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Des confidences d'un Chef à sa mère et des désagréments qui en résultèrent pour la vieille dame

par Boudaoud Mohamed

Avertissement : Nous prions instamment le lecteur de donner aux mots de cette chronique la signification qu'ils ont dans le dictionnaire, et de brider si possible son imagination. Pour lui rappeler cet avertissement au cours de sa lecture, aux moments que nous avons jugés opportuns, nous avons employé la lettre D comme signal.

Quand nous avons pensé que cela était insuffisant, nous avons fait suivre cette lettre par la définition du mot concerné, puisée dans Le Grand Robert.



Première partie

Maman, l'homme qui t'a remis cette cassette qui contient mes paroles, et la machine qui te permet en ce moment de m'écouter, est mon chauffeur ! Oui, ma petite maman, ton fils est un Chef maintenant et possède un chauffeur pour lui tout seul. Je lui ai ordonné de garer la voiture près du seuil de la maison pour que tu puisses la contempler à ton aise. C'est le gouvernement (D) qui m'a offert cette merveilleuse automobile. C'est parce qu'un Chef se déplace beaucoup, maman. Son travail est d'une importance capitale pour l'avenir de la patrie, et exige de ce fait qu'il soit présent partout où les grandes décisions (D) sont prises. Réunion (D) après réunion, sans répit, nous construisons notre pays sans jamais pousser le moindre gémissement (D).

 Maman, mon chauffeur te remettra quatre cartons remplis de vivres. Entre autres bonnes choses, tu trouveras dedans des bananes, des poires, des pommes, des sachets de raisins secs et de pruneaux, des amandes et des cacahuètes décortiquées, du thé et du café, et des pots miel pur. Il te remettra aussi de l'argent. C'est pour la viande. Ne craignez pas de le dépenser. Ne lésinez pas. Je vous en enverrai encore bientôt. Oui, désormais, vous ne manquerez de rien.

 Maman, je vois d'ici tes lèvres murmurer des formules magiques pour conjurer le mauvais _il. Mais j'ai pris mes précautions, maman, j'ai ordonné au chauffeur de te montrer les sept amulettes que j'ai accrochées au rétroviseur pour que tu ne t'inquiètes pas inutilement. Aucun regard envieux ne pourra nous atteindre. C'est un ami sénateur (D) qui me les a conseillées. Il est d'une culture (D) extraordinaire. «Il y a des yeux, m'a-t-il dit, qui seraient capables de faire périr des troupeaux entiers de moutons et de vaches. Un ministre (D) m'a raconté que son ex-épouse a perdu tous ses cheveux. La pauvre est condamnée aujourd'hui à porter une perruque. La cause : elle est allée raconter à toute sa tribu (D) qu'elle se coiffait à Paris. On ne l'a pas ratée !».



 Maman, j'ai aussi une secrétaire (D) (Personne qui est attaché à une personne de haut rang pour rédiger, transcrire et parfois expédier des lettres, des dépêches, etc., de caractère officiel.). C'est l'épouse d'un de mes subalternes, un jeune homme à l'avenir prometteur. Ils viennent de convoler en justes noces. Débordante d'amour (D) pour le boulot (D), quand les circonstances l'exigent, elle reste parfois au bureau jusqu'à minuit (D). Elle se donne (D) alors à son job (D) avec une fougue (D) insoupçonnable chez une jeune femme de son âge. C'est mon chauffeur personnel qui la ramène alors chez elle. Son mari est plein d'ambition (D) et vide de scrupules inutiles. Il ira très loin. Il me rappelle mes débuts dans l'administration. J'ai de l'affection pour lui. Mais il a une manie qui m'agace. Il a toujours un chewing-gum dans la bouche. Maman, lance des youyous partout, jour et nuit, nuit et jour, perce les oreilles de tout le monde, il faut qu'ils sachent que ton bébé (D) est devenu un Chef. Fais en sorte que toutes les créatures de Dieu apprennent que je suis maintenant un Grand Responsable. Va, maman, entre dans toutes les maisons pour semer la nouvelle. Je veux que les gens qui nous connaissent et ceux qui n'ont jamais entendu parler de nous soient au courant. Je suis un Chef. Je suis un Chef. Oui maman, tu étais la mère d'un homme quelconque qui courbait le dos (D), tu es maintenant la mère d'un Chef qui fait courber les dos. Quand papa, arraché au lit moelleux de sa résignation séculaire par tes cris de joie, te demandera le pourquoi de ces youyous, dis-lui alors la nouvelle. Dis-lui que son fils va s'asseoir désormais dans un fauteuil (D) dans lequel ne peuvent s'asseoir que ceux que Dieu a créés pour servir la Nation.

 Maman, dis à papa qu'il avait raison de me bousculer, de me battre, de m'insulter, de me traiter de bourricot (D) et de chien (D) sans arrêt. Il n'y a, je le sais maintenant, que le bâton qui peut dresser un homme. J'ai encore les traces des coups sur mon corps, et de temps à autre, je les observe longuement pour m'en souvenir. Elles ont été mes livres. Dis-lui que la misère dans laquelle nous avons vécu m'a beaucoup appris. C'est elle qui a guidé mes pas vers les hauteurs (D). C'est elle qui m'a enseigné comment on grimpe (D) sans tomber.

 Maman, annonce à mes Sœurs que désormais elles sont les Sœurs d'un Chef. À partir d'aujourd'hui, qu'elles se préparent, tous ces blancs-becs prétentieux, qui ne daignaient pas jeter un regard sur la porte de notre maison, viendront en foule demander la main (D) de tes filles, mielleux et rampants, grillés par le désir de devenir tes beaux-fils. Mais ne commet pas l'erreur de leur répondre aussitôt, ma petite maman. Laisse les poireauter un bon bout de temps, puis exige ce que tu veux. Ils s'aplatiront. Car, dis-moi maman, chez nous, qui ne voudrait pas être le beau-frère d'un Chef ? Annonce à mes Sœurs que des centaines de voitures luxueuses assisteront à leur cortège nuptial.

 Maman, informe mes frères qu'ils ne se tracassent pas la tête pour le moment. Je suis en train de leur arranger une affaire qui va leur permettre de ramasser du fric à la pelle.

 Maman, ça a été dur pour moi de parvenir à ce bureau. Le chemin qui mène à la gloire est semé d'obstacles, boueux (D) et sinueux à donner le vertige et la nausée. Il m'a fallu lutter sans répit contre des masses de gens qui comme moi voulaient occuper cette chaise bénie (D). Ce que tu vas entendre maintenant, maman, pourrait te troubler parce que tu es une femme, et Dieu a créé la femme faible et tendre. Il faut que tu saches, maman, que le Pouvoir exige beaucoup de sacrifices (D) (Renoncement ou privation volontaire en vue d'une fin religieuse, morale, esthétique, ou même utilitaire). Celui qui le désire doit se débarrasser d'une grande partie des berceuses et des leçons de morale qu'il a ingurgitées pendant son enfance. Il y a des voyages, maman, qui exigent d'autres bagages (D), et très tôt, j'ai su que je n'étais pas fait pour vivre avec, au bout d'un bâton, le balluchon des proverbes qui chantent la patience et le contentement. Certes, ces histoires sont bonnes pour les petites gens qui fourmillent chez nous, mais n'apportent rien à celui qui vise les sommets (D). Comme ton fils. Maman, je te quitte maintenant. On (D) vient de me téléphoner. Je dois me presser (D). Ils ont certainement besoin de ma présence pour prendre une grande décision (D). Maman, lorsque tu auras terminé d'écouter cette cassette, n'oublie pas de la brûler. Je t'expliquerai plus tard la raison de cela. Au revoir, ma maman chérie (D). Que Dieu te garde pour moi.



Deuxième partie

Ce fut une fête inoubliable. Puisant dans les cartons merveilleux envoyés par l'enfant chéri, la famille du nouveau Chef s'offrit une inoubliable bombance. Ému et angoissé par l'abondance des mets que sa femme et ses filles servirent à table, le père ne put s'empêcher de pleurer.

Mais cela ne dura pas.

 La joie eut raison de cet instant de faiblesse importune. Quand ils finirent de festoyer, ils allèrent se coucher, l'estomac fasciné par les abondants et délicieux morceaux qu'il devait digérer. Mais il était écrit que la mère serait victime d'un inénarrable cauchemar. Pour ne pas nous exposer au risque de trahir l'évènement, écoutons-la raconter elle-même, à sa Sœurs unique, l'extraordinaire aventure qu'elle a vécue cette nuit-là.

 «Je dormais tranquillement, ma s_ur, le ventre plein de bonnes choses, quand je fus arrachée à ce sommeil béni par un cauchemar qui me fait trembler encore. Je me suis réveillée haletante, cherchant de l'air pour mes pauvres poumons. Puis des vomissements secouèrent mon corps jusqu'à le fissurer. Que te dire, ma Sœurs ? C'était mon fils, celui qui est aujourd'hui un Chef.

Épanoui et ravissant, il me faisait visiter une grande maison composée d'innombrables pièces. Dans chacune, étaient entreposées plusieurs corbeilles remplies de noix (D) (Fruit du noyer, drupe constituée d'une écale verte, d'un endocarpe lignifié à maturité qui forme la coque et d'une amande comestible.). Il en était ravi. En effet, de temps en temps, mon fils se tournait vers moi et s'exclamait : «J'adore les noix, maman ! Je suis fou des noix, maman ! Ah ! maman !». Nous étions ainsi, ma Sœurs, lorsqu'apparurent subitement deux énergumènes : un jeune homme mastiquant un chewing-gum, et une jeune femme avec des lèvres (D) charnues (D) et peintes en un rouge (D) coquelicot (D) qui faisait mal aux yeux.

Cette dernière se dirigea vers mon fils et lui passa une corde (D) au coup. Ensuite, cette débauchée (D) et le type qui mâchait le chewing-gum le tirèrent vers une cage, et l'enfermèrent dans celle-ci. Mon fils n'avait manifesté aucune résistance. Il s'était prêté à leur manège avec une docilité d'agneau. Mais un moment après, il se mit à crier : «Donnez-moi des noix. Je veux des noix.».

Le jeune homme éclata de rire : «Ce sont les miennes maintenant. Toutes ces noix m'appartiennent.». Alors je vis une chose effroyable : la langue (D) de mon fils s'allongea hors de sa bouche et resta ainsi, pendante. C'est à cet instant que ces fruits bizarres se mirent à dégager cette épouvantable odeur de salive (D). Maintenant, le rêve a disparu, mais cette puanteur est restée collée à mes narines. Je dégueule sans répit, ma soeur. J'ai beau me frotter le nez avec tous les produits qui me tombent sous la main, rien à faire, l'odeur est partout. Elle a tout imprégné. J'ai vu des médecins et des talebs. Pas moyen de la faire partir. Je vais te dire une chose : elle finira par me pourrir les poumons. Tu vois ce que le destin m'a réservée vers la fin de mes jours, ma Sœurs ! Une odeur de salive qui m'arrache les boyaux.».



Troisième partie

 La pauvre vieille femme est toujours atteinte de ce mal fantastique. Son fils, le Grand Chef, a dépensé des fortunes pour guérir sa mère. En vain. L'odeur nauséabonde s'entête à gâcher la vie à cette malheureuse. Par ailleurs, cette mésaventure s'est répandue comme une traînée de poudre parmi le peuple. Et aux dernières nouvelles, il est arrivé une chose bizarre : certains Responsables trouvent de temps à autre sur le seuil de leur porte des noix en matière plastique nouées dans un mouchoir. Une enquête a été ouverte pour expliquer ce phénomène étrange. On rapporte aussi qu'un vieux meddah effronté nommé Cheikh Dahou s'est emparé de l'histoire et la raconte partout où le mènent ses pas. On dit qu'il commence toujours ainsi : «Bonnes gens ! Si vous avez de la pudeur, ne restez pas ici.».