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Une aube brumeuse

par Slemnia Bendaoud

En signe de commémoration du 60ème anniversaire de la fête de la victoire en référence à l'indépendance du pays, j'ai préparé une série d'articles à soumettre à votre quotidien traitant de la question.

Le premier s'intitule: l'aube brumeuse.

Il sera suivi par d'autres.

Hier encore, le temps était à l'orage politique. Le tonnerre de la guerre pouvait à tout moment remuer dans le vide et aussitôt gronder de sa foudre enflammée. Même si quelques éclaircies pouvaient être perçues çà et là comme une trêve salutaire qui s'annonçait, en disgrâce, en silence. Car l'arme de guerre politique pétait toujours le feu.

Et une odeur de poudre écumait encore l'atmosphère.

Les flammes succédaient aux détonations et aux cris et tirs d'armes intermittents. On ne pouvait quotidiennement que constater avec une grande stupéfaction leur impact et entendre à la ronde leur feu nourri et bruit sourd. La guerre semblait désormais continuer, se poursuivre à ne plus s'arrêter, se prolonger au-delà des limites de la raison de la mener, en dépit de quelques pourtant inespérés moments de répit.

Tout le monde en était inquiet, vraiment désemparé. Un peu surpris par la rapide tournure des évènements. Au point que tout un chacun doutait que ces accalmies n'étaient finalement que de fausses promesses qui ne pouvaient venir à bout de cette véritable guerre dont personne n'envisageait de présager les ultimes convulsions de sa fin probable. Cependant, le tumulte des négociations allait subitement baisser de tension ; celle qui hantait son monde. La guerre finissait-elle par s'essouffler ? Par définitivement rendre l'âme ? Le bruit des armes allait-il finalement céder à la bonne parole ? La sagesse pouvait-elle imposer ses droits à tout son monde ? Le bon sens ou la sagesse avaient-ils finalement pris le dessus ? La raison a-t-elle fini par tracer les vrais contours d'un futur proche dont la lueur de son imminence se dessinait à l'horizon ?

La paix tant souhaitée ouvrait-elle droit à l'existence pour s'imposer à tout son monde alentour ? L'esprit humain avait-il prévalu ? L'intelligence allait-elle s'imposer de droit ou de force ?

Et tout indiquait, en fait bien subitement, que nous étions à la veille d'une Grande Heure. Comme si quelques moments seulement nous séparaient-ils de sa solennelle célébration ? Elle se devait de mettre fin à un sombre voile et piteux décor d'une si longue nuit coloniale qui semblait à jamais s'éterniser. Et ce n'est que justice rendue, dès lors que soudain, la volonté politique l'emporta finalement sur les vieillîtes belliqueuses d'une logique colonialiste. Krim Belkacem, côté algérien, et Louis Joxe, côté français, venaient donc, après de laborieuses négociations, de parapher le document officiel qui allait sceller le cessez-le-feu.

En ce 18 Mars 1962, l'espoir renait de nouveau à la faveur de ce beau et grand soleil d'un temps vraiment radieux, décidément très printanier. Aussi, ces moments de guerre terrible et pression horrible étaient-ils désormais rangés dans les plis d'un sinistre passé qui s'en allait à petits pas pressés, dans sa cadence fermement décidée, à au plus vite oublier ?

L'annonce de ce cessez-le-feu faite dès le lendemain matin à la radio permit au peuple algérien de célébrer ce grand évènement dans une totale communion. Une étape importante était déjà franchie dans le recouvrement de l'indépendance de l'Algérie.

Une page nouvelle de son Histoire allait donc s'ouvrir en cette mémorable journée du 19 Mars 1962. Ce fut d'abord ce sentiment de fierté affiché sur le faciès des citoyens algériens, plutôt bien visible sur celui des plus jeunes générations, à la faveur de cette paix enfin retrouvée. Le temps semblait un moment s'arrêter. Fini donc cette peur bleue de la mort qui nous truandait ou tordait le cou à tout moment et nous guettait à tous les coins de rue et autres tournants de la vie ! Depuis que tous les combats ont définitivement cessé, l'espoir enfin renait. Il y est donc presque palpable, vraiment imparable !

Demain se lèvera un autre jour sur tout le pays. Le sombre brouillard de la veille semble être définitivement écarté. Totalement vaincu et à jamais dégagé de notre lointain horizon. Désormais le mot liberté reprend tous ses droits et nombreux attributs dans notre quotidien. Un sentiment de bien-être s'empare désormais des populations dans les différentes contrées du pays. Fêter ce grand évènement était une priorité. L'emblème national quitte dans la précipitation les doubles-fonds de ses balluchons de fortune et émerge aux abords des prisons de la clandestinité. Ses couleurs flottent en l'air, somptueusement, attirant la curiosité des jeunes gens qui font leur connaissance et découvrent leur symbole pour la première fois.

Aussitôt après, la fête s'emballe pour s'installer dans la durée et s'étirer dans le temps. L'euphorie d'une paix à la peine recouvrée fait désormais l'actualité. Un air de souveraineté flotte, lui aussi, dans le sillage du mouvement du vent qui secoue faiblement l'emblème national, porté en triomphe par des chérubins qui écument les venelles assorties des cris de leur joie indescriptible. Il apparait au grand jour dans leur regard qui vrille, qui brille, qui scintille. Dans les pupilles de ces tout jeunes gens, se lit de manière franche et se dessine de façon plutôt sincère et inspirée cet avenir désormais tout proche, qui porte en lui l'espoir qui changera rapidement leur sombre quotidien et piteux décor.

Dans le regard des personnes âgées, on devine aisément ce lent soupir qui en dit long sur les souffrances endurées en rapport avec un passé difficile à oublier dont ils ruminent à présent les relents de la misère qu'il leur a occasionnée. Il se manifeste dans les fins fonds de cette mouise dont il a mis du temps à pouvoir si profondément l'enraciner. Entre cet avenir qui se décide aujourd'hui et ce passé colonial déjà ancien qui a enfin cessé d'exister, se dessinent enfin, en filigrane, les contours d'une nouvelle Algérie. Et se déclinent, en effet, les vrais contours d'une grande promesse qui tient son monde en haleine. Celle-là même qui est née aux forceps et que tout le monde attendait de pied ferme.

Désormais le sourire innocent des plus frêles galopins se confond avec le rêve légitime des vaillants et inusables maquisards d'hier. La longue attente exprimée par ces derniers a déjà donné naissance à cet espoir fou des premiers-nommés.

Le combat des ainés a déjà ouvert la voie aux songes les plus invraisemblables d'une jeunesse avide d'espace de liberté et de paix à recouvrer, après tant d'années de misère passées sous le très fermé joug colonial.

Dans l'imaginaire des autres peuples et nations du monde, l'Algérie arbore dorénavant un tout nouveau statut : elle a complètement divorcé avec cette tunique de l'humiliation propre à la colonisation française ; et à ce seul sujet, elle mérite tout le respect et une grande considération. Elle renait à la vie ! De nouveau, en effet? !

Ces moments de liesse témoignent d'une grande allégresse, manifestée au profit de la nation avec beaucoup d'intérêt par ces indigènes d'hier qui se sentent désormais complètement libérés de ce statut de « sujet français » de seconde catégorie ou de dernier rang d'une stupide hiérarchie, qu'ils trainaient hier encore comme une peste sur le territoire même de leur propre pays. Ce sentiment de « liberté retrouvée » était partagé par pratiquement tous les pays frères et nations amies de l'Algérie. Ainsi, à mille lieues de l'Algérie, on fêtait également avec fars et fanfares l'indépendance du pays. C'est dire que ces moments de grande joie leur étaient communs et si particuliers, notamment pour ces peuples qui ont joué un rôle déterminant dans le recouvrement de l'indépendance de l'Algérie.

Comme dans un élan spontané, les prisons françaises se vidaient complètement de leurs détenus d'origine indigène qui croupissaient au sein de leurs insalubres et profondes geôles. En date du 08 Janvier 1961, le scrutin sur le référendum pour l'autodétermination en Algérie, prévoyait déjà cette heureuse issue que venait de confirmer plus tard la voix des urnes.

Le 14 Janvier 1961, le conseil constitutionnel entérinera ce choix responsable et proclamera le résultat définitif du scrutin. Mais l'évènement-phare de ce 19 Mars 1962 a trait à la libération immédiate des chefs historiques du FLN, otages de l'avion marocain Air Atlas détourné par l'armée française le 22 octobre 1956.

Le cessez-le-feu officiellement proclamé, ils quittèrent la prison du Château d'Aulnoy. Le tandem Boumediene-Ben Bella était déjà constitué. Les tractations qui avaient eu lieu au sein de cette même prison française devaient le plus logiquement du monde déboucher sur cette union contre-nature qui allait, la ruse de guerre aidant et l'arme de combat sous la main et à profusion, sceller la relation pour s'emparer du pouvoir, en dépit des agitations de ses nombreux opposants.

Houari Boumediene qui avait longtemps observé à l'œuvre les officiers libres égyptiens dans leurs sournoises manœuvres visant à déposer le Roi Farouk de son trône, devait à cœur joie rééditer avec succès le scénario égyptien en Algérie, au lendemain de son indépendance. Tout comme Djamel Abdennacer s'était un moment donné appuyé sur Mohamed Nadjib afin de mieux se faire connaitre, et plus tard asseoir sa stratégie et parfaire son image à l'effet de bien se préparer à cette lourde responsabilité, Houari Boumediene trouvera en la personne d'Ahmed Ben Bella ce faire-valoir tout indiqué qui lui convenait parfaitement pour réaliser avec le même but. Il n'aura fait que subtilement le singer à distance, mais avec un grand talent et beaucoup de succès.

La suite des évènements ne fera d'ailleurs que confirmer ces appréhensions qu'un grand nombre de ses pairs ou subordonnés ?pourtant initiés à ces opérations visant la déposition de celui qui officiait le pays-, ignorait presque totalement.

Dans les rues d'Alger, la joie était à son comble. Indescriptible et interminable ! La fête bâtait son plein, atteignant son paroxysme. Et tout le monde n'avait la tête qu'à la fête qui durait encore dans le temps. A l'insouciance des chérubins, venait donc s'ajouter cette euphorie des adultes qui manifestaient et se congratulaient à la faveur de cette paix enfin retrouvée. Ces moments de grande joie, que tout le monde célébrait dans la dignité, inspiraient au peuple algérien les rêves les plus fous. Ceux insoupçonnés et jamais révélés auparavant.

Tandis que les uns, modestes de condition et ne nourrissant apparemment aucune visible appréhension, se retrouvaient comme un poisson dans l'eau au sein de ce flux humain de bain de foules qui les emportait dans son mouvement continu de joie ; d'autres, plutôt très calculateurs et bien prétentieux, avaient, eux, l'œil rivé sur la villa du pied-noir du coin et le regard fixé sur le commerce qui lui est attenant, resté depuis bien vacant.

Au moment où les premiers se délectaient quotidiennement de ces grands moments de joie enfin retrouvée, exprimés par une foule compacte et surexcitée, ces présumés prédateurs de l'indépendance continuaient à toujours lorgner du côté des biens mobiliers et immobiliers des gros colons de la contrée.

Alors que les uns n'attendaient que la fin de la récréation pour finalement mettre un terme à leur délire du moment et ensuite revenir à leurs occupations, ces autres ne guettaient que la tombée de la nuit pour investir dans le noir, avec armes et bagages, ces demeures somptueuses de riches colons français, partis à la sauvette rejoindre les leurs en métropole.