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Le gouvernement américain contre les jeunes pour le climat

par Joseph E. Stiglitz*

NEW-YORK - Nous payons déjà tous au prix fort pour le réchauffement climatique en cours, mais les jeunes vivront une situation bien plus difficile, et pendant beaucoup plus longtemps. Si nous restons sur la trajectoire actuelle, le réchauffement climatique va s'intensifier pendant le reste de leur vie. C'est pourquoi en 2015 un groupe de jeunes Américains a porté plainte contre les USA pour n'avoir pas limité les effets du réchauffement climatique.

Je ne serai plus là depuis longtemps quand les effets du réchauffement climatique se feront sentir avec leur plus forte intensité, mais la vie des 21 jeunes qui ont porté plainte dans l'affaire Juliana v. US, les «Juliana 21», sera gravement altérée. Quand leur futur est en jeu, demander aux enfants américains d'attendre qu'ils soient en âge de voter n'est pas acceptable.

S'il fonctionne correctement, le système judiciaire est un mécanisme important qui permet aux citoyens de demander des comptes aux dirigeants élus. Et pour les enfants, alors que le temps est compté, c'est leur seule solution. Le réchauffement climatique, une cause majeure d'anxiété et de dépression chez les jeunes, affecte déjà leur santé physique et mentale.

Les Juliana 21 se battent pour tous les Américains. Chacun de nous a droit à un climat vivable, à de l'air et de l'eau non pollués. Mais au lieu de poursuivre l'action en justice, le gouvernement fédéral semble tout faire pour arrêter la procédure avant tout procès. Au cours des 9 années qui se sont écoulées depuis le début de la plainte Juliana, les Juliana 21 et leurs avocats ont lutté contre 14 tentatives du gouvernement américain de mettre un terme à l'action en justice (j'ai été témoin expert bénévole dans cette affaire).

Pour la septième fois dans le cadre de cette affaire, le gouvernement fédéral a demandé le mois dernier une ordonnance de mandamus, une tactique juridique exceptionnelle dans laquelle une juridiction supérieure ordonne à une juridiction inférieure de ne pas instruire une affaire. Dans la procédure habituelle, la juridiction supérieure se prononce sur une affaire seulement après qu'elle a été instruite par les juridictions inférieures. Cette nouvelle démarche subvertit le processus judiciaire et empêche les Juliana 21 de témoigner et de présenter leurs arguments en audience publique.

La politique du gouvernement est surprenante, car les tribunaux du monde entier, y compris ceux des USA, ont permis à de jeunes plaignants d'intenter des actions similaires. Ainsi dans une autre affaire portée par l'organisation à but non lucratif Our Children's Trust (qui a également porté plainte dans l'affaire Juliana), un tribunal du Montana a récemment déterminé que chaque tonne supplémentaire d'émissions de gaz à effet de serre aggraverait le préjudice constitutionnel déjà grave subis par les jeunes plaignants. Le juge a donc décidé que les responsables politiques doivent prendre en compte ces préjudices lors de l'examen des demandes de permis d'exploitation de combustibles fossiles. La Cour suprême du Montana ayant rejeté une tentative de l'Etat de suspendre la mise en œuvre de cette décision historique, les agences publiques préparent déjà l'application de la nouvelle norme.

À sa manière, l'affaire Juliana est également entrée dans l'histoire du droit : aux USA, aucune autre affaire n'a fait l'objet de sept requêtes en mandamus. Comme le notent les plaignants, «sur plus de 40 000 affaires civiles dans lesquelles les USA sont poursuivis et représentés par le ministère de la Justice», ce n'est que dans l'affaire Juliana que «le Procureur général a cherché à empêcher la constitution d'un dossier de preuves lors du procès… au seul motif que cela coûte trop cher au gouvernement de poursuivre l'affaire».

Comme l'a reconnu le tribunal du Montana, la crise climatique s'aggrave de jour en jour. Chaque jour, davantage de dioxyde de carbone est émis dans l'atmosphère; et le gouvernement américain dépense chaque jour des dizaines de millions de dollars pour subventionner le secteur des combustibles fossiles.

Cela nous coûte doublement cher, car nous payons à la fois pour la subvention elle-même et pour les dommages environnementaux et sanitaires causés par le forage et l'alimentation de nos secteurs énergétiques par des combustibles très polluants au lieu d'énergies renouvelables propres et disponibles.

Si le prix du procès est trop élevé pour le gouvernement, c'est en partie parce qu'il a mené une bataille de 9 ans pour étouffer les voix des Juliana 21. En effet, un nouveau retard ne ferait qu'augmenter le coût du litige. Ma propre évaluation des coûts environnementaux encourus lors de ces 9 dernières années de retard montre qu'ils sont largement supérieurs aux coûts financiers cités par le gouvernement.

La question n'est pas de savoir si le gouvernement dit «Nous n'intervenons pas dans le fonctionnement de la Justice». Dans ce cas, c'est le gouvernement qui est l'accusé, et il porte l'entière responsabilité des actions de son Procureur général. Le meilleur résultat sur le plan moral, économique et écologique serait un accord avec les enfants. Ils veulent seulement que le gouvernement prenne en compte les effets du réchauffement climatique sur eux et sur les générations suivantes lors des prises de décisions politiques. Cela semble relever de l'évidence.

Si pour une raison quelconque le gouvernement ne veut pas d'accord, il devrait au moins laisser la procédure se dérouler jusqu'au procès. La Constitution et le système judiciaire américains sont des outils puissants pour façonner ce que produit notre démocratie pour les jeunes qui ne votent pas sur un problème qui présente un risque vital et à long terme tel que le réchauffement climatique.

Les Juliana 21 savent que si le Procureur général réussit à nouveau à retarder la procédure, ils ne pourront empêcher le gouvernement d'aggraver le problème. De même qu'il est urgent de résoudre la crise climatique, il est urgent – maintenant – d'empêcher le Procureur général de recourir à la tactique inhabituelle consistant à demander à la Cour d'appel du 9° Circuit ou à la Cour suprême de rendre une fin de non-recevoir, niant ainsi aux jeunes plaignants le droit à la justice.

Nous devons les soutenir. Dans cette affaire, retarder la justice, c'est la refuser.



*Professeur à l'université de Columbia à New-York et auteur principal du rapport 1995 du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), co-titulaire du prix Nobel de la paix 2007. Il a été économiste en chef de la Banque mondiale et président du Conseil des conseillers économiques de la présidence américaine. Prix Nobel d'économie

Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz