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La Journée internationale du sol

par Kaddour Djili*

Nous célébrons chaque jour des journées internationales ou nationales dédiées à un événement historique, un fait culturel ou social ou tout simplement à un plat ou un fruit.

Ces journées, dont l'impact socioculturel sur les populations n'est plus à démontrer, sont célébrées et médiatisées avec force à coups de tables rondes, expositions, séminaires et divers autres moyens pour exacerber leur importance. Dans tout cela, combien sont-ils parmi nous ceux qui célèbrent la Journée internationale du sol ou qui se doutent même de son existence ? Oui, cette journée existe bel et bien et elle est célébrée le 5 décembre de chaque année pour mettre en exergue l'importance d'un sol en bonne santé et la gestion durable des ressources en sols.

Ce n'est que lors de cette dernière décennie que l'opinion internationale a pris réellement conscience des enjeux politiques, économiques et sociétaux liés à la ressource en sols. Ceci s'est traduit concrètement par la mise en place d'un Partenariat Mondial sur les Sols en 2011 sous l'égide de la FAO, l'organisation de la première « Global Soil Week » en 2012 en Allemagne, l'organisation en 2013 de la première Journée mondiale des sols qui sera célébrée tous les 5 décembre et la déclaration de l'année 2015 année internationale des sols. C'est en 2013 que l'Assemblée générale de l'ONU a adopté une résolution dans laquelle elle déclare que « les sols constituent le fondement du développement agricole, des fonctions écosystémiques essentielles et de la sécurité alimentaire et sont donc indispensables pour le maintien de la vie sur terre ». En 2015, à l'occasion du COP21, fut lancée l'initiative «4 pour mille de stockage du carbone dans le sol» et en 2016 l'initiative citoyenne « People4Soil ». Dans de nombreux pays, cet intérêt croissant pour les sols s'est traduit par des initiatives politiques, juridiques et surtout scientifiques concrètes en faveurs des sols.

Les sols fertiles sont très limités. En effet, 75% de la surface de la Terre est occupée par les océans, les mers et les lacs et la moitié de la surface émergée se situe dans des zones désertiques, polaires ou très montagneuses peu productives. Dans une bonne partie de la surface restante, la production agricole est sévèrement limitée par des contraintes liées à la pente, la forte pluviométrie, la profondeur des sols et à leur rochosité et piérrosité... Au total, notre planète ne dispose que d'une surface d'environ 10% de terres fertiles pour nourrir les 8 milliards d'humains, mais aussi pour nourrir et abriter tous les autres êtres vivants (animaux domestiques et sauvages) qui y vivent. Cette couche de sol est très fine (1 à 2 m en moyenne), ce qui lui confère le vocable d'épiderme de la Terre. C'est cette fine peau qui interagit avec la lithosphère, l'hydrosphère, la biosphère et l'atmosphère d'où son appellation pédosphère.

C'est cette fine couche très limitée qui nous fournit jusqu'à 95% de notre nourriture. C'est aussi sur cet épiderme que nous marchons, bâtissons des villes, traçons des autoroutes et des voies de chemins de fer, construisons des usines et des aires de jeu sans jamais lui prêter la moindre attention, ni jamais le voir, le sol est invisible ou presque.

Le sol, cette fine peau de la planète Terre, est vivant. Il naît, il se développe mais il peut malheureusement disparaître quand il n'est plus en équilibre avec son environnement. Tous les spécialistes s'accordent sur le fait qu'il faut plus de mille (1.000) ans environ pour produire une couche d'un (1) cm de terre. Le sol est donc une ressource naturelle non renouvelable à l'échelle de l'homme. Le sol, dont les processus de formation nécessitent des dizaines, voire des centaines de milliers d'années, est très diversifié. Il n'y a pas un sol, mais des milliers de sols. La Base mondiale de référence pour les ressources en sols de la FAO (WRB - World Reference Base) reconnaît 32 grandes références de sols, chacune d'elles pouvant renfermer des dizaines, voire des centaines de sols différents.

Ses caractéristiques morpho-analytiques et sa capacité conservatrice de la biodiversité et du potentiel génétique des plantes (graines et pollen) permettent de retracer les différents cycles climatiques et de reconstituer les différentes flores et écosystèmes qui se sont succédé tout au long de sa formation. Le sol est donc une formidable mémoire climatique et floristique. Il est également le siège d'une extraordinaire biodiversité engendrée par la grande diversité des organismes qui y vivent. Il est de loin la partie du monde où l'on rencontre la plus grande biodiversité. A lui seul, il héberge plus de 25% de la biodiversité terrestre. Hormis les plantes, les petits animaux fouisseurs ou non, cette biodiversité comprend des coléoptères, des collemboles, des acariens, des vers, des araignées, des fourmis, des nématodes, des algues, des lichens, des champignons, des bactéries et de nombreux autres organismes. Par exemple, un (1) gramme de terre peut renfermer jusqu'à un milliard de bactéries et une prairie permanente peut abriter entre 150 et 300 vers de terre au mètre carré correspondant à environ 2 à 3 tonnes de vers de terre par hectare. Dix centimètres cubes d'un sol fertile et riche en matières organiques peuvent contenir jusqu'à 1 km de filaments mycéliens correspondant à 200 m de mycélium par gramme de sol.

Hormis son rôle dans la production agricole et la conservation de la biodiversité, le sol filtre chaque jour des milliers de km³ de l'eau qui le traversent en la débarrassant de ses différents polluants (sédiments, différents éléments nutritifs, pesticides, métaux lourds...) et régule le cycle de l'eau superficielle et souterraine. Cette fonction épuratrice et régulatrice suggère que le sol détermine en partie la qualité et la disponibilité des eaux.

Le rôle du sol dans la lutte contre le changement climatique ne saurait passer sous silence. En effet, le sol est le principal réservoir de carbone dans le monde. Les quantités de carbone organique sont estimées à plus de 1.400 milliards de tonnes dans le premier mètre du sol dont plus de 700 milliards sont stockées dans les 30 premiers centimètres du sol. En tant que tel, le sol contribue à réguler les émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre dans l'atmosphère, jouant ainsi une fonction fondamentale pour le climat.

Les pays développés l'ont bien compris et ils injectent des millions de dollars dans des projets de recherche scientifique relatifs à la séquestration du carbone par le sol. Ils considèrent cette question comme l'une des principales clés de la lutte contre le réchauffement climatique de la planète. Ce ne sont là que quelques fonctions et services écosystémiques du sol, parmi tant d'autres, nécessaires au maintien de la vie sur terre.

Malgré l'importance de ses rôles, le sol demeure une ressource naturelle limitée, non renouvelable à l'échelle de l'homme et surtout une ressource fragile qui peut, si rien n'est fait, disparaître. Les estimations suggèrent que l'érosion engendre chaque année une perte de plus de 24 milliards de tonnes de sol fertile. De nombreux autres phénomènes altèrent la qualité des sols et contribuent à diminuer leurs superficies. Il s'agit principalement de la salinisation, la sodisation, la baisse des taux de carbone organique, l'emprise foncière, la compaction, l'acidification, l'engorgement et le déséquilibre nutritionnel, entre autres. Ainsi, ce sont des millions d'hectares de terres agricoles qui sont perdus chaque année ou qui voient leur fertilité fortement réduite.

L'histoire de l'humanité a montré que les populations s'établissaient là où les sols sont les plus productifs, l'eau étant ramenée par aqueducs et foggara ou mobilisée (barrages, retenues collinaires...) ou encore prélevée sur place à partir des cours d'eau qui les traversent ou des nappes superficielles. L'histoire a montré aussi que les grandes civilisations accordaient une importance particulière à la connaissance de leurs sols.

A titre d'exemple, les Chinois (40 siècles plus tôt), les Nabatéens (IV -30 ans AJC), les romains (environ 2 siècles avant JC), la civilisation arabo-andalouse (VII ? XIV siècle), la Russie (XIX siècle) avaient établi chacun en ce qui le concerne, leur propre classification des sols basée sur la productivité et savaient distinguer entre les différentes catégories de sols et leurs modes d'utilisation ou de mise en valeur. Aujourd'hui, force est de constater que les pays les plus développés sont ceux qui investissent le plus dans la connaissance de leurs sols par le biais de programmes de recherche scientifiques ou de développement (typologie des sols, fertilité des sols, bases de données pédologiques et agronomiques multiscalaires...). Conscients que le sol constitue la base de la production agricole, ces pays investissent dans la connaissance et l'étude des sols pour mieux les utiliser et mieux les protéger. C'est ainsi que de nombreux symposiums sont organisés à l'échelle nationale ou internationale sur des aspects très précis et très pointus de la science du sol. Le 5 décembre de chaque année, Journée internationale du sol, est particulièrement indiquée pour organiser ces réunions, diffuser et vulgariser l'information pédologique mais aussi pour sensibiliser les décideurs, les utilisateurs et surtout l'opinion publique sur l'importance de préserver un sol sain pour une agriculture saine et durable.

En Algérie, les sols fertiles sont une ressource très limitée (moins de ¼ d'ha/habitant) et fragile et par conséquence une ressource précieuse qui doit être protégée. Au lieu de cela, nos sols sont malmenés dans tous les sens non seulement par les aléas naturels qui les détruisent à vue d'œil, mais aussi et surtout par ceux qui sont censés les protéger et les valoriser (pratiques agricoles inadaptées, mauvaise qualité des eaux d'irrigation, urbanisation des terres agricoles, industrie, textes législatifs insuffisants et souvent non respectés...). Les sols d'Algérie, dans le sens large du terme, sont très diversifiés mais demeurent malheureusement peu connus. Sinon, comment expliquer que nous sommes l'un des rares pays qui ne disposent pas encore d'une carte d'inventaire de leurs ressources en sols ? Le seul document existant et qui est souvent cité et utilisé dans les différents travaux de recherche et projets et programme de développement est une carte publiée au milieu du siècle dernier (1954) à très petite échelle (1/500.000) malgré tous ses inconvénients, insuffisances et défauts.

Lors de ces derniers soixante ans, de nombreux travaux agropédologiques ont été réalisés aux grandes et moyennes échelles dans le cadre de programmes de mise en valeur agricole. Ces études ont certes contribué à la connaissance et à la valorisation des sols d'Algérie, mais elles restent très insuffisantes quantitativement (superficies cartographiées) et qualitativement (classification des sols utilisée, description, méthodes d'analyse au laboratoire...). Aujourd'hui, la méconnaissance de nos sols et surtout le peu d'intérêt qui leur est accordé se traduisent par l'abandon et la déperdition de nos meilleures terres et nos meilleures plaines au profit de terres et zones marginales. Les conclusions d'une recherche récente encadrée par nous-mêmes a révélé qu'en l'espace de 50 ans, la plaine de la Mitidja-Est a perdu 29.000 ha environ de terres agricoles au profit de l'emprise urbaine et industrielle, soit une perte de 40% environ de sa surface agricole. Ne dit-on pas qu'« une nation qui détruit ses sols se détruit » ?

Au fait, combien d'émissions et de débats télévisuels et radiophoniques sont dédiés aux sols ? Très peu, pour ne pas dire aucune ni aucun. Alors, faut-il s'étonner que la Journée internationale du sol ne soit pas célébrée chez nous (comme il se doit) le 5 décembre ? Dans ce cas, il ne faut pas s'étonner non plus si nos arrière-petits-enfants apprendront dans leurs manuels scolaires que les plaines de la Mitidja, de la Mina, de la Macta, de l'Habra, du Ghriss, de la Mekerra, de la Bounamoussa, d'El Milia, de et de... furent jadis des terres fertiles et nourricières.

*Professeur en Science du Sol à l'Ecole Nationale Supérieure Agronomique d'El Harrach Alger