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Edward.W.Saïd : Un Occident indéfendable: « L'Enfer c'est les autres » (2ème partie)

par Mazouzi Mohamed*

« Il semble bien qu'il y ait un impératif moral à rechercher et à dire la vérité du mieux possible, à propos de sujets qui importent et à ceux qu'elle intéresse au premier chef.

Les problèmes deviennent plus complexes, parfois à la limite de l'insoluble, lorsqu'il s'agit d'expliciter de tels « attendus ». Noam Chomsky

«La neutralité que nous avons promise – ou, si l'on veut, notre absence – nous entendons la garder, en dépit des circonstances, sauf sur un point qui n'était pas au programme. Nous ne pousserons pas la discrétion jusqu'à entériner une guerre d'extermination ». 7 Cette confortable « Neutralité, Absence ou Discrétion » dont parlait le grand Jean Paul Sartre en 1967 alors que l'extermination des Palestiniens avait été enclenchée dès 1948, témoigne d'une posture intellectuelle bien étrange et assez suspecte, voire habituelle chez le philosophe notamment quand il s'agissait de parler d'Israël. On lui avait connu un engagement moins équivoque pendant la Guerre d'Algérie lorsqu'il dira « Car, au premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups pour supprimer, en même temps, un oppresseur et un opprimé : reste un homme mort et un homme libre ». (8) C'est ce que fait la résistance palestinienne. Face à l'Histoire, face au génocide ; la philosophe américaine Judith Butler déclarera, récemment, que l'attaque du Hamas du 7 octobre n'est ni «une attaque terroriste», ni «une attaque antisémite», mais «un acte de résistance armée» et un «soulèvement». (9)

J.P.Sartre, le philosophe neutre et terriblement versatile n'est plus de ce monde. L'extermination non seulement ne cessera jamais mais ira crescendo, bruyante ostentatoire et irréfutable. Évidemment on essayera de dire, par la suite, pour dédouaner ces grands penseurs que les « images et le son » au sujet de l'horreur ne parvenaient pas de manière assez forte et convaincante pour secouer les consciences, ce qui sera fort accommodant pour les esprits les plus brillants qui s'étaient fourvoyés comme ce fût le cas à l'égard des horreurs staliniennes qu'on s'acharnera à nier pendant des décennies. Edward.W. Saïd sera un homme terriblement seul, vulnérable, lucide, extrêmement courageux. Il s'exposera dangereusement face à l'une des intelligentsias la plus réfractaire, la plus compromise et la plus malhonnête au monde. On essayera de dénigrer sa pensée lui reprochant, tantôt son manque de rigueur scientifique tantôt sa pseudo radicalité, alors qu'il s'efforcera d'exprimer, sans la moindre ambigüité, sa vision des choses et de dissiper tous les malentendus. Un homme entier, intransigeant et sans compromis : « J'ai toujours donné la priorité à la conscience intellectuelle, et non nationale ou tribale, quel que soit le degré de solitude qui devait s'ensuivre. » (10) Tout le long de ses quêtes, de ses questionnements, de sa lutte pour la Palestine ; il ne ménagera personne à commencer par les dirigeants arabes corrompus et incapables d'œuvrer avec lucidité, à une fin de crise juste et pérenne. Homme de paix et de dialogue, il était pour cette utopique coexistence entre Israéliens et Palestiniens mais sans jamais brader ce rêve d'une Palestine réellement indépendante avec la récupération de tous ses territoires spoliés. « La Palestine et les Palestiniens sont toujours là, malgré les efforts d'Israël, depuis ses origines, soit pour s'en débarrasser, soit pour les rendre politiquement insignifiants. Je le dis avec confiance, nous avons prouvé le caractère erroné de la politique israélienne : nul ne peut nier que, comme idée, mémoire et réalité souvent enterrée ou invisible, la Palestine et son peuple n'ont tout simplement pas disparu. Qu'importe l'hostilité ininterrompue de l'establishment israélien à l'encontre de tout ce que la Palestine représente, notre seule existence a déjoué, voire défait, l'entreprise israélienne visant à nous éliminer complètement».(11) Cette posture irréductible l'amènera à condamner vigoureusement les Accords d'Oslo qu'il qualifiera de Versailles palestinien.

« L'Enfer c'est les autres ». Jamais une réplique apparemment anodine ne sera, précisément par son ambivalence, aussi intemporelle, prémonitoire et symptomatique d'un Occident qui semble figé et prisonnier de ses propres tendances bellicistes séculaires. L'Occident est immuable. « Une civilisation qui s'avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde » .12 « L'Enfer c'est les autres » et son « Huis-clos infernal » est salutaire à plus d'un titre, il vous dévoile le visage hideux d'un adversaire incorrigible qui utilise, depuis trop longtemps, les mêmes stratagèmes, il vous donne le temps de débusquer tous ses subterfuges, ses complicités, ses vassalités ainsi que les défections funestes qui surgissent dans votre propre camp, vos propres atermoiements improductifs . Toutes ces forces qui se liguent contre vous et complexifient votre captivité. Ce « Huis-clos » n'est pas une pièce de théâtre.

C'est la réalité d'un peuple flottant hors de l'Histoire, sans liberté, sans Etat, avec une terre grignotée à vue d'œil et sans vergogne par l'un des ennemis les plus perfides au monde. Une prison à ciel ouvert, un Apartheid ignoble avec pour finalité une « Solution finale » : Un génocide, une épuration ethnique ou la mise en place d'un Exode général, l'évacuation du peuple palestinien hors de sa terre.

« L'Enfer c'est les autres », ces maudits cénacles penauds, grandiloquents ou futiles qui glosent sur la définition des vocables de « génocide, crimes de guerre, crimes contre l'Humanité » pendant qu'on extermine tout un Peuple. Ces «Autres» qui vous demandent de condamner d'abord le Hamas qui ne fait que riposter à une épuration ethnique qui a commencé en 1948. Edward.W.Said nous a appris à croire en d'autres scénarios que ceux que les geôliers orientalistes ont inventés pour nous.

« Nous ne sommes pas des mottes de terre glaise et l'important n'est pas ce que l'on fait de nous mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on fait de nous » 13 Toujours ambigu, lorsqu'il publiera en 1946 « Réflexions sur la question juive », Jean Paul Sartre s'adonnera à la psychanalyse de l'Antisémite ou des Antisémites car le philosophe en dressera plusieurs profils. Parmi ceux-là, il dégagera le portrait de ce Français moyen misérable, menant une vie médiocre et besogneuse et qui essaye de trouver une raison à son malheur et à ses colères dans « Ce Juif voleur et persécuteur… ce Juif qui veut lui dérober la France ». Au fil de ses méditations, le Philosophe nous révèle surtout que « La passion antisémite… devance les faits qui devraient la faire naître, elle va les chercher pour s'en alimenter, elle doit même les interpréter à sa manière pour qu'ils deviennent vraiment offensants ». 14 Depuis 1948, on sera, au fur et à mesure, obligé d'admettre qu'il y a quand même un Juif quelque part, en Israël pour être plus précis, qui s'affaire depuis 1948 à « dérober « une Palestine à des Palestiniens. Il nous sera également impossible de souscrire à cette théorie d'une « Passion antisémite » qui ne peut se justifier que par elle-même.

La passion antisémite ne peut pas indéfiniment devancer les faits qui la font naître. Le Génocide, l'Apartheid, les spoliations ininterrompus exercés depuis 1948 par Israël sur les Palestiniens , l'incarcération d'enfants et de femmes en violation des règles du Droit international ne constituent -ils pas des faits qui précédent cette passion antisémite qui revient en boucle plus virulente que jamais , déclenchée par une poignée de Juifs criminels en Israël et ailleurs qui se sont payés le soutien et le silence inconditionnels de l'Occident afin de parachever leur projet satanique.

Toute la pensée et les positions d'Edward.Saïd durant sa lutte pour une Palestine enfin libre témoignent d'un esprit visionnaire, prudent et irréductible. Déçu par un extrémisme israélien (soutenu inconditionnellement par l'Occident) qui n'a jamais eu l'intention de négocier quoi que ce soit. Déçu par un monde arabe corrompu et pitoyablement incapable de produire des élites politiques et intellectuelles susceptibles de négocier, fermement et raisonnablement, une issue à ce conflit si bien que les seules forces qui feront par effraction irruption dans cette tragédie en qualité de protagonistes de premier plan seront incarnées par des mouvements extrémistes qui conforteront l'Occident et Israël dans leurs anciens préjugés haineux. Immédiatement après les Accords de paix d'Oslo (1993). Edward Saïd se rendra compte de l'interminable marché de dupes israélo-palestinien. Il quittera alors définitivement le Conseil national de l'OLP dont il était membre de 1977 à 1991. « L'Accord est un acte de reddition du peuple palestinien, une sorte de traité de Versailles. » dira-t-il. A suivre

*Universitaire

Notes

7 - J.P.Sartre, en préface au dossier que Les Temps Modernes(1967) consacrent au conflit israélo-arabe.

8- J.P.Sartre, préface de septembre 1961 à F. Fanon, « les Damnés de la terre », Paris, La Découverte, 2002

9- Paul Sugy, « Judith Butler, l'attaque du 7 octobre est un acte de «résistance», Le Figaro du 05/03/2024

10- Said.Edward.W, « Out of Place : A Memoir » ,Vintage Ed. 2000 , p.233.

11- Said.Edward.W, « La Palestine n'a pas disparu », Le Monde diplomatique, Juin 2014.

12- Aimé Césaire, « Discours sur le Colonialisme », 1950

13- J.P.Sartre, « Saint Genet comédien et martyr », Paris, Gallimard, 1952, p. 63

14- Jean Paul Sartre, « Réflexions sur la question juive », Gallimard , Paris , 1946