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Musique andalouse: Sur les traces du grand maître Cheikh Ahmed Bensari dit «Rédouane» (1914-2002), sa vie, son œuvre

par El Hassar Abdelkader Salim*

Le grand maître Rédouane Bensari (1914-2002) a inscrit en lettres d'or son nom au parangon de la musique andalouse.

Fils du grand maître Mâallem Hadj Larbi Bensari, Rédouane, apprécié à sa juste grandeur, est considéré comme le dernier grand génie de la musique dite «andalouse» en Algérie et cela en raison de son haut niveau de performance et d'ingéniosité. Sa carrière musicale est extrêmement riche en chefs-d'œuvre dès l'enfance, c'était déjà un maître. Dès l'âge de six ans, il figurait déjà dans l'orchestre de son père, résolu de mettre à profit ses talents surnaturels, ne pensant point à le mettre à l'abri d'une popularité prématurée et redoutable. Dès cet âge, Il va voyager un peu partout dans le monde, accompagnant le père dans ses tournées, et commença pour le jeune prodige une vie de voyages extrêmement utile à sa formation musicale. Ces années d'apprentissage et de voyage, qui n'en sont pas moins déjà des années de création, peuvent constituer dans sa biographie une première période assez distincte. A l'âge de seize ans, il était déjà un chanteur accompli avec un répertoire conséquent lui permettant déjà d'animer des soirées et moments sopranos prisés par les mélomanes juifs et musulmans. Il se distinguait par sa maîtrise dans le jeu de la mandoline, du violon et du piano. Sa jeunesse le poussait à interpréter les morceaux en vogue d'auteurs juifs et musulmans tels «H'nina», Oughniat Bensoussan'', «El goumri», etc., qui faisaient rêver les jeunes dans le milieu tlemcénien très cosmopolite. Dans son récit de voyages, en 1928, en Algérie, le romancier français Henri de Montherlant qui succomba à la voix suave et langoureuse, à ses dentelles mauresques, écrit à propos du talent du jeune Rédouane : «A Tlemcen, ville de vieille, où dans un café maure, le fils de Larbi, Rédouane (quatorze ans) chantait des chants andalous qui sont des chants composés jadis par les Arabes de l'Andalousie.

Tout Tlemcen était là, les consommateurs, coude à coude, tant au dehors du café qu'à l'intérieur, le portefaix en haillons à côté des élégants Couloughlis, et une foule massée dans l'avenue qui n'avait pu trouver place. Rédouane chanta d'abord le Goumri?».

Très jeune, il était l'invité des milieux artistiques à Oran, Alger, Blida, etc., où il était apprécié par son talent musical, dira Cheikh Dahmane Bénachour. Dès son jeune âge, il était parmi les grands pour assister aux concerts qu'animait son père avec les musiciens de haute valeur : Makhlouf Rouch dit ?'Btaïna'', Mohamed Tchouar dit ?'Ba Tchouar'', Omar Bekhchi, Moulay Djilali Ziani-Chérif, Abdelkader Qarmouni-Serradj, Mohamed Bessaoud dit ?'ould al?Hadj'', Braham Dray, etc. Parler d'école musicale de Tlemcen, c'est autrement faire référence à une source de fécondité, à son énergie créatrice incomparable, résultat d'une grande sensibilité à la fois de ses gens de lettres et de ses musiciens avec leurs fortes personnalités et qui resteront pour longtemps encore, les symboles de son génie. Les contacts avec ces maîtres vont enrichir son génie en l'élevant à une très haute conception de l'art. De bonne heure, il avait nettement déterminé l'idéal qu'il voulait atteindre, il s'avançait vers la conquête de son idéal avec une passion, une suite et une continuité dans le progrès qui étonnent. «Rédouane», enfant prodige, qui, très jeune se prêtait à des exercices compliqués et virtuoses, fut dès son jeune âge sollicité pour des enregistrements de chants puisés dans les répertoires de la ?'Sana'a?' andalouse, le ?'Gherbi?', ou le ?'Beldi-Haouzi?'. Il sera avec son talent un interprète fidèle des plus belles odes du genre ?'Gherbi?' de poètes marocains, avec la gravité de l'éducation qui ressurgit dans leurs chants autobiographiques où se mélangent désirs, douleurs et souvenirs, Kaddour El Alami, M'barek Soussi, Bénali Ould R'zine, Abdelaziz El Maghraoui, etc.

Dans sa passion et sa fibre artistique, sa virtuosité propre, son côté fécond, il impliquera, toujours dans la tradition, un style personnel d'interprétation de la chanson. Imprégné par le combat des «Jeunes» dans l'engagement exaltant le progrès et l'évolution, à l'orée du XXe siècle, il sera de la génération des artistes qui va exploiter ses capacités, ses talents d'interprétation à mieux rendre de ce qui est dans le prolongement de notre patrimoine resté jusque-là figé et qui n'avait cessé d'enregistrer des pertes irréparables. Son label dû à son génie particulier lui valut très jeune son entrée dans le quotidien exemplaire dans l'interprétation de cet art. Il est là, dans le même engagement qui animait, à ce moment, l'esprit «new âge» des intellectuels en faveur d'une modernité intrusive mobilisés dans le cadre des activités des cercles de patriotisme, «masriyates» ou «Nadis» créés au gré des impasses et des arrières cours de la vieille médina à l'ère coloniale. Il figurera parmi les acteurs du renouveau de l'art parmi lesquels des personnalités bien marquées adoubées par les jeunes dont Mostéfa Aboura, Mohamed Bensmaïl, Ghouti Bouali, et d'autres encore, de tendance universaliste, des hommes fins et distingués, passionnés et érudits sur le sujet et qui ont, les premiers, travaillé à consigner l'héritage dans l'objectif de le rendre accessible prenant l'initiative de sa transcription aux côtés de Cheikh Mohamed Benchaabane dit «Boudelfa», considérée comme une des premières expérience purement algérienne de codification de l'héritage millénaire andalou-maghrébin de cette musique. Sa jeunesse baignant dans un milieu marqué par le vent de renouveau du nouvel élan historique des «Jeunes» engagés dans la réflexion et dans l'action culturelle et politique, il mit à profit ses qualités vocales et instrumentales et cela, à côté du père et de l'importante bibliothèque qu'il allait mettre à sa disposition. Tout près de la source, il va exploiter les ressources de son art et mettre en valeur ses dispositions, en science musicale, dans l'interprétation des reliques bien conservées des poésies et des chants du creuset des «Noubas» et des genres populaires dérivés «Beldi-Haouzi», «Aroubi», «Gherbi» et même «Charqi».

A l'âge de dix huit ans, il figurait dans l'orchestre que conduit au Caire son père Cheikh Larbi Bensari, icône de la chanson andalouse, représentant l'Algérie au premier congrès sur la musique arabe tenu au Caire, en 1932, subjuguant sur scène la diva de la chanson arabe Oum Keltoum revenant de là avec beaucoup d'émotions, imprégné par l'idée du travail qui devait être fait pour à la fois protéger et valoriser les trésors de chants de l'héritage musical avec sa ?'Sana'a'' séquencée par des textures, rythmes et mélodies. Le voyage qu'il effectua aux côtés de son père va davantage impulser en Rédouane une conscience nouvelle de ce qu'il manquait à faire en matière de prise en charge de l'héritage, ses formes et ses motifs, ses tendances à mieux les mettre en valeur. Cette première manifestation scientifique d'envergure consacrée à des musiques non occidentales, réunissant musicologues occidentaux et orientaux lui a permis, très jeune, d'avoir un autre regard sur la musique élargissant sa culture musicale. Pour son jeune âge, Rédouane sera le chanteur le plus en vue lors de ce congrès organisé sous les auspices du roi Farouk (1920-1965). Son talent ne passera pas inaperçu. Admiré, il est ensuite sollicité de toutes parts pour ses exercices de style dans l'interprétation de chants classiques arabo-andalous sur lesquels, l'influence de l'Orient se dévoile à l'expression et à l'imprégnation musicale du luth oriental qu'il lui fit offert au cours de son séjour au Caire. Le jeune musicien provoque l'intérêt de la célèbre diva de la chanson, du monde arabe, Oum Keltoum, qui découvrit ses mérites d'artiste, le couvrant d'éloges. En 1934, il est présent avec son père au congrès de musique arabe, à Fès, où il connut les sommités de la musique « Ala » ; Mohamed Al-Brihi, Omar Djaïdi, Mohamed Al-Mtiri. Il est partout avec l'orchestre de son père ; à Alger, Fès, Tunis, Paris,

Le Caire, Damas,Istanbul, etc.

Du Caire où il acquiert son premier luth, il en est revenu grandement enrichi à la fois dans l'esprit, la conception et la pratique dans l'exécution des vieilles partitions de la «Sana'a» et ses savoureuses mélodies tant en finesse et en sensibilité, sa richesse et sa complexité en matière de rythmes et de découpage. De nombreux enregistrements réalisés en cercles s'accompagnant du luth, du violon ou du piano lors de veillées privées, épiphanies en solitude renvoyant à une tendre mélancolie, ont fini par témoigner de ses capacités, exaltant dans l'intégrité du chant et de la mélodie sa sensibilité profonde avec son standard, sa douce musique son génie dans cet art-thérapie ancestral indémodable, gardant, depuis les temps, toujours sa fraîcheur. Avec sa technique supérieure du luth dont le style a changé en profondeur dès son retour du Caire, il a donné l'image musicale la plus exacte des chants au-delà aussi, les traits d'ornement qu'il module avec une parfaite aisance et une grâce exquise, se mouvant surtout librement sur des notes longues dans ses remarquables solos, personnifiant la musique de luxe.

Avec l'universalité de son intelligence musicale, Rédouane put s'élever à la musique pure où se dégage la plus haute idée qu'on puisse concevoir de l'art musical. Au-delà de la bonne mémoire qu'il a des pièces du patrimoine, «Rédouane» est surtout réputé pour son talent dans l'interprétation des mélopées andalouses avec un doigté, une verve, enfin, une inspiration sublime pour broder et enluminer chaque partition. Maître accompli, il est doué, avec une délicatesse infinie, dans l'art de l'ornementation de facture classique qui a consolidé sa notoriété à modeler les chants sur les sinuosités des textes de grands poètes. Il fit alors son devoir de jouer sur l'expression du chant, le mouvement et le dessin mélodique. Il a ainsi ouvert les portes du grand art musical.

Durant la guerre de libération, ce grand maître a connu l'extrémité des moments difficiles vécus, sans soutien. De morne tristesse, il quitte définitivement Tlemcen, en 1958, pour s'installer à Casablanca, au Maroc. Loin de sa ville natale, il choisit d'entamer sa nouvelle vie, jusqu'à même renoncer à sa carrière d'artiste mais sans perdre pour toujours la flamme de la chanson de l'héritage du milieu où il est né. Travaillant laborieusement pour gagner sa vie en tant que surveillant de phare, au port, et dans son long exil, il va continuer à puiser la force vainquant la solitude, sollicité souvent en intimité à offrir sur les portées de cette musique des moments de chants consacrant son talent et son génie de style, voire ses inflexions, ses délices d'interprétation y laissant encore aujourd'hui son empreinte. C'est dans l'intimité de rencontres qu'il va cependant continuer à entretenir allumé le foyer du riche héritage, de l'univers de beauté avec ses mélodies, ses rythmes, ses textures. Au Maroc où il a laissé couler sa vie jusqu'au dernier jour, il a perpétué les mœurs des petits concerts donnant une nouvelle impulsion à la musique. Les rencontres de ?'Rédouane?' durant son exil, sont des moments intenses mais, surtout, très enrichissants du point de vue du répertoire dont il détenait le legs. Sa carrière, son exil font toujours l'objet de récits, parfois même de légendes à Tlemcen où son souvenir est resté, malgré les années passées, intact. De nature mélancolique et jovial à la fois, il ne se départit point de son art-thérapie pour vaincre sa solitude répondant à toutes les sollicitudes en matière d'aide à apporter aux musiciens, sollicité par Sid Ahmed Serri, Mohamed Bouali, Tahar Fergani, etc., figurant parmi les tenants et fins connaisseurs de l'héritage qui ont, tenté eux aussi, à l'indépendance du pays, le renouveau de cette musique.

Cheikh Rédouane est un des rares musiciens du XXe siècle qui, comme Dali, ont eu une action profonde sur leur contemporain. L'œuvre laissée par ce grand maître est un moment étonnant de son génie. Elle a une valeur originale et propre se trouvant ainsi, en harmonie avec l'indépendance du caractère du maître, qui ne voulut jamais aligner sa liberté et vécut un peu en bohème, restant sui juris. Son œuvre est un témoignage admirable de la vie, de l'âme et de la puissance de l'instinct; une âme d'une qualité particulière, une âme divinement pure. Il a abordé tous les genres, et dans tous, il a laissé des chefs-d'œuvre. Telle fut l'étonnante carrière de ce musicien et dont la fonction incessante fut de produire des chefs-d'œuvre. Les œuvres de Cheikh Rédouane Bensari sont d'un sentiment et d'une couleur intense. Tout est neuf, personnel, avec une originalité profonde qui décourage l'imitation. Auprès de telles délicatesses, de telles transparences, les finesses de ce maître enchanté de l'art musical andalou sont éblouissantes.

Chez ce musicien doué, cultivant son art avec désintéressement, il y a aussi la simplicité, une indifférence aux honneurs retentissants. Noble, il le fut par la générosité des sentiments, par le génie. «Rédouane» est un des musiciens qui font le plus honneur à la chanson andalouse. Il a élevé et anobli la pratique de la chanson andalouse, et appartient à la catégorie des virtuoses qui, tout en étant une personnalité très marquée, savent s'effacer devant l'œuvre interprétée. Malgré l'exil, Cheikh «Rédouane» par son style, son allure, son oreille musicale très fine sans jamais se positionner «maître», est demeuré depuis une source intarissable pour les musiciens algériens qui ont continué souvent à lui rendre visite à Casablanca, sa ville d'adoption. Aujourd'hui, et grâce à «Rédouane», une grande partie du patrimoine de Cheikh Larbi Bensari a été préservée d'une disparition fatale.

Des dizaines d'enregistrements sur bandes rendent plus ou moins accessible son œuvre qui constitue une source de référence, de matrice, à de nombreuses associations musicales andalouses en Algérie. La musique andalouse à Tlemcen doit à ce maître des morceaux inédits du répertoire de Larbi Bensari, des «Chghaletes» mais également l'ensemble des «touachis» épurées qui enrichissent particulièrement le corpus musical traditionnel de son école. «J'ai pu personnellement récolter en vidéo et en solo une partie considérable du patrimoine musical de l'école de Tlemcen qui était, sans doute, vouée à une déperdition sans l'aide précieuse et généreuse de ce maestro inégalable», témoigne le maître de la musique andalouse, docteur Yahia Ghoul. Le professeur et mélomane Kamal Mahieddine Malti eut de nombreuses fois recours à ce prestigieux maître pour procurer à Cheikh Mohamed Bouali et Cheikh Ahmed Serri des morceaux rarissimes qu'il était seul à détenir de son père. De nombreux musiciens à Tlemcen, à Oran, se reconnaissent dans la généalogie de l'art andalou pratiqué par ?'Rédouane?' fierté de son père Larbi Bensari : Yahia Ghoul, Salah Boukli Hacène, Mokhtar Allal, Salim Mesli, Othman Chiali, Tahar El Hassar, Abderrahim Benzemra, Abdelkrim Bensid, Amine Smaïn et bien d'autres musiciens qui lui manifesteront d'ailleurs leur grande admiration.

Le lot important de manuscrits et d'archives conservé depuis sa mort, il y a plus de vingt années, font partie du trésor légué et précieusement conservé par ce maître. Des feuilles légères, carnets d'écriture, notes enfin, manuscrits avec leurs très vieilles reliures datent de plusieurs siècles. Ils constituent la part d'héritage ayant fait partie de la bibliothèque de Cheikh Larbi Bensari. Ce trésor très utile à consulter pour les chercheurs et amateurs d'art est protégé par l'association «Nassim al-andalous» d'Oran. Il est utile de souligner que le maître fondateur Yahia Ghoul, petit-fils d'un autre grand maître Abdeslam Bensari, compagnon de chanson de son cousin Larbi, avait au cours de fréquents séjours en tête à tête avec Cheikh Rédouane élargi ses connaissances de cet art explorant ses richesses, enregistrant les morceaux inédits en perte de mémoire.

Le legs d'archives et de documents de Rédouane dont la personnalité fut riche en diversité d'aventures, rencontres et voyages fera l'objet d'une publication, est-il prévu, et cela, à l'initiative de celui qui fut son élève le plus proche et son bienfaiteur généreux à Casablanca (Maroc). Un livre tant attendu par les amateurs d'art andalou et les chercheurs où seront compilés, coordonnés tous les documents et feuilles d'archives permettant tous les rapprochements utiles assurant leur conservation rendant accessible à la curiosité comme à l'étude, touchant à la vie de ce maître reconnu doté d'une classe, une autorité et une sensibilité qui en font le digne et parfait connaisseur enfin, parfait modèle d'intégrité envers cette musique.

Les liasses d'archives accompagnées de lettres originales sont actuellement analysées par l'équipe de recherche travaillant sous l'autorité scientifique du Dr Yahia Ghoul expriment pour tous le vœu qu'elles soient publiées en un volume, ce qui apportera sans doute une page de plus à la connaissance de cette musique contribuant ainsi à écrire son histoire scientifique et littéraire. Il est à faire savoir aussi que le moment de dépôt rassemblant plusieurs liasses manuscrites, carnets, feuilles, etc., fut immortalisé par la caméra en présence du professeur Yahia Ghoul, du journaliste-écrivain Bénali El Hassar, Benkalfate Abdelaziz, mécène et protecteur de maître Rédouane Bensari, du Dr Salim El Hassar, chercheur et auteur, Tabet Derraz Djamal, un tlemcénien de Sidi Bel Abbès, mécène admirateur du cheikh, enfin, Salim Mesli musicien-chercheur.

Puissions-nous rendre à l'occasion un grand hommage à Benkalfate Abdelaziz, mécène donataire, serviteur de l'art, qui fut pendant si longtemps en sollicitude et au service de «Rédouane» ce grand maître. Sous nos yeux, la remise de ce trésor d'archives et de manuscrits livrant des données utiles fut un moment notable spécifiquement vécu, témoignage de dévouement et d'attachement à la culture.

*Chercheur universitaire et auteur - Spécialiste en patrimoine