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Plus de réglementation financière peut devenir contre-productif

par Raghuram G. Rajan*

CHICAGO - Les régulateurs américains veulent augmenter leur exigence en capital pour les banques qui détiennent plus de 100 milliards de dollars d'actifs ; c'est notamment une réaction aux faillites bancaires de mars dernier. Il s'agit néanmoins d'une stratégie étonnante dans la mesure où ces derniers temps ce ne sont pas de grandes banques, mais de petites banques qui ont pris des risques inconsidérés.

Certaines des réformes proposées (par exemple l'obligation pour les banques d'inclure les gains et pertes non réalisés liés à certains titres dans leur ratio de fonds propres) auraient du être accomplies depuis longtemps. Il n'en reste pas moins que les PDG de plusieurs grandes banques sont mécontents. Ainsi Jamie Dimon de JPMorgan Chase a vivement critiqué la proposition de renforcer les exigences en matière de fonds propres, car cela pourrait selon lui décourager les prêteurs et en conséquence freiner la croissance. Avant de balayer de la main ces critiques comme purement intéressés, demandons-nous à quoi servent les fonds propres des banques et si les propositions des régulateurs sont judicieuses.

Le financement «patient» à long terme (grâce aux actions par exemple) est comptabilisé dans les fonds propres bancaires. Contrairement aux dépôts à vue, ils ne doivent pas être reversés à court terme aux clients non assurés. Si les banques risquent la faillite en raison d'une panique bancaire, il semble évident qu'une plus grande exigence en fonds propres permettra de diminuer ce risque - d'où une plus grande stabilité du système bancaire.

Malheureusement, le problème est plus compliqué que ça. Certes, face à une crise, une banque disposant de davantage de fonds propres a plus de chance de s'en tirer qu'une autre. Mais d'une part toutes les banques ne prennent pas les mêmes risques, et d'autre part une exigence en fonds propres plus élevée n'est pas sans conséquence pour la stabilité financière globale et pour l'économie.

De toute évidence, plus de financement par émission de capital permet de diminuer les emprunts à risque (l'effet de levier bancaire). C'est également un amortisseur de pertes ; comme les pertes des banques affectent leur capital avant d'atteindre les déposants, elles peuvent faire face à des incidents. Par ailleurs les superviseurs ont le temps de réagir s'ils voient que le capital d'une banque s'érode. Or les superviseurs exigeant également que les banques détiennent des fonds propres en proportion du risque lié à leurs activités, des fonds propres élevés peuvent inciter à la prise de risque.

Comme les investissements dans le capital des banques sont très sensibles au risque, une exigence minimale en fonds propres sert de ticket d'entrée : seules les banques qui parviennent à convaincre les investisseurs qu'elles ne prendront pas de risques excessifs peuvent lever des capitaux à un coût raisonnable. Et comme les banques génèrent généralement du capital grâce aux bénéfices qu'elles conservent plutôt que par des nouvelles émissions d'actions, la réglementation permet aux banques rentables de croître tout en restreignant les banques déficitaires. Enfin, compte tenu de son importance, le niveau de fonds propres d'une banque est un moyen d'évaluer sa performance.

Ce sont autant de raisons pour exiger des banques qu'elles détiennent un volume raisonnable de fonds propres. Avant la crise financière de 2008, certaines banques fonctionnaient avec des fonds propres qui ne représentaient que 2 % de leurs actifs, ce qui les mettaient au bord du gouffre. Par contre les grandes banques ont traversé sans trop de difficulté l'épisode de mars 2023 - d'autres exigences réglementaires y ont aussi contribué.

Est-il approprié d'augmenter maintenant les exigences en matière de fonds propres ? Un argument en faveur de cette augmentation ne tient pas la route : avec plus de fonds propres le conseil d'administration d'une banque (et les détenteurs d'actions qu'il représente) aurait plus d'intérêt en jeu, et serait donc incité à limiter la prise de risque. Quiconque a siégé au conseil d'administration d'une grande banque sait que ses membres dépendent entièrement des informations qu'ils reçoivent de la direction. Il est illusoire de croire qu'ils vont freiner une équipe dirigeante imprudente. Comme le montre le rapport de la Réserve fédérale américaine sur l'effondrement de la Silicon Valley Bank (SVB), il arrive que même les superviseurs ignorent les risques pris par une banque, ou sont incapables d'y mettre fin s'ils en ont connaissance. La réglementation échoue fréquemment à dissuader une banque de prendre des risques extrêmes qui rapportent des bénéfices en période faste, car ces bénéfices s'ajoutent à son capital et lui permettront de prendre encore plus de risques - en attendant la prochaine crise.

Enfin, dans la mesure où plus de fonds propres donne une plus grande marge de manœuvre à la direction d'une banque, des exigences plus élevées en la matière peuvent s'accompagner d'un coût qui en annule les avantages. Plus la direction fait preuve d'imprudence ou de négligence dans sa gestion, plus les pertes pour les investisseurs peuvent être élevées avant que des retraits massifs n'entraînent la faillite de la banque. La direction de la SVB aurait détruit bien plus de valeur (avec la complicité du conseil d'administration et des superviseurs) si les déposants non assurés n'avaient mis fin à ses agissements en réclamant leur argent. Cela ne signifie pas que ces déposants étaient particulièrement vigilants, ils n'avaient guère idée des risques croissants. Mais quand ils ont senti que quelque chose ne tournait pas rond, cela a été le début de la fin pour la banque.

Les poussées occasionnelles de retraits bancaires peuvent également avoir un effet salutaire pour une banque si cela conduit sa direction à éviter les risques excessifs. De ce point de vue, on peut considérer ces vagues de retraits comme une caractéristique du système - et non pas comme un défaut à éliminer en augmentant les exigences en matière de fonds propres. En assurant efficacement les dépôts après la mini-crise de mars, la Fed et le Département du Trésor américain ont évité une panique bancaire de grande ampleur. Mais en maintenant en place beaucoup de dirigeants bancaires incompétents, ils ont transformé les déposants préalablement non assurés en spectateurs passifs. En quelque sorte ils en ont fait un capital, un capital humain.

Nous ne voulons pas que les fonds propres des banques soient si peu étoffés qu'une faible perte ou un événement inattendu puisse déclancher une panique bancaire et des pertes beaucoup plus importantes, mais il faut aussi reconnaître qu'au-delà d'un certain point, plus de capital peut faciliter les erreurs de gestion. En fin de compte, plus d'exigence en matière de fonds propres peut renchérir le capital, limitant ainsi la capacité des banques à financer la croissance - ce dont Dimon nous met en garde. Et si l'activité se déplace vers d'autres institutions pour lesquelles l'exigence en capitaux propres est moindre, la fiabilité du système financier ne sera pas renforcée.

Or ce risque n'est pas purement hypothétique. Les régulateurs américains sont confrontés aujourd'hui à un problème majeur : les petites banques ont accordé des crédits immobiliers aujourd'hui douteux dont les grandes banques ne voulaient pas en raison des exigences en fonds propres auxquelles ces dernières sont soumises. Il reste à voir si ces petites banques pourront faire face aux pertes qu'elles vont subir.

L'application judicieuse d'une réglementation suppose d'identifier le moment où un outil perd son efficacité et devient contre-productif. Le mieux est parfois l'ennemi du bien.



Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz

*A été gouverneur de la Banque centrale indienne. Il est actuellement professeur de finance à la Booth School of Business de l'université de Chicago - Son dernier livre s'intitule The Third Pillar: How Markets and the State Leave the Community Behind (Penguin, 2020).