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Le célèbre chanteur musicien, Sofiane Saïdi, à propos de la «vraie-fausse» polémique sur la paternité du Raï: «Les Marocains ont tout simplement profité d'un vide qui incombait à nos responsables»

par Propos Recueillis Par Houari Saaïdia

Curieusement, il a eu beaucoup plus de pression et de trac dans le très petit -comme son nom l'indique- Théâtre de la fourmi de l'hôtel Liberté Oran, à l'occasion d'un petit concert en solo, qu'il n'en a eu au Théâtre national d'Alger (TNA) où il «représentait» la Délégation de l'Union européenne au Festival européen de musique. «Là, c'est restreint, en vase clos. C'est Oran aussi, le fief du raï. L'origine, le début de l'histoire. Je me sentais en famille et devant la famille à la fois. Et croyez-moi, ce n'est pas du tout facile, surtout que c'était là, paradoxalement, la première fois pour moi dans la ville qui m'a bercé». Juste après le tomber du rideau sur son concert musical au Théâtre de la fourmi, qui était noir de monde pour la circonstance en cette belle soirée du samedi 17 juin, Sofiane Saïdi s'est confié au «Quotidien d'Oran» dans un entretien autant passionnant qu'intéressant. L'occasion surtout pour mieux comprendre le processus de création chez cette icône contemporaine du raï au parcours atypique et de découvrir comment le Prince du raï 2.0 -son surnom- est aujourd'hui l'artiste qui réinvente et donne ses titres de noblesse à ce genre musical algérien, inscrit fin 2022 au patrimoine immatériel de l'humanité par l'Unesco. Sofiane Saïdi gravite autour du raï pour le nourrir de multiples influences. Une musique métisse à l'image de son parcours hétéroclite, fait de collaborations très diverses : Natacha Atlas, Acid Arab, Catherine Ringer... Avec la diaspora algérienne, il a créé un microclimat à Paris dès les années 90 et il a vite compris que le melting pot de la capitale française allait enrichir sa musique ; il y découvre le new waves, les rave parties, la vie underground parisienne, Bowie, etc. Vers la fin des années 1990 et début des années 2000, « Je voyais Taha, Khaled et Faudel cartonner avec Un, deux, trois Soleils. Pour moi, cette époque-là a été l'apogée du raï mais aussi son arrêt de mort», confie-t-il. Sofiane Saïdi observe «de loin sans se sentir concerné». «J'avais l'impression, dit-il, que cette musique qui était autant jouée en Inde qu'aux États-Unis commençait à être enfermée. D'abord en France, puis dans un truc de banlieue avec de faux mélanges musicaux remplis de stéréotypes. Pour moi, le raï est un mouvement qui est né au début du 20ème siècle presque en même temps que le blues et dans les mêmes conditions. Les esclaves étaient dans les champs de coton, les Algériens dans les vignes de colons. Il fallait bien exprimer son désarroi, son amour, sa colère, son ivresse. Le raï est né dans l'oppression coloniale, culturelle et religieuse. Même si c'est un style dansant et festif, ça parle des choses de la vie non reliées à la politique. C'est une manière d'être libre et de chanter ce qui te passe par la tête ». On lui propose de nombreux projets qu'il refuse par peur de tomber dans de la musique commerciale. Sofiane Saïdi a une voix unique. Un timbre rare et assez élastique pour avoir tourbillonné dans les courants de la world des années 90 (chez Transglobal Underground, Natacha Atlas ou Tukuleur) sans se noyer, ni perdre son grain. Il a resurgi dans les années 2000 avec Smadj, Bojan Z, Ibrahim Maalouf ou Ballaké Sissoko, et un peu plus tard en invité dans La Hafla du duo Acid Arab. Samedi soir au Théâtre de la fourmi d'Oran, entouré d'un matériel de haute technologie numérique, le Prince du raï 2.0 a mis le nombreux public à contribution, interagissant avec lui sur de célèbres titres repris et d'autres tirés de ses deux albums, «El Mordjane» (2015) et «N'Djoum» (2018). «Ak'taât lebhar aâla djalha», «Bab h'did», « Til Et'tayla», «Wahran, Wahran», «El Beida mon amour», «El Wardi gamil» (orientale), «Manich menna», «Ya Mimouna» et «Leila», étaient parmi les pièces présentées par le chanteur, avec une voix présente et étoffée.

Le Quotidien d'Oran : Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Sofiane Saïdi : Je suis né à Sidi Bel-Abbès. J'ai 50 ans. J'ai passé une grande partie de mon enfance et de ma jeunesse à Oran. Précisément à Gambetta, le quartier emblématique de Cheb Hasni, que Dieu ait son âme. Je le rencontrais d'ailleurs de temps en temps. J'étais donc en partie bercée par Oran des années 70. Début des années 90, je suis parti en France.

Q.O. : Ça a à voir avec la décennie noire ?

Sofiane Saïdi : Non, je ne peux pas dire que c'était la cause de mon départ. Mais disons que les circonstances étaient favorables pour que je parte à Paris et m'y installe. J'ai commencé la musique depuis ma tendre jeunesse. Je me souviens bien de ces beaux jours où on allait répéter au Palais de la jeunesse de Sidi Bel-Abbès. C'était en fait une briqueterie désaffectée et reconvertie en lieu culturel. Je côtoyais à l'époque les membres de Raïna Raï, dont Lotfi Attar, Djillali Amarna et Abderrahmane Dendan. J'ai également connu de près Cheikh Naam, qui m'a beaucoup influencé. Bref, je baignais dans une belle ambiance de musique dans ma ville natale. Et j'ai eu aussi la chance et le bonheur de faire un peu de théâtre à l'époque de Kateb Yacine. Début 90, commence pour moi une nouvelle vie : Paris. Quelques années de galère, quelques années de misère. Ce n'est jamais facile de quitter son pays. Mon amour pour le raï, lui, n'a à aucun moment faibli. C'est une flamme éternelle dans ma vie. J'ai continué à chercher un idéal du raï. Peu à peu, je me suis fait des amis et des connexions. Je me suis désinscrit du raï de style variétés, qui était en vogue alors, car je trouvais que ça devenait un pur produit de consommation pour les Français et les Européens. ?Un, deux, trois, soleils' (l'album live interprété par le trio Rachid Taha, Khaled et Faudel, sorti en 1998), moi, je trouvais ça super bien mais en même temps ce fut un peu l'image représentative de ce qu'était devenu alors le raï, c'est-à-dire un produit de variétés français.

Q.O. : Le raï ?made in France' ?

Sofiane Saïdi : Un peu ça, oui. Par ailleurs, quand on évoque ?Un, deux, trois, Soleils' on voit tout de suite le défunt Rachid Taha au premier plan. J'ai connu de près ce grand artiste et il y avait beaucoup d'affinités entre nous. Mais au-delà des sentiments, je voyais déjà le raï en pleine chute aux abysses, après qu'il ait atteint son summum. Certes, c'était une musique internationale, mais une sorte de musique de ghetto. On prenait un chanteur de raï et un rappeur et on chantait des problématiques de ghetto ou, ce qui revient au même, des thématiques de banlieue. Biaisé à outrance, le raï était devenu l'emblème même de clivages sociaux, culturels, identitaires...

Q.O. : Le raï est aujourd'hui entre métissage musical et world music, en France notamment. Cela ne risque-t-il pas d'éloigner de manière profonde ce genre musical assez traditionnel de ses racines ? La ?transculturation' musicale du raï fabriqué en France n'est-elle pas à la longue une menace existentielle pour le vrai raï ? D'un autre côté, le recours abusif à l'électronique dans la musique raï ne risque-t-il pas d'en dénaturer, ou d'en altérer à tout le moins, l'essence ?

Sofiane Saïdi : Moi personnellement, dans ma propre expérience, que s'est-il passé ? Pourquoi j'ai eu à introduire l'électronique dans le raï ? La réponse est simple. Cela relève un peu d'un concours de circonstances. Dans les années 90, j'ai fait la connaissance de la chanteuse belge (et aussi auteure-compositrice-interprète) Natacha Atlas, d'origine égypto-anglaise qui fait dans le style musique du Monde. A l'époque, elle travaillait avec un groupe anglais qui s'appelait ?Transglobal Underground'. Les mecs de cette équipe, qui étaient des stars mondiales, m'ont fait connaître d'autres genres musicaux comme le trip hop et la jungle. Puis ça dépend de ce que l'on entend par dénaturer et altérer. Par exemple le ?raï cabaret', que je respecte parce qu'il correspond à des codes de jeunesse, ça a un lien avec un certain état d'esprit. Une tendance actuelle. Nos jeunes qui aiment ce style de chansons, il ne faut pas trop leur en vouloir à mon avis. Ils ont hérité de ça d'une certaine manière les pauvres malheureux. La même chose, à quelques détails près, est arrivée à notre génération. C'est le même piège qui se répète. Tenez, nous avons aujourd'hui le raï de ?el halwa el halwa' (en référence aux psychotropes) qui n'est d'autre qu'une version actualisée et mise à jour de « l'ancien » raï connoté avec les autres produits de consommation très prisés au goût des époques successives. Pour revenir à l'usage de la ?tech' dans ma musique raï, je dois dire que j'ai fait ce choix parce que j'ai compris que partout dans le monde, où que tu ailles, l'énergie et la force de l'électronique font que même si les gens ne connaissent pas ta musique, la matrice musicale que tu leur proposes, ils vont quand même s'y intéresser grâce à l'énergie que tu leur communique.

Q.O. : De nos jours, le marché de la musique impose aux musiciens, s'ils veulent être visibles, de faire du commercial, c'est-à-dire une variété un peu facile. N'est-ce pas ?

Sofiane Saïdi : Pas moi. Si je le voulais, j'aurais aujourd'hui un château en Espagne. Je n'ai jamais voulu faire ça. Par principe, par éthique. J'ai toujours respecté l'essence du raï. Dans la tête des Algériens, surtout les gens de l'Ouest, le raï ce n'est pas du ?tchaklala' (brouhaha en argot algérien). Et ce n'est pas pour rien que ce chant populaire algérien figure désormais sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Surtout nous les gens de l'Oranie, à la différence des régions du Centre et de l'Est qui sont pour la plupart d'entre eux des autochtones, nous sommes un produit de plusieurs civilisations et vagues migratoires, notamment de l'Andalousie et du Moyen-Orient. Dans une Algérie qui nous rassemble et nous unit tous, nous respectons les identités et les spécificités culturelles des uns et des autres et exigeons le même respect. Et c'est cette diversité que nous aimons dans notre pays, l'Algérie.

Q.O. : Le raï algérien a été inscrit en décembre 2022 au patrimoine immatériel de l'humanité de l'Unesco. Cette labialisation onusienne devait en principe trancher dans le vif la vraie-fausse question de la paternité du raï ? Mais comme la raison et la logique ne peuvent rien contre l'entêtement et la sottise, on continue de l'autre côté de la frontière de polémiquer là-dessus. Votre avis ?

Sofiane Saïdi : La question (de la paternité du raï) ne se pose même pas. Objectivement, la validation du raï par l'Unesco vaut, ni moins ni plus, la reconnaissance de ce genre musical en tant que patrimoine de l'humanité. Or, il est vrai que les Marocains, puisque c'est d'eux qu'il s'agit là, ont tout simplement profité du vide et de l'absence de nos responsables pendant une durée. Une longue durée, dois-je dire. Mais aujourd'hui, et ce n'est pas là pour faire la brosse, la donne a complètement changé, avec cette volonté on ne peut plus claire des autorités algériennes de reprendre les choses en main. On sent qu'il y a en effet une vraie envie institutionnelle, qui se traduit par des actions concrètes, de faire avancer les choses. On peut faire cette translation sur tous les domaines. Demain, par exemple, si on arrange les choses à Timimoun, on peut facilement en faire dix fois Marrakech en termes d'attractivité et de tourisme. Tout à l'heure, un gars d'Oran qui nous guidait à travers cette ville nous a dit, chemin faisant, que si on mettait en valeur rien que les potentiels patrimoniaux, historiques et culturels d'Oran on aurait l'équivalent des recettes de gaz et de pétrole. Il y a du vrai dans ça. Ce qu'a fait Afane Mohamed avec la Maison-musée d'Yves Saint-Laurent à Oran en est un exemple très inspirant, à tous les égards.

Q.O. : Tout à l'heure sur scène vous avez repris une des chansons de Cheb Hasni, ?Beida mon amour' en l'occurrence. Ça reste un avis personnel de votre présent interlocuteur, mais on sent que le style Hasni résiste, pour ainsi dire, à l'adaptation électronique de ses morceaux. Est-ce parce qu'il s'agit de sa musique étiquetée de raï sentimental ou raï love ?

Sofiane Saïdi : Pourtant, c'est bien Hasni qui fut l'un des créateurs du raï électro. L'histoire, c'est que vers la fin des années 80, un Français est venu à Oran avec son computer music et parmi les musiciens qu'il a formés en son studio dans la composition assistée par ordinateur et la musique électronique d'une manière générale, il y avait Bouhafs qui travaillait avec Hasni. A partir de là, ces deux derniers ont commencé à produire des sons qui étaient nouveaux localement.

Q.O. : Pourriez-vous nous faire une petite synthèse sur votre participation au 23e Festival européen de la musique en Algérie, qui s'est tenu du 15 au 21 juin au Théâtre national d'Alger, ainsi que sur votre présent concert au Théâtre de la fourmi de l'hôtel Liberté d'Oran ?

Sofiane Saïdi : J'ai présenté à quelques détails près le même contenu composé de titres repris et d'autres tirés de mes propres albums. Bien sûr, à Alger c'était plus grandiose et plus solennel, avec la présence parmi l'auditoire d'ambassadeurs, d'officiels et autres délégations européennes. Moi, j'étais le représentant de la délégation européenne. Vas-y savoir auprès d'eux pourquoi ils m'ont choisi. Les autres artistes représentaient quant à eux différents pays européens, à l'instar de Karima Nayt qui représentait la Suède... Paradoxalement, j'ai senti plus de pression dans la petite salle du Théâtre de la fourmi d'Oran que dans le grand TNA d'Alger. Plus de pression, de trac et de responsabilité, tout à la fois. Je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être parce que c'est plus restreint, plus intime. C'était comme si je jouais devant ma famille, et cela n'est jamais aussi facile que l'on pourrait croire.

Q.O : Qu'est-ce qui fait que le raï est le raï ? Autrement dit, dans les modifications que l'on puisse apporter au raï (l'instrumentation, le type de rythme, les paroles, la langue, la mélodie, le réarrangement, le mixage...) quelles sont les limites à ne pas franchir pour qu'on soit sûr qu'on est bien encore dans le raï ? Qu'est-ce qui fait l'ADN du raï ?

Sofiane Saïdi : Je dirai l'âme. Et ça on ne peut pas se tromper là-dessus. Ce qui est génial avec ce style, c'est qu'il est inspirant. Avec mon équipe technique composée de Français et mon agent, quand on était à Alger, ils ont aimé cette ville. Arrivés à Oran, ils ont senti un tout autre tempérament : plus de liberté qu'à Alger et qu'en France même. «Je peux faire ceci ?». «Normal, vas-y». «Je peux faire cela». «Normal»... A Oran, «Normal» est le mot-clé. Et c'est ça un petit peu le raï.

Q.O : Vous composez pour les autres de temps à autre ?

Sofiane Saïdi : Je ne le fais plus depuis belle lurette. Je faisais ça en noir occasionnellement quand j'étais jeune, par besoin d'argent. Il y a des chansons à moi, mais je ne dirai jamais pour qui. Je suis de l'autre côté aujourd'hui et je compose aussi de la musique pour films. Ma première expérience était avec le film ?Omar la fraise', sur la bande originale. J'ai fait la montée des marches au festival de Cannes.

Q.O. : Quel est le statut de l'artiste algérien en France, selon vous ?

Sofiane Saïdi : C'est l'artiste lui-même qui fait son propre statut. Il est à la place où il se met lui-même. S'il a envie d'être négligé et méprisé, il le sera. Et s'il a envie d'être considéré et honoré, il le sera. En Algérie, l'artiste doit se battre dix fois plus, je le sais. La France, non plus, n'est pas un paradis. Si tu ne t'imposes pas, tu seras un moins que rien toute ta vie.

Q.O. : Vos projets ?

Sofiane Saïdi : D'autres musiques de films. Il y a notamment un film de la réalisatrice-scénariste Sofia Djema, qui m'a proposé de faire sa musique. Je m'y attelle. Je compte aussi sortir un album en solo. Après, je fais toujours des créations pour les autres, dont une intitulée ?La Nuit du Destin' (Leilet El-Qadr) pour une fondation de quartiers. Par ailleurs, le 24 juin, je jouerai à Sidi Bel-Abbès après une longue absence (artistique) de près de 34 ans. Je devrai participer aussi au Festival du raï au cours du mois de juillet prochain.