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Le tablier, la grève et le temps perdu

par Aissa Hirèche

En Algérie, on ne sait pas encore aujourd'hui s'il faut imposer le tablier aux élèves ou pas. On en est encore à discuter de ce «grand» problème, et les responsables des écoles ne savent pas non plus, pour beaucoup d'entre eux du moins, s'il faut renvoyer ceux qui ne portent pas le tablier ou s'il faut les laisser entrer en classe.

 Au même moment, dans les universités, on discute s'il faut mener une grève ou pas afin de marquer le refus d'un certain comportement de la tutelle. L'enseignement chez nous, dans tous ses paliers, est donc en train de chercher à savoir ce qu'il y a lieu de faire pour résoudre des problèmes aussi «graves et importants» que le port du tablier ou la tenue d'une promesse d'un ministère.

 A ce moment, ailleurs, on discute des méthodes d'apprentissage qu'il faut introduire pour faire bénéficier au mieux les élèves et les étudiants. Ailleurs, on discute des critères à mettre en place et des conditions auxquelles il faut répondre pour accéder à l'accréditation académique des universités. Ailleurs, conscients de enjeux d'un siècle des plus difficiles qu'ait eu à connaître l'humanité, les hommes s'interrogent, s'intéressent, se remettent en question et remettent en question bien des choses.

 C'est triste de faire la comparaison, mais on ne peut y échapper. La réalité est là, lourde et pénible, qui nous rappelle que chez nous, on excelle dans l'art de perdre le temps dans les choses futiles et que, à l'arrivée, on n'a forcément jamais de temps pour les choses sérieuses. C'est ainsi que va la vie et c'est pour cela d'ailleurs que l'on a abouti à cette logique incroyable selon laquelle chacun se débrouille comme il veut, ou comme il peut.

 Parler de l'école autrement qu'on le fait aujourd'hui est une nécessité impérieuse si l'on veut sauver notre école de l'inévitable décadence dans laquelle nous l'avons mise. Il importe peu à vrai dire, pour l'élève, pour ses parents et pour la société dans son ensemble de savoir s'il faut aller à l'école avec un tablier ou s'il faut simplement y aller avec des jeans troués. Ce qui compte, cependant, lorsqu'on envoie ses enfants à l'école, c'est de les voir apprendre des choses. C'est l'apprentissage qui doit nous inquiéter plus qu'autre chose parce qu'il est outrageant de s'intéresser au tablier alors qu'on néglige l'apprentissage et ses méthodes.

 Ce n'est pas faute d'avoir essayé d'améliorer les choses en haut lieu, convenons-en, sauf que les choses sont toujours mal faites, c'est-à-dire mal préparées, mal planifiées, mal organisées, mal gérées, mal conduites, mal contrôlées ? et l'on passe. On peut même dire qu'on en fait trop au point où nos propres enfants sont devenus de vrais cobayes. Une étape primaire à cinq ans, puis à six ans, puis à cinq ans, du français en première année, puis on revient sur la décision, un secondaire en quatre ans, puis en trois ans, puis en quatre ans et Dieu seul sait ce qui nous attend! Dans tout ce remue ménage, que signifie un tablier de plus ou de moins? Qu'il soit bleu, orange ou transparent cela ne change rien à rien ! que l'élève vient avec ou sans il n'y a vraiment pas de différence.

 La différence, c'est lorsque l'élève sort avec un plus, avec la satisfaction d'avoir appris des choses nouvelles. Réforme après réforme, nous avons fini par mettre notre système éducatif insensible à tout type de réforme. Plus rien n'intéresse plus personne. Pourquoi ? Telle est, comme dirait Shakespeare, la question !

 Aujourd'hui, lorsqu'à l'école on demande à un élève de faire un travail de recherche, on est sûr que ce dernier ne le fait pas mais que c'est le gars qui tient le cybercafé du coin qui le fait. «Vous faites des travaux sur les poissons?» demanda un jour un enfant au jeune assis derrière le serveur du cybercafé. «Oui!», répondit l'autre sans hésiter. «Et c'est à combien ?» reprit l'enfant d'une douzaine d'années. «Cela dépend du nombre de pages» lança l'autre. «Je veux un travail pour cent dinars, c'est possible?» tenta-t-il «Oui, bien sûr « le rassura l'autre. «Je repasse quand le prendre ?» L'autre ne réfléchit même pas «dans une heure, tu repasses, mais il faut payer d'abord!». Ce n'est pas toujours certes, mais c'est ainsi que des travaux de recherche, beaucoup de travaux censés développer certaines compétences chez nos enfants sont faits par des gens qui ne pensent qu'à profiter d'une situation devenue insupportable. Les objectifs didactiques et pédagogiques ne seront jamais atteints de cette façon parce que le centre du processus de l'apprentissage, c'est-à-dire l'élève, est exclut (s'est exclu) de cette façon. Et à partir du moment que l'élève est (s'est) exclu de l'essentiel qu'il y a dans l'école, comment ose-t-on et où trouve-t-on l'impudeur de parler de tablier ?

 A un moment où, n'hésitant ni devant les dépenses faramineuses que cela induit, ni devant les difficultés que cela entraine, les autres se sont penchés sérieusement sur les modalités à développer pour arriver à un apprentissage réel chez l'élève, en engageant des recherches sérieuses, en organisant des rencontres, en motivant les gens, en les suivant et en gérant correctement la chose, à ce moment donc, les yeux fixant le sol nous inspirons un grande bouffée d'air avant de hurler à la face du monde «le port du tablier est obligatoire»?

 Comme si ce tablier va un jour signifier l'excellence de nos progénitures!

 Au niveau universitaire, on n'est pas mieux parti. Au lieu de nous intéresser à cette déchéance que nous-mêmes n'avons cessé d'imposer à notre université, nous enfonçons notre tête dans la boue. Pire que des autruches ! Tout contents d'avoir des chiffres à aligner à l'occasion de certaines cérémonies, nous ne savons même pas que les gens de notre époque parlent un autre langage.

 Le travail pédagogique, l'université, l'enseignant universitaire chez nous signifient des choses totalement différentes de ce qu'ils signifient ailleurs. Le système universitaire est en train, partout dans le monde, de chercher à vouloir améliorer sa compétitivité. On parle d'objectifs à atteindre chez l'étudiant, de méthodes d'enseignement, de style d'enseignement, de philosophie d'enseignement, de l'enseignement axé sur l'apprenant, de la coopération en classe, et de toutes ces choses qui assurent un minimum de qualité du côté pédagogique et didactique. Côté enseignants aussi, on procède à l'évaluation de l'effort, des qualifications et des connaissances. On cherche à élever les niveaux conformément à des standards internationaux tant du côté de l'activité d'enseignement elle-même que sur le plan de la recherche et des publications.

 Quand, chez nous, cesseront-on de nous occuper avec des grèves souvent inutiles qui, tout compte fait, donnent le temps au système de souffler ? Quand tiendra-t-on des rencontres non pas pour suspendre les cours mais pour discuter des moyens à mettre en œuvre pour redresser la situation de notre université ? Quand nous occuperons-nous sérieusement de l'avenir de cette université et de la société ?

 S'il est vrai que le mal est si profond dans l'université qu'on à peine à lui imagier des lendemains normaux, il demeure toutefois possible de sauver encore ce qu'il y lieu de sauver.

 Pour peu qu'on s'y mette sérieusement. Oui, sérieusement avec tout ce que cela signifie!