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Colloque international: Les crises au quotidien

par Mohamed Mebtoul*

25-26 septembre 2023, IGMO, salle Talahite

Dans une perspective pluridisciplinaire et transnationale, philosophes, politologues, sociologues, anthropologues, économistes, juristes et sociolinguistes tenteront de débattre profondément des crises au quotidien concernant différentes sociétés dans le monde. La rencontre scientifique est organisée par l'Université d'Oran 2, l'Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé (GRAS), l'Université de Tlemcen et l'Institut Français Algérie, Oran.

Partir humblement du quotidien et des situations de crise qu'il déploie souvent dans l'invisibilité sociale et la non-reconnaissance, permet de comprendre finement les dynamiques sociales déployées par le bas, en insistant sur la complexité, la diversité des drames et des inégalités sociales vécus au jour le jour par les populations.

Force est de reconnaitre que les sociétés sont objet de multiples détours (Balandier, 1985) de sens par la présence imposante et hégémonique des pratiques informelles qui s'infiltrent dans tous les champs sociaux. Celles-ci reconfigurent les crises où certaines sont plus déroutantes que réelles, permettant d'enrichir les actionnaires des grandes entreprises multinationales ; la réalité de la finance se trouvant déconnectée de l'économie dite « réelle » (Fassin, Boyer, 2022). Les crises sont médiatisées de telle façon qu'elles nous sont présentées comme faisant figure d'exception, oubliant tout le processus historique qui leur donne sens et pertinence. Elles sont en réalité enfouies de façon sinueuse et silencieuse dans la profondeur du quotidien des populations. Le philosophe Henri Lefebvre montre bien que le quotidien est « la somme des insignifiances » (Lefebvre, 1968) qui sont occultées et sous-estimées à partir d'approches idéologiques et mystificatrices des crises. Celles-ci semblent faire peu cas de la vie au jour le jour des personnes.

Travail, éducation et santé au quotidien

-L'observation fine du travail indique ses multiples fragilisations, défigurations, peu porteur de dignité et de reconnaissance sociale matérielle, est au contraire enseveli sous la pression d'autres acteurs sociaux dominants qui déploient par d'autres façons de faire plus cachées, plus insidieuses, plus rusées. Ce qui leur permet de se mouvoir aisément dans les espaces sociaux et professionnels, arrachant des gains symboliques conséquents, faisant en sorte de brouiller le sens du travail, pour lui substituer de façon pesante et structurelle des formes de contournements centrées sur la nécessaire violence de l'argent, au cœur de la crise au quotidien.

-La crise sociosanitaire et éducative au quotidien est renforcée par une bureaucratie difforme et sélective. Elle oblige les familles anonymes, sans capital relationnel et financier, à l'errance sociale, thérapeutique et éducative. Elles sont contraintes au détournement pour tenter d'arracher des soins et des savoirs au profit de leurs proches parents, de la société et des institutions. Pour certaines d'entre elles, il est vital de se défaire honteusement et dans l'indignité de leurs précieux bijoux. Les crises au quotidien dévoilent leur confrontation permanente - par absence de médiations crédibles et reconnues - aux différents espaces marchands informels qui surgissent de partout et de nulle part, avec une rapidité déconcertante dans les différents recoins des espaces sociaux. L'invisibilité sociale, c'est le refus de « voir » et de « reconnaitre » les tensions au quotidien qui s'objectivent dans la méfiance, le stress, les incertitudes, les contreviolences symboliques, et les frustrations des personnes. « Perdre sa forme humaine, c'est en effet être soustrait de la visibilité des vies humaines et plongé dans une invisibilité mortifère» (Le Blanc, 2009).

Les institutions bureaucratiques

Ce qui explique en partie le peu de crédit des institutions bureaucratiques peu soucieuses en réalité de nouer des relations sociales plus symétriques avec la population anonyme. Le discours profane nous éclaire à partir des mots simples sur le peu de considération donné à la personne orpheline du capital relationnel. « Je me retrouve en train de courir depuis des années pour tenter d'obtenir mon livret foncier ». Les institutions sont profondément administrées, privilégiant la verticalité des décisions à une régulation sociale plus contractualisée pouvant attribuer de l'importance à l'altérité et à l'écoute des personnes. « Ils nous ont tués par leur silence », disent de façon récurrente nos interlocuteurs.

-La gestion des crises des rapports sociaux au quotidien opère par glissement, et fuites en avant donnant un sens explicite aux dysfonctionnements techniques, sociaux et immédiats. Elle conduit à la réification des institutions réduites à la « consommation » mécanique de notes, de circulaires et d'injonctions en décalage profond avec la réalité quotidienne. Celle-ci est une construction sociale. Les personnes déploient un imaginaire, des interprétations, des jugements diversifiés à partir de leurs contraintes quotidiennes. Les détails paraissant les plus insignifiants et les plus ordinaires leur semblent pertinents : pour une femme, contrainte d'attendre longuement pour être reçue dans une institution, alors que les enfants sont restés seuls à la maison, c'est faire peu cas du temps social n'a pas du tout le même sens selon la position sociale des uns et des autres. L'agent d'une institution clamera aux clients angoissés : « Patientez, le temps est long ». Le quotidien est marqué par des glissements de sens, des attentes différentes selon que l'on soit agent ou client, à l'origine des « mécanismes d'affrontement » (Javeau, 2006).

La crise environnementale

- De plus en plus d'agents sociaux de statuts diversifiés dans de nombreux pays, se retrouvant sans aucune perspective socioprofessionnelle, sans champ du possible, enfermés dans un horizon cognitif restreint, affrontent la mort dans des conditions hasardeuses et risquées, pour tenter de donner sens à leur vie de tous les jours, contraints de refouler leurs passions leurs projets brimés. La « Harga », cette brûlure-colère qui pousse la personne à vouloir quitter clandestinement « sa » société, représente le signe le plus dramatique des crises au quotidien.

-La crise environnementale au quotidien semble se poursuivre encore pour de longues années. Ce sont particulièrement les gens de peu, sans moyens pour se protéger, qui subissent de façon plus radicale les catastrophes naturelles, se retrouvant entre eux, contraints à l'isolement et à l'errance sociale. Le viol d'une partie de la biodiversité s'opère dans un contexte marqué par un néolibéralisme ravageur qui opère sans état d'âme dans toutes les sociétés, provoquant avec dédain les inégalités sociales entre les différentes régions du monde.

Appréhender les crises au quotidien (travail, santé, éducation, citoyenneté, environnement, etc.) permet de questionner de façon lucide et critique le statu quo producteur d'accommodements et d'illusions dans un système rentier, déniant au réel ses multiples jaillissements dans la société : la violence de l'argent, l'urbanisation incontrôlée, les multiples déviations dans la production de statuts sociaux valorisés dans une logique de cooptation. Il est enfin possible de relever les zigzags impressionnants, imprévisibles, et risquées au cœur de la circulation routière, indiquant la fragilisation et le faible ancrage social des normes dominantes.

Les crises au quotidien permettent enfin de montrer la prégnance d'un savoir social, un savoir-juger (Arborio, 2001) face à certaines situations de crise au quotidien. Les populations sont mises à l'épreuve dans une logique de délégation pour pallier aux défaillances des pouvoirs publics.

C'est dans les situations de crise que la solidarité peut en effet prendre tout son sens, rendant possible le processus de citoyenneté défini par l'engagement collectif des populations. Celui-ci reste pourtant caractérisé par sa fragilité et sa complexité (Balibar, 2011). Il dévoile ultérieurement à la crise ses multiples retournements de sens.

La lassitude, les promesses non tenues renvoient en partie aux multiples opacités qui structurent l'ordre sociopolitique dans les différentes sociétés, déconstruisant le processus de citoyenneté qui ne fonctionne pas de façon linéaire, marqué par ses multiples contradictions, pouvant être éclairées par l'appréhension fine des situations de crise au quotidien.

Quatre thématiques structurent le programme scientifique du colloque international : travail et migrations ; langues, discours et éducation ; santé et société ; droit et citoyenneté.



Références bibliographiques

Arborio Anne-Marie, 2001, Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l'hôpital, Paris, Anthropos.

Balibar Etienne, 2011, Citoyen sujet et autres essais d'anthropologie politique, Paris, PUF.

Boyer Robert, 2022, « Financiarisation », in : Fassin Didier (dir.), La société qui vient, Paris, Seuil, 167-184.

Fassin Didier, 2022, « Un moment critique », in : Fassin Didier (dir.), La société qui vient, Paris, Seuil, 7-36.

.Javeau Claude, 2OO6, « Routines quotidiennes et moments fatidiques », Cahiers internationaux de sociologie », vol. CXXI, 227-238.

Le Blanc Guillaume, 2009, L'invisibilité sociale, Paris, PUF.

Lefebvre Henri, 1968, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard.



*Sociologue, coordinateur scientifique du colloque international sur les cries au quotidien.