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La rixe aux allures de vendetta

par Farouk Zahi

Hier, c'est la Carrière Jobert (cette dénomination coloniale a décidément la peau dure pour avoir survécu jusqu'à ce jour) qui fait une descente vengeresse sur l'avenue Lotfi de Bab el Oued. Il n'y a pas si longtemps, Berriane, Debdeb (Illizi) et bien d'autres localités déferlaient sur leurs antagonistes pour laver, parfois par le sang, l'affront subi par l'un des leurs.

Rappelons-nous la rixe qui a opposé des supporters de Belcourt, en transit après un match de football, aux habitants d'une localité de Bouira. Ce sport qui devait originellement effacer les particularismes, est malheureusement entrain d'alimenter des chauvinismes primaires que l'on croyait à jamais révolus. Les incidents entre les galeries, réputées sportives pourtant, de Sétif et Bordj Bou Arréridj sont encore vivaces pour rappeler que les démons de la discorde peuvent ressurgir, à la moindre petite occasion. Des lutins malveillants sont constamment aux aguets, pour attiser les braises incendiaires. Il leur suffit de la moindre brèche pour entamer dans le vif du corps social.

 Généralement duelle, la rixe peut devenir interfamiliale et par effet de dominos, s'étendre au clan et à la tribu. Les motifs sont parfois tellement dérisoires, que l'entendement en est ébranlé à coups de pourquoi. A cette allure, nous ne sommes pas loin des guerres intestines et des razzias médiévales. Il est à noter cependant que cet instinct de guerroyer, cantonné traditionnellement dans certaines régions rurales de montagne ou de steppe, tend à investir la mentalité citadine jusque là indemne. Et, si dans le contexte rural, cette caractéristique rugueuse est au demeurant justifiable ; ancestralement due à l'hostilité du milieu environnemental, rien ne peut la justifier dans la cité. A ce titre et pour les besoins de la cause, le bras était armé d'un fusil de chasse. Cet armement participait à la défense des biens et de l'intégrité physique et morale en cas de tentatives attentatoires. La légitime défense, invoquée comme seul moyen de sauvegarde des biens et des personnes, autorisait de facto la transgression de la loi. Après le délit ou le crime de sang, l'affaire était prise en charge par les leaders du clan. Celui-ci était tenu pour responsable des agissements du ou des individus qui lui sont affiliés. La gestion de la discorde aboutissait généralement à l'arrangement amiable. Les préjudices subis étaient matériellement réparés, après avis religieux. L'instance judicaire n'intervenait que lorsque le litige était porté à son arbitrage ; la loi du silence pouvait occulter ou dissimuler les faits.

 Aujourd'hui, qu'est-il observé dans les nouvelles mœurs? Une déliquescence irréversible des repères socioculturels qui a abouti graduellement à la prééminence de l'individu sur le groupe. La notoriété matérielle a eu raison de l'honneur de la tribu ou du groupe. L'individu agit à son propre compte, assuré généralement de l'impunité, considérant que l'autre ne fait partie d'aucun groupe social dissuasif. Pour se prémunir des conséquences de son travers agressif, il s'entourera d'une meute de congénères sans forcément de lien parental. Ce lien sera de voisinage ou corporatif (rixe algéro-chinoise de Bab-Ezzouar). Le vol à la tire exécuté sous la protection du groupe solidaire, ainsi que le brigandage par parkings interposés, sont autant d'indices révélateurs d'une lâcheté sous jacente à l'acte de nuire à autrui. Les proies ciblées sont mises en minorité. Les personnes relativement âgées sont encore là pour rappeler, de la régence informelle du quartier. Les aînés intervenaient par mandat tacite, pour contenir les débordements des lignes rouges préalablement convenues. Le vol était prohibé dans le quartier, l'honneur des familles mutuellement respecté et l'entraide érigée en règle d'or. Il est vrai que le quartier urbain a connu, la même déstructuration sociale que celle de la campagne. L'exode en est le principal levain. L'évolution numérique du clan familial a contraint celui-ci, à l'éclatement d'où transfert, vers d'autres lieux d'habitat notamment collectif. Le déracinement inapparent, mais pourtant patent, c'est fait à tire d'aile. Les aïeux ne sont plus là, le droit d'aînesse bat de l'aile, le droit à « autodermination » fait une entrée tonitruante par le mode familial unicellulaire. Et, bonjour les dégâts !

 Les différends sont toujours tumultueux, ils ne passent jamais sous silence. Exhibitionniste, la clameur bruyante s'attire plus de badauds. Parmi ces derniers, certains ont payés chèrement l'ingérence bien intentionnée de leurs bons offices. Le désaccord d'abord étouffé est intradomiciliaire ; il s'annonce crescendo par le bris de vaisselle ou de vitres et enfin par des cris aigues consécutifs aux voies de fait. Les joutes se déplacent inévitablement sur le palier où les victimes, se réfugient pour échapper un tant soi peu la vindicte. Après un temps de latence d'une trompeuse accalmie, les hostilités reprendront dès l'arrivée du clan adverse. Là les clameurs fuseront d'abord de l'extérieur, pour envahir la cage d'escalier et s'engouffrer dans l'antre de l'agresseur. C'est maintenant au tour de ce dernier de recevoir, les onctions d'une correction bien menée, sinon une admonestation collectivement. Généralement ce n'est point le différent conjugal qui traînera les belligérants par devant les tribunaux, mais bien souvent les dommages collatéraux de la pomme de discorde : les effets de la rixe avec certificats médicaux pour coups et blessures volontaires à l'appui. Cette violence que d'aucuns prêtent volontiers à la rue, est le plus souvent de genèse familiale. Occultée par l'omerta, elle se projette à l'école ; dès lors elle est dans la rue. La femme en paye le plus lourd tribut ; il est de coutume de voir des jeunes filles, le visage ensanglanté, pour avoir réagit légitimement à des comportements machistes inconvenants. Le paradoxe génétique que traînent ces individus, ne leur fait aucune concession quand il s'agit, de l'honneur de leur propre sœur. Ils peuvent aller jusqu'à l'irréparable. Orgueilleux jusqu'à en mourir, ils ne partagent aucune règle de réciprocité. La fière appartenance tribale ne résistera pas à l'orgueil de la famille, qui telle la gente quadrupède a déjà tracé biologiquement son territoire. Au-delà de la famille, ce sera la vision étriquée de l'individu dans toute sa nudité mentale qui prévaudra, sur toute valeur sociale de partage. Des frères, hier collatéraux sanguins, ont soudainement entraîné, leur descendance dans des conflits fratricides. La cause en est le plus souvent, un arpent de terre ingrate. En ville, c'est souvent la mésentente dans une association bancale autour d'une table de marché, ou à cigarettes qui peut dégénérer en litige sanglant. Les forces dites de sécurité, sont elles prises dans le collimateur de cette hargne violente. Elles sont prises à partie dans les souks où mêmes dans les quartiers, pour tentative de maintien de l'ordre ; mission dont ils sont constitutionnellement chargés. Il se trouvera parmi certains éléments de la sécurité publique qui, craignant pour leur personne ou leur famille des représailles, se garderont de faire du zèle lors des missions commandées. La rixe n'épargne aucun lieu, fut-il emprunt de sacralité ; beaucoup de lieux du culte, des écoles et des hôpitaux en furent le théâtre. Il suffit d'un geste, d'une parole qui ne nous agrée pas, pour que la réaction fuse tel un détonateur. La suite, n'obéira à aucun contrôle dut-il faire intervenir les services chargés du maintien de l'ordre.

 Que se passe-t-il donc ? Un sentiment collectif de déni d'équité semble s'emparer de la communauté dans sa composante la plus vulnérable : la jeunesse. Non pas seulement celle réputée démunie ou marginalisée, mais aussi, celle qui roule en Hammur ! Faut-il ici reconnaître que le déni, n'est pas du seul exercice de la machine d'Etat, mais aussi d'un groupe humain sur l'autre, d'une communauté sur l'autre ou d'une individualité sur l'autre. Dans la famille, les droits les plus élémentaires font généralement l'objet conscient ou inconscient de déni. L'épouse, la sœur ou la fille en sont, le plus souvent, les victimes silencieuses.