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L'autoroute et le puits

par Mohammed ABBOU

L'automobiliste roule depuis quelque temps déjà quand dans un terrible fracas, son pare-brise éclate et se lézarde dans tous les sens. Le véhicule fait une embardée à gauche, se redresse et s'immobilise sur la bande d'arrêt d'urgence.

Le conducteur en sort tout hébété, autour de lui la voie est déserte en ce petit matin d'une journée fériée. Il s'approche de la rambarde et jette un regard dans la direction d'où il suppose que le coup est venu, il aperçoit en contrebas un groupe de jeunes courir sur la place du village qu'il connaît bien pour l'avoir traversé bien des fois avant que l'autoroute ne le contourne.

 Les jeunes au galop passent devant l'échoppe de Ammi Rabah, probablement le plus vieil épicier du village ; grands et petits le connaissent, même les mères de famille qui, pour la plupart, ne se sont jamais rendues dans son magasin, constituent sa clientèle fidèle et confiante par l'intermédiaire de leur progéniture.

 Le corps marqué par l'âge et le geste lent, Ammi Rabah a cependant gardé un esprit vif et une vue encore aiguë, il ne manque pas de remarquer parmi les fuyards le fils de son voisin. Il le sait turbulent mais, là, le vaurien vient de franchir un seuil critique ; son père doit être informé avant que les choses ne prennent une tournure plus dramatique encore.

 Le soir à la sortie de la mosquée il avise le père, un homme grand, maigre au visage émacié et aux mains larges et calleuses. Sans emploi, depuis quelque temps déjà, aigri par les difficultés de la vie, il s'éloigne d'un pas lourd, tel un spectre dans sa gandoura blanche.

 Ammi Rabah presse le pas et une fois à son niveau le salut et entreprend de lui relater les «faits d'armes» de son rejeton. Le père, impassible, marmonne des propos inintelligibles mais dont Ammi Rabah saisit tout le sens. Le dépit et la démission du père sont pour beaucoup dans la déviation du fils.

Persuadé que le père n'entreprendra rien, Ammi Rabah décide d'intervenir au moment idoine pour tenter de rétablir le calme qui a toujours prévalu dans son village. Et, lorsque le garnement pénètre dans son échoppe pour une emplette, il l'interpelle et lui reproche ses agissements condamnables. Celui-ci, après de molles dénégations, avoue des faits qu'il présente comme une réaction aux torts causés à son commerce ambulant par une Autoroute qui lui a dissipé ses clients potentiels. Ammi Rabah reste bouche bée devant un jeune homme, en pleine possession de ses moyens, qui attribue à une structure impersonnelle de malveillantes intentions. De surcroît, il pense dissuader, par de telles agressions, les automobilistes de prendre l'Autoroute pour reprendre le chemin de son commerce.

 Il n'a pas été très difficile pour le vieil épicier de démontrer au jeune homme l'inanité de ses propos comme de ses actes, il a appris de la vie le moyen d'atteindre le cœur de ses semblables, faute de parvenir à leur raison, souvent étanche quand ils sont dans leur tort. Dans une ultime tentative le garçon tente de le déstabiliser en lui balançant que même son épicerie doit, aujourd'hui, souffrir de ce «progrès» , qu'il met tant de conviction à défendre.

 Souriant, Ammi Rabah balaya cet argument d'un revers en lui apprenant qu'au contraire depuis qu'il approvisionne les ouvriers du chantier, la gestion de ses stocks en est complètement chamboulée. Ses fournisseurs arrivent difficilement à suivre le rythme et ont même dû lui concéder une ristourne au regard de l'accroissement remarquable de ses commandes. «Le Progrès» décrié, lui profite, donc, doublement. Oui, mais le chantier a une fin et ce n'est donc qu'une embellie passagère, il n'y a pas de quoi pavoiser. Ammi Rabah hocha la tête et reprit son argumentation. Une fois l'Autoroute achevée, elle doit être dotée de stations-service et d'aires de repos avec divers commerces. Les aménagements en cours offrent toujours une opportunité de travail. Il faut alors savoir s'adapter, proposer les services demandés et faire un effort pour répondre aux exigences de toute nouvelle activité.

 Le jeune, silencieux, semble donner libre cours à son imagination et essaye probablement de se «placer» dans les perspectives subitement moins sombres que présente Ammi Rabah avec sa verve habituelle. Ce dernier profite de son avantage pour suggérer au jeune de se rapprocher, avec ses deux amis, des entreprises établies dans le voisinage de leur village, pour une sous-traitance dans leurs «cordes», car il connaît son aversion pour l'effort soutenu et encore plus pour la pénibilité.

 Le vieil épicier n'avait pas tort, l'entreprise chinoise dont le personnel loge sur place se trouve contrainte de détacher, faute de mieux, des agents plus utiles ailleurs, à la tâche d'eau. Une tâche qu'elle souhaite sous-traiter et que les trois jeunes se sentent capables d'assumer. Les deux amis du jeune voisin de l'épicier ont hérité de leur père, avec la parcelle qu'il cultivait avant son récent décès, un tracteur encore en marche. Ils peuvent y atteler une citerne sur roues et assurer plusieurs rotations par jour, s'il le faut. L'affaire fut vite conclue et la navette du tracteur portant les trois jeunes et tirant la citerne dégoulinante d'eau commença aussitôt. Ammi Rabah est ravi de voir ces jeunes, un moment égarés, reprendre le droit chemin qui relie pour eux la source à la base de vie des ouvrier chinois.  

Les jeunes eux-mêmes n'en reviennent pas d'une telle aubaine. Le travail n'est pas difficile et l'entreprise paye rubis sur l'ongle. Ils gagnent aisément leur vie et regrettent au fond des errements dont ont été victimes d'innocents usagers de l'autoroute. Mais il n'y a aucun moyen de réparer ce lourd écart si ce n'est de faire pénitence par une prestation propre et une conduite, désormais, exemplaire. A chacun de leurs passages par le village ils ne manquent pas de saluer par des gestes de reconnaissance le vieil homme derrière son comptoir qui en est fort ému.

 Mais au bout de quelques jours le manège s'arrête et le tracteur n'est plus aux rendez-vous habituels. La situation ne plut guère à Ammi Rabah qui , inquiet, confie son commerce à un vieux retraité qui lui tient toujours compagnie et s'en va en quête des jeunes. Il les trouve à la sortie du village assis sur des pierres à l'ombre d'un arbre, tristes et la mine défaite.

 Avant qu'il ne dit mot, le fils de son voisin lève les yeux sur lui et lance : les Chinois ont creusé un puits. Ah ! ce maudit puits, s'ils avaient le moyen de le tarir où de le combler. Les idées noires ont vite fait de reconquérir leurs esprits. A la déception ils ne savent répondre que par la violence. Seuls et désespérés, ils s'en prennent aux autres, s'entêtent parfois à partir «ailleurs» au péril de leur vie ou cherchent à se détruire. Depuis le début, ils le savent le projet n'a jamais intégré le sort de leur petite vie.

 Une œuvre grandiose qui entraîne les activités à sa dimension mais ne peut sentir les petits frémissements sur ses rives. Une œuvre née d'un puits de pétrole, uni à la besogne étrangère dans l'intimité d'une «Fatiha», qui lui assure ses fonds et qui s'allie tous les puits même les puits d'eau. Les jeunes replongent dans l'absurde devant un monde qu'ils ne comprennent pas ou qui ne les comprend pas.

 Ammi Rabah compatit à la tris tesse des jeunes mais il n'est pas venu pour cela, il est venu les secouer encore une fois et les empêcher de démissionner devant les difficultés ou de céder à leurs mauvais instincts. Leurs partenaires de quelques jours ont certes œuvré à leur autonomie et peuvent se passer de leurs services. Mais n'ont-ils besoin que d'eau ?

Ammi Rabah sait, pour les fournir en victuailles de toutes sortes, qu'il ont aussi besoin de légumes frais. Et quand on a la terre, on peut transformer l'eau en légumes. Les jeunes ont encore un atout majeur, la terre abandonnée par les deux héritiers pour manque d'eau, peut aujourd'hui reprendre vie. Le puits est à côté et le besoin en produits agricoles est une demande effective. Le partenariat a encore une raison de se poursuivre.

 Cette raison persistera très cer tainement après l'achèvement du projet, la nécessité de restaurer les passagers de l'autoroute ne peut pas tarir. Ammi Rabah en homme de bon sens a compris que les jeunes veulent construire leur légitimité en s'opposant à la restructuration mal interprétée de leur milieu. Il a compris également que le contrôle social doit s'imposer à la violence, même si c'est par sa modeste entremise.

 Le déplacement non accompagné d'un équilibre local a réveillé l'instinct de survie qui sommeille en chaque homme.

 La froide démultiplication des formes d'inégalité dans la société nourrit le conflit qui se déclame parfois en émeute mais même quand il n'est pas visible, il n'existe pas moins de façon fragmentée et disséminée. La violence comme affirmation de soi s'exerce, alors, contre l'autre ou contre soi-même. Le suicide perçu comme effondrement est avant tout une implosion, une solution par la destruction tout comme l'agression. Car si s'en sortir dépend de sa relation aux autres, se détruire ne dépend que de soi. Le sentiment d'abandon conduit à l'irrationalité. On ne peut alors comprendre une génération sans tenir compte de ses gouts, de ses rêves, des sensibilités qui entrent dans l'équation de sa vie.

 Les régimes politiques exploitent bien les élans patriotiques, les engouements qui participent à la cohésion nationale et même les chauvinismes sportifs comme l'ont amplement démontré les rencontres pour la Coupe du monde du football. S'ils pensent être fondés d'utiliser les émotions «positives», ces régimes ne doivent pas ignorer les émotions qui fâchent. Dominique Moïsi considère que «les émotions sont comme le cholestérol, qu'il y en a de bonnes et de mauvaises. Il s'agit de trouver le bon équilibre entre elles» (1).

Notes :

(1) - Dominique Moïsi : «la géopolitique de l'émotion», champs actuel flam marion 2010.