimes et les dégâts qu'elle a occasionnés, cependant elle a réussi à enclencher une véritable dynamique citoyenne en faveur des réformes aussi structurelles que substantielles dans le champ politique verrouillé du parti unique. La vieille garde dirigeante qui se proclamait d'une certaine sacro-sainte révolution s'est entêtée pour le moins que l'on puisse dire à noyauter la société dans un certain autoritarisme sans nom.

Le marasme asphyxiant de l'unicité de la pensée rongeait de l'intérieur les sphères dirigeantes comme c'était le cas, dans la majorité des régimes africains. Au fait, les difficultés économiques secrétées par la crise mondiale de 1986 et le vide intergénérationnel entre l'élite gouvernante et les masses gouvernées étaient parmi les premiers mobiles sinon le déclic principal de la déferlante de violence ayant eu pour théâtre la rue algérienne; celle-ci s'est vu décerner la palme d'honneur et devient l'espace idoine d'exposition d'un mal-être collectif, c'est dire le degré d'hermétisme foudroyant auquel était arrivée la machine de l'État c'est pourquoi une course-poursuite s'est vite engagée entre d'une part, la population livrée à elle-même et d'autre part, l'État pour qui l'accaparement de l'espace public et l'interdiction de manifester la colère populaire sont une extrême urgence. La population qui a investi la rue dérange, la révolte des opprimés doit être matée à l'œuf, c'est cela le credo préféré des autorités. Ainsi la rue rebelle s'est-elle érigée en zone de «no man's land»décisive et névralgique pour la mesure de la santé et la pérennité du système politique dans son ensemble à l'aune d'une nouvelle ère très capitale sur le plan international: l'approche de la chute du mur de Berlin et le démembrement imminent de l'URSS. La population voit dans la rue «la tribune des déshérités» et le pouvoir «un lieu d'affirmation et d'autoritarisme». À bien y regarder, le systole et le diastole de la crise algérienne s'y trouvent en circulation permanente sur fond de crise économique ou sociale, euphémisme oblige. Le philosophe français «Michel Foucault» parle de l'ordre du discours en faisant clairement allusion à la tendance maladive de l'idéologie totalitaire de faire main basse sur les espaces de cristallisation du discours contradictoire. L'accaparement de la parole dans les médias ainsi que le squat des lieux publics en est la parfaite manifestation. La culture de l'émeute s'étant déjà enracinée dans les esprits pendant la période coloniale à travers les multiples révoltes tribales du Sud et Nord du pays et notamment dans les manifestations du 08 mai 1945, le 11 décembre 1960, et plus particulièrement encore dans durant période post indépendante avec les événements à caractère identitaire du printemps 1980 a subitement rejailli en octobre 1988 comme l'étincelle d'une longue agonie et le cri de douleur des poitrines oppressées et étouffées du fait du manque plus que flagrant de brèche d'oxygène salvatrice. En ce sens, c'est un particularisme bien spécifique à l'Algérie, le peuple algérien a prouvé toujours sa conscience dans la mesure où ce sont souvent les soulèvements populaires portant l'aspect identitaire qui priment relativement plus sur les émeutes empreintes de l'odeur du pain. À l'évidence, les jeunes ulcérés par l'élitisme vieillissant et le paternalisme douteux de la vieille garde ont opté pour des solutions aussi radicales que frontales consistant à contrecarrer violemment les visées démagogues de l'idéologie régnante. Un nouveau style de discours est apparu. Un nouveau langage politique plus ou moins agressif qui ne s'embarrasse ni de précautions oratoires ni encore moins de redondances de langue de bois a montré son efficacité.

 La jeunesse d'Octobre 1988 a radicalement réformé la vie sociale de l'Algérie post-indépendante en évacuant les résidus récalcitrants du triomphalisme cocardier des dirigeants et en créant une nouvelle courroie de transmission des doléances citoyennes entre la population et l'État: «la rue». En plus, elle a courageusement réussi à bouleverser de fond en comble l'échiquier politique décadent du parti unique et ébranler sérieusement le jargon patriotique extrêmement chauviniste qu'a véhiculé une trentaine d'années de «décès de libertés» tous azimuts, à mon avis la génération d'Octobre a presque autant de mérites que celle de novembre 1954 car elle a culminé leur combat qui reste cruellement inachevé: dépoussiérer les mentalités rétrogrades de la génération de la guerre qui s'endort sur les lauriers des ères totalitaires moyenâgeuses. «Le monde musulman a moins besoin du parfum du paradis que d'un grand vent de liberté»dirait l'écrivain syrien « Bourhane Ghalioun ». La jeunesse algérienne majoritaire numériquement se trouve par un curieux retournement de circonstances et du hasard exclue socialement et dramatiquement coincée entre les affres du désœuvrement, chômage endémique, manque de perspectives et la mainmise de la verve faussement nationaliste des médias, doublée d'un marché de loisirs pratiquement inexistant, l'idéologie islamiste en a amplement profité afin d'engrosser ses rangs en investissant les mosquées et les lieux de culte et en recrutant parmi les jeunes vivant d'expédients de toutes sortes et en proie à une détresse sociale, matérielle et sexuelle. L'Algérie est malade de ses dirigeants. De mauvaise foi pour la plupart, incompétents aux yeux de certains, ces derniers n'ont pas pu ou su faire la rupture définitive avec un système qui a fait ses classes. La décennie noire s'ouvre sur une longue parenthèse de violences avec ses chapelets interminables de massacres et génocides. Une guerre civile sans nom annonce sa couleur et l'Algérie sombre dans la spirale de l'intégrisme.

2. L'émeute : une tradition ancrée dans les consciences

Il est une tache âprement difficile de cerner l'alpha et l'oméga de la culture de l'émeute qui a pris racine au Maghreb, du moins en Algérie, à la lumière de l'histoire d'instabilité qu'a vécue cette région. En fait, la machine de l'émeute était toujours en roulement, l'arbitraire du désordre n'avait eu de cesse de s'ériger en constante, les Berbères d'après le grand sociologue « Ibn Khaldoun »(1332-1406) étaient habituellement enclins à la rébellion, le soulèvement des Berbères contre les Romains, le grand schisme du Donatisme, la sédition de l'église des opprimés contre l'église officielle représentée et soutenue par Saint Augustin, la révolte des Berbères « Koutama » contre la dynastie des « Fatimides » en constituent des exemples frappants.» Massinissa»(238 -148 av J.C) le roi numide avait beau essayer de réaliser l'unité des Numides, Maures et Gétules, les nomades et les sédentaires, ses efforts ne furent que des coups d'épées dans l'eau, ses multiples tentatives avaient lamentablement débouché sur un terrifiant fiasco, la culture tribale et le désir de toujours se révolter y étaient pour quelque chose.»Il ne faut pas oublier qu'historiquement l'Algérie a été constamment gouvernée par les étrangers. Et pourquoi?il y a une réponse à cela. Notre peuple a une tendance profonde à rester au stade de la tribu. Il ne veut pas que la loi soit la volonté de tous.

Il s'en tient à la société de type féodal, au culte de la personnalité et accepte facilement le fait du prince. Il décapite son élite au fur et à mesure de sa formation. Ainsi repart-il toujours de zéro. Cette conception médiévale de l'État est un handicap certain (1) .»Cette sentence, certes un peu expéditive de « Ferhat Abbas » le premier président du gouvernement algérien» G.P.R.A» recèle une grande part de vérité vu qu'en 1850, la seule terre algérienne regroupe, à elle seule, plus de 516 tribus éparpillées et réparties sur une population de presque trois millions d'âmes. Ce qui signifie, à plus d'un titre que les liens tribaux basés sur l'allégeance au chef, l'alliance entre familles; et la coalition inter-tribale ont réduit en cendres l'esprit embryonnaire du vivre-ensemble, un cas de figure qui expliquerait probablement l'absence cruelle d'une nation canalisatrice de toutes les différences et d'un État intégrateur de toutes les diversités. Le peuple algérien ayant subi des invasions polymorphes de plusieurs, civilisations : romaine, vandale, byzantine, arabe, turque, espagnole et enfin française n'a malheureusement pas pu se forger une personnalité propre en tant qu'entité politique et sociale distincte et indépendante, les rares tentatives de « l'Émir Abdelkader », ce chevalier de la foi comme l'appelle l'écrivain « Mohand Chérif Sahli, » se sont soldées par un échec cuisant, le jugement de l'historien «Pierre Montagnon» à cet égard est des plus significatifs»on peut à la lumière de ce regard sur ces deux millénaires d'histoire du Maghreb central s'interroger sur cette incapacité du peuple algérien à engendrer une nation et à créer une civilisation. Les historiens n'y ont pas manqué. Point d'État peu à peu façonné. Point de culture propre avec ses œuvres littéraires et ses monuments artistiques. L'histoire est vide comme la terre où les empreintes sont celles des autres»(2), à mon humble avis la culture de l'émeute trouve sa raison d'être, historiquement parlant, dans l'absence de la nation et l'enracinement d'une culture tribale rudimentaire et pré-organique à l'origine de la désintégration des formes d'exercice réel de la démocratie moderne.

Celle-ci doit être conçue et perçue en tant que régulatrice des divergences politiques et la concrète affirmation du plein exercice du droit à la différence «la démocratie, c'est le droit au droit, la liberté d'expression ; une règle de jeu qui permet l'expression de la diversité et régule l'expression de la conflictualtité» dixit, intransigeant; « Edgar Morin »(3).

Il est très judicieux de rappeler au passage que les Berbères furent les premiers concepteurs de la démocratie au sens moderne du terme avant l'apparition de L'agora athénienne et du forum romain, mais il convient également de faire la part des choses, une civilisation ne se construit jamais sans écriture ne seraient ce que simples graffitis inintelligibles, l'erreur est là, et le Maghreb»le pays du couchant» en a vraiment pâti jusqu'au jour d'aujourd'hui. En fait, la démocratie n'est accessible que dans le dialogue des opinions libres, elle n'est, certes pas, la panacée universelle aux divers maux que subit l'Algérie actuelle mais elle constituera, à coup sûr, un viatique certain à ses dysfonctionnements aussi bien politique que social. La culture d'émeute qui ravage l'Algérie ces dernières années est une maladie de la désorganisation des masses, du défaitisme intellectuel de l'élite et du désengagement de l'État vis à vis de ses obligations sociales envers les citoyens, le tissu associatif, à son tour, en porte lourdement la responsabilité, il est par trop fragile et devenu le jeu des intérêts des cercles obscurs. À cet effet, une réforme structurelle d'envergure doit être mise en œuvre dans les formes de financement de ces associations, leur capacité managériale à formuler un discours social revendicatif et cohérent devrait être mise en évidence, leur autonomie assurée et leur engagement garanti. La société civile écrasée par le poids des incertitudes et de conflits est invitée, elle aussi, à terme à faire le contrepoids nécessaire à une société politique en pleine progression maladive; ce n'est plus aux mosquées qu'incomberait la mission sensibilisatrice de la jeunesse ou le rôle d'apaiser les tensions dont souffre la société mais c'est à la société civile qu'il appartient d'investir les lieux en créant un carrefour de rencontres citoyennes en mesure de remédier aux failles du système de gouvernance, à vrai dire ce soulèvement simultané dans diverses régions de l'Algérie et Tunisie nous renseigne, à bien des égards sur la détresse matérielle des pans entiers de la population meurtrie dans sa chair et son désenchantement face aux discours démagogues de la nomenclature politique en place, sans portée réelle et sans résultats palpables dans l'amélioration de leurs conditions de vie. Le régime algérien opaque, à la façade hybride (nationalisme étriqué teinté d'islamisme conservateur), aux coulisses impénétrables, bloqué en haut par la logique de la guerre des clans, figé dans sa torpeur hivernale se trouve complètement déboussolé dans son passéisme mythique. Le chauvinisme footbalistique des derniers mois exploité à merveille par les autorités pour donner plus d'éclat à leurs politiques a vite donné lieu à un effet boomerang inattendu.

L'envahissement des préoccupations obsédantes de la cherté de la vie et la précarisation de plus en plus ressentie du marché d'emploi, la vie devenue très dure avec en toile de fond la logique néolibérale aux relents démesurément consuméristes ayant installé l'économie de bazar(4) et le commerce du «Comprador» avec ses corollaires de réseaux import-import et d'économie parallèle a pressé le pas du mécontentement populaire. La corruption tentaculaire, le népotisme envahissant, l'entassement dans les villes avec son cortège de malheurs, la crise de logement, l'absence de politique urbanistique viable, les constructions illicites, l'arbitraire administratif, «la Hogra» tissent les fils enchevêtrés du quotidien triste du citoyen, ce dernier ne rêve qu'à fuir cette jungle étouffante. L'Algérie écartelée entre la nécessité impérieuse de s'ouvrir sur le monde imposée par le rouleau compresseur de la mondialisation-laminoir et les tendances ultra-conservatrices de ses dirigeants axées sur l'endoctrinement idéologique des masses, les crispations identitaires et le régionalisme au sein de ses institutions se trouve dans une certaine mesure victime d'enjeux géostratégiques lourds de conséquences. En vérité, depuis longtemps, sous le règne du «Boumédiene» déjà, le tribalisme ainsi que le régionalisme étaient des critères sérieux pour la sélection et le recrutement dans les responsabilités, «Mustapha Benchenane» en a fait le constat suivant «au plan de l'unité nationale, on assiste depuis quelques années à une régression inquiétante à travers le développement du régionalisme. Beaucoup d'algériens accusent le pouvoir d'être organisé selon des critères régionalistes. Ainsi les gens de «l'Ouest» font le compte des leurs qui siègent dans les différentes instances de l'État et du Parti et constatent avec amertume qu'ils sont presque totalement exclus des postes dirigeants. Il faut remarquer qu'on parle de moins en moins de l'Émir Abdelkader, originaire de l'Ouest, héros de la résistance de 1830 à 1844, et qu'on accorde plus d'importance à «Boumediene «, originaire de «l'Est, afin de minimiser l'œuvre de l'Émir.»(5).

Les Kabyles, quant à eux, n'en sont pas épargnés, leur spécificité culturelle et linguistique les a toujours mis sur la sellette. Ils occupent de hautes fonctions au sein des appareils d'État mais la suspicion à leur égard est toujours de mise, la machine tribaliste et la crise berbériste de 1949 en pourraient révéler la partie immergée de l'iceberg. Sur le plan international, la France, ancienne puissance coloniale, tire les ficelles d'une politique pragmatique de deux poids, deux mesures qui jurent avec les idéaux humains pour lesquels s'est fondée sa république. D'une part, elle refuse d'assainir et d'assumer pleinement et correctement son passé colonial très sombre, d'autre part elle n'intervient ou ne s'immisce dans les affaires algériennes qu'au gré d'un certain droit d'ingérence consacré par la législation internationale ou suivant ses intérêts purement économiques, or il semble clairement que les conflits de basse intensité au rang desquels l'on peut classer les émeutes sont un facteur déstabilisateur à moyen et long terme de la région du Maghreb, ce qui n'arrangerait plus les visées de plus en plus xénophobes d'une France et d'une Europe qui a peur de l'étranger. Le désintérêt croissant manifesté par les jeunes maghrébins envers la politique, l'absence de relève en ce qui concerne l'élite, les conditions économiques très dures, la déchéance des valeurs, la crise mondiale ne sont que des facteurs aggravants qui encourageraient la fuite des cerveaux et l'émigration clandestine. La tragédie des «Haragas», le destin incertain des sans papiers ne seraient point des épiphénomènes mais bien évidemment la triste réalité à laquelle l'Europe de demain devrait faire face. Ainsi «le Babor de l'Australie» risquerait-il de se muer en «La Felouque de l'Europe». L'avenir du Maghreb serait entre les mains de l'incertitude, le dérèglement du monde d'aujourd'hui n'engendrait que des sociétés en miettes.

3. Les expériences de transition démocratique réussies

Il ne fait pas l'ombre d'un doute que les expériences du développement menées tambour battant par quelques pays émergents ont donné, au demeurant, des résultats concrets sur le plan politique et social. Les dragons économiques de l'Asie du sud-est (Malaisie, Singapour...), les démocraties balbutiantes mais rénovatrices de l'Amérique Latine (Brésil, Argentine...) ont pu ensemencer des brins d'espoir dans les esprits, néanmoins le monde sous-développé peine à sortir de son ornière, pire, il persiste encore dans sa descente aux enfers en s'enfonçant dramatiquement dans la quadrature du cercle des dictatures et le cercle vicieux de l'endettement. Au grand désespoir des peuples, le tiers monde n'a malheureusement pas réussi à concrétiser sa transition démocratique et son décollage économique : «...Dans le tiers monde, les échecs de développement ont débouché sur régressions, stagnations, famines, guerres civiles/tribales/religieuses»(6) comme l'a magistralement écrit le sociologue Edgar Morin. En fait, l'immense fossé qui va s'élargissant chaque jour davantage entre des couches sociales nanties qui s'embourgeoisent et s'enrichissent de plus en plus et des catégories sociales déshéritées qui s'appauvrissent de plus en plus a donné naissance au raz de marée du désespoir et au tsunami des désillusions. Le néolibéralisme a transgressé toutes les frontières, la mondialisation a distillé ses horreurs indicibles dans le processus d'uniformisation des cultures et le bradage de leur diversité «nos codes sont encore des nids d'injustice»dirait Anatole France. Le monde va mal, les inégalités ne cessent de s'aggraver, les pays fragiles en subissent les dérives, l'Algérie n'y fait pratiquement pas exception. L'expérience du Chili, pays relativement émergent ayant souffert de la dictature de «Pinochet» n'a pas inspiré les décideurs algériens. Malgré la grande parenthèse de massacres et d'assassinats politiques, ce petit bout de pays de l'Amérique latine, a pu refonder sa politique sur une réconciliation nationale totale et définitive se basant sur le respect de la mémoire des victimes, la prise en charge des dossiers des disparus, la délimitation des responsabilités au moyen de commissions probatoires et d'enquêtes approfondies sur les tenants et aboutissants d'une guerre civile qui a sapé, une quinzaine d'années presque, son entité sociale et politique, c'est dire, combien l'Algérie est en retard sur les défis de son avenir. Ainsi, ce qui était perçu par les cercles décideurs comme «le chahut des gamins» en octobre 1988 a vite redoublé de sa férocité pour devenir «le rugissement des hommes blessés» en 2001 et «la colère des jeunes meurtris» en 2011. Tout au plus, le caractère sporadique des émeutes n'est-il plus fortuit ou le fruit du hasard : l'encadrement défaillant, la récupération et les manipulations de toutes sortes, l'élite qui s'abrite à l'arrière garde de luttes politiques y ont fortement contribué. Toutefois, ces émeutes ont remis en question bien des évidences dans la logique totalitaire d'un régime foncièrement rentier. En réalité, elles ont pu au moins braver l'interdit de la peur et sauter les verrous de la chape de plomb du silence, instaurée en système de gestion au lendemain d'une décennie rouge du sang. C'est un nouveau langage aussi franc que sincère qui voit le jour. Les jeunes irrécupérables, désocialisés et exclus se sentent curieusement inutiles : des double-blanc qui font partie du jeu mais ne comptent pas ou très peu. Les balises vers l'avenir ont décidément disparu, les blocages administratifs et bureaucratiques obligent. Les politiques d'austérité sont drastiquement menées tandis que le pays couve sur un excédent de réserves de change de 90 milliards de dollars, un chiffre jamais atteint depuis l'indépendance. Il semble que la pénurie naît et règne en maîtresse incontestée en temps d'abondance... triste Algérie!!! «Pascal Boniface», en sinistre prédicateur du futur, écrit «le spectre de la famine généralisée et de la révolte des affamés n'est pas nouveau[....]. Pour autant, une guerre de la faim à l'échelle mondiale est hors de propos[...]même si chaque jour se creuse le fossé entre un monde nanti et 800 millions de malnutris, même si les pays du sud sont de plus en plus dépendants[...] parler de la guerre de la faim au pluriel et des guerres utilisant la faim comme arme de coercition traduit un tournant de cette fin de siècle» (7. À l'évidence, ce constat sévère est plus qu'une loyale prémonition qu'un mauvais présage, le dérèglement du monde n'est plus une simple tournure d'esprit mais bel et bien, un postulat inébranlable au vu de l'amère réalité du monde actuel qui va cahin-caha, de chaos en cahots et de cahots en chaos.

4. Le chœur de l'espoir

Au tournant décisif d'un monde iconique où le mot progrès rime avec technologie, la transition démocratique semble la clé de voûte pour le développement social. Les pays en développement dont l'Algérie fait partie intégrante doivent s'impliquer et progresser de plain-pied avec une réelle tendance alter-mondialiste basée sur les enjeux d'une éducation efficace.; «face aux dérives du modèle libéral, la culture est le recours, le véritable avantage d'une Afrique qui résiste. Dans cette perspective, elle est une dynamique complexe et stimulante d'enracinement, de ressourcement et de réconciliation avec nous mêmes[.....], la conscience de notre retard est notre mauvaise conscience, le véritable ennemi intérieur qui nous aide à nous égarer»(8)lâche «Aminata Traoré». La culture et l'éducation, conjuguées à une meilleure répartition de richesses constitueraient une véritable énergie renouvelable en ce nouveau siècle de l'incertitude, de nature à mettre au monde une véritable alternative humaine créatrice d'une valeur ajoutée sûre et certaine.

La culture de l'émeute ne saurait disparaître qu'au fur et à mesure de la mise en branle de la machine économique longtemps endormie. La création de richesse, ce sésame du développement, ne serait au bout du compte qu'un processus socio-économique consacré et facilité par l'accès démocratisé à l'enseignement, la consécration de l'État de droit (primauté des lois, suprématie de la justice, lutte contre la corruption...), la séparation nette et précise des pouvoirs, la liberté d'expression et de culte. En somme, l'émeute comme expression sociale s'effacerait graduellement en faveur du débat contradictoire des idées et la démocratie serait une digue morale très solide face au déluge de l'intolérance et de l'impunité. Ainsi, le cyclone cyclique des émeutes, le spectre des violences qui rôdent partout, menaçant de tout balayer sur leur passage, même s'ils sonnent le glas de la culture de l'omerta, adoptée comme «modus operandi» par le totalitarisme néolibéral s'éteindront à long terme car les portes de dialogue seraient ouvertes à toutes et à tous au sein des institutions étatiques et les autorités qui optent pour des solutions aussi parcellaires que fragmentaires en préférant les stratégies de fuite en avant que celles d'affronter le quotidien dur des citoyens, finiraient par déjouer le puzzle formateur de leurs échecs en aidant les jeunes qui tiennent les murs et les trottoirs à sortir de leur mort sociale et en choisissant la voie de la transition démocratique comme unique alternative salvatrice du désordre.

*Universitaire

Références

(1)Ferhat Abbas, Autopsie d'une guerre, Éditions Garnier,1980,p 213.

(2)Pierre Montagnon, Guerre d'Algérie, genèse et engrenage d'une tragédie, Éditionspygmalion,1984,p27.

(3)Edgar Morin, la complexité humaine, textes rassemblés avec Edgar Morin et présentés par HeinzWeinmam, Editions Flammarion, Paris,1994.

(4)Rachid Tlemçani, État, bazar et globalisation:la politique de l'Infitah en Algérie, Éditions Dar ElHikma, Alger,1999.

(5) Mustapha Benchenane: Algérie: mémoire et jeunesse: un affrontement, collections mémoires, n°38-mars 1982, p 86.

(6)Edgar Morin, Christophe Wolf, planète: l'aventure inconnue, Éditions mille et une nuit, p06. D'aprèsune émission proposée par Klaus Wenger et Laurent Andres, réalisée par Guy Saguez sur Artetélévision le 03 mai 1996.

(7) Pascal Boniface, les guerres de demain, Éditions le seuil, septembre 2001,p90.

(8)Aminata Traoré, l'étau: l'Afrique dans le monde sans frontières, Actes Sud,

1999, 127-128.