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En 1947, un Oranais, le Dr Jules Gasser, a failli devenir président de la République française.

par Saddek Benkada*

La visite qu'effectuera, le 25 août 2022 en Algérie, le président de la République française M. Emmanuel Macron nous donne l'occasion de rappeler qu'un jour, Oran a failli donner à la France un président de la République, comme le petit village d'Aïn Larbaâ avait donné auparavant en 1924 à la France, le Président Gaston Doumergue (1863-1937). 1

En janvier 1947, au congrès de Versailles, où s'était réuni le Parlement pour élire le président de la République ; un Oranais, le Dr Jules Gasser (1865-1958) avait été malgré son âge avancé (il avait 82 ans) sollicité par son groupe politique, le Parti radical, à présenter sa candidature.

Le fait que cet Oranais soit arrivé à briguer la magistrature suprême de la France, n'est pas le fait du hasard ou de quelque favoritisme politique. Mais grâce à sa persévérance et à l'acharnement de son combat politique. Aussi, essaierons-nous d'évoquer à cette occasion les grandes étapes de la carrière politique que cet homme avait tout d'abord commencée à Oran.

Il y a lieu cependant de souligner que le Dr Jules Gasser, contrairement à de nombreux hommes politiques européens de l'Algérie à l'époque coloniale, jouissait de rares qualités humaines et d'une exceptionnelle intelligence politique qui lui ont incontestablement permis de gravir tous les échelons de la représentation politique et à occuper les devants de la scène tant en Algérie qu'en France.

Il faut tout d'abord dire que le nom du Dr Jules Gasser n'est pas inconnu des Oranais. Praticien distingué, notable estimé de tous; sa clinique de chirurgie générale, qu'il avait fait construire dans le quartier populaire d'Eckmühl, dans l'avenue d'Oujda, acquiert très vite une réputation méritée. La mort en 1937 à l'âge de 36 ans de son fils Paul, jeune chirurgien à la carrière médicale prometteuse, n'empêche pas le Dr Jules Gasser à se donner corps et âme à la politique. 

Initiateur de l'hygiène publique à Oran

En 1892, ayant terminé ses études de médecine au Val-de-Grâce, le Dr Jules Gasser est tout d'abord médecin major à l'Hôpital militaire de Vincennes, avant d'être désigné peu de temps après en la même qualité à l'Hôpital militaire d'Oran; où il fonde le laboratoire de chimie et de bactériologie. En parallèle, il dirige avec une grande abnégation le bureau municipal d'hygiène. On le trouve en 1899 médecin suppléant à l'Hôpital civil, il passe en 1907 comme chirurgien titulaire, en même temps qu'un autre chirurgien oranais distingué, le Dr Jules Abadie.2

Entre-temps, Jules Gasser ouvre son cabinet médical du 1 de la rue général Joubert (quart de l'Hôtel-de-Ville). Devenu par la suite chef du service chirurgie générale, le Dr Gasser assure cette fonction jusqu'en 1921.

Ses débuts dans la vie politique locale

Parallèlement à son absorbante activité professionnelle, le Dr Jules Gasser se lance assez tôt dans la vie politique et publique de sa ville d'adoption. Il est élu en 1902 conseiller général d'Oran, assemblée dont il devient en 1920 le président. Durant son mandat de conseiller général, le Dr Gasser est nommé en 1917 délégué au Conseil supérieur de l'Algérie, très au fait des problèmes économiques et sociaux générés par la guerre, il est désigné rapporteur de la commission de l'agriculture et du commerce. Aux élections municipales de mai 1908, il de refuse présenter sa candidature, pour ne pas, dit-il, «diviser les forces républicaines». Mais aux élections municipales de mai 1912, avec le soutien des socialistes, il mène avec grand succès la «liste de Concentration républicaine», contre la «liste républicaine de défense des intérêts de la ville d'Oran», de tendance réactionnaire, menée par Pierre Llobet, président du Tribunal de commerce d'Oran.

À la faveur du mouvement d'hygiénisme municipal qui a permis à la fin du XIXe siècle à de nombreux médecins d'accéder à la mandature municipale; dans ce contexte, Oran ne fit pas exception et, aux élections municipales de mai 1912, le Dr Jules Gasser se vit porter à la magistrature suprême de la ville. Le nouveau maire appartient désormais à cette catégorie de médecins partisans du courant hygiéniste qui se retrouvaient à la tête des mairies. Il restera ainsi donc maire d'Oran de 1912 à 1920. 3

Sa carrière de sénateur

En 1918, il se donne une tribune en fondant un quotidien du soir, La Dépêche Oranaise. Aux élections sénatoriales partielles du 17 juillet 1921 pour le remplacement d'Eugène Étienne, décédé; Jules Gasser l'emporte au premier tour contre Jean-Marie Azam (1863-1943), médecin et viticulteur à Tiaret, candidat de la droite nationaliste et conservatrice.

Son élection au Sénat allait l'obliger à résider momentanément à Paris, où il s'installe au 71 boulevard Bineau à Neuilly-sur-Seine. Fidèle à ses convictions de républicain de gauche, il était tout naturel qu'il se rapprochât du groupe radical-socialiste du Sénat; où il côtoie les grandes figures du Parti radical socialiste qui marquèrent profondément la vie politique et parlementaire de la IIIe République : Combes, Clémenceau, Joseph Caillaux, Édouard Herriot, Édouard Daladier, Camille Pelletan, Camille Chautemps, Georges Bonnet, Jules Jeanneney, etc. Et même après la guerre, nombreux parmi eux étaient devenus des présidents du Conseil comme : André Marie, Henri Queuille, Edgar Faure, René Mayer, etc.

Au Sénat, le Dr Jules Gasser était appelé à siéger au sein de plusieurs Commissions notamment celle de l'armée, celle des affaires étrangères, celle de l'Algérie et celle des colonies. Parmi ses nombreuses contributions aux travaux du Sénat, on peut noter celle où, en 1924, compte tenu de sa parfaite connaissance des problèmes coloniaux, de la situation du monde musulman et de la question d'Orient; il fut chargé par la commission des affaires étrangères pour présenter le rapport sur le traité de Lausanne de 1923, qui mettait fin à la guerre entre les alliés et la Turquie. Au sein de la Commission de l'Algérie, il appuya les revendications des Jeunes-Algériens sur la représentativité des Algériens musulmans au Parlement, «les délégués indigènes, intervient-il en 1923, ont montré une correction absolue et pourront dès lors être fondés de demander une représentation proportionnelle à leur importance, cette revendication ne tardera pas à déborder du mode de représentation aux Délégations et à s'étendre à la participation des indigènes aux élections parlementaires». II était bien évidemment clair que de tels principes en faveur des droits politiques des Algériens musulmans n'étaient pour plaire aux électeurs du lobby coloniste; et, on n'est pas étonné devoir le Dr Jules Gasser mis en échec aux élections sénatoriales de renouvellement du 9 janvier 1927; par un candidat de moindre envergure que lui, représentant typique de la grosse colonisation, Paul Saurin (père) (1870-1933), colon viticulteur à Rivoli (Hassi-Mamèche).

Cet Oranais chevronné en politique comme en économie, rompu aux subtiles arcanes des manœuvres politiques du Palais du Luxembourg; ne manqua pas de gagner la sympathie et la confiance des hommes politiques influents de la IIIe République tels que Raymond Poincaré et Aristide Briand qui l'appelèrent auprès d'eux et devint leur précieux et intime collaborateur. N'est-ce pas que c'est aux côtés d'Aristide Briand qu'il mena ardemment le combat pour la laïcité.

Retour à la vie politique oranaise

Après le débarquement allié en Algérie, le Dr Gasser reprend ses activités politiques en se faisant tout d'abord désigné en mai 1943, président de la Délégation spéciale d'Oran en remplacement du maire vichyste Gaston Levesque. Il appela à ses côtés pour faire partie de la Délégation spéciale les figures oranaises musulmanes les plus en vue : Abed Abdelkader, le docteur Benalioua, Abdelillah Miloud et Nemiche Boumédiène. C'est en sa qualité de premier magistrat de la ville que le Dr Jules Gasser reçoit triomphalement le 11 septembre 1943 à Oran, avec les honneurs dus à un chef d'État, le général de Gaulle, alors co-président du Comité Français de la Libération Nationale (CFLN). Le général, devenu par la suite président du Gouvernement Provisoire de la République française (GPRF), par une ordonnance du 13 septembre 1944, confirme le Dr Jules Gasser dans ses fonctions de président de la Délégation spéciale d'Oran.

Au lendemain de la Libération, le Dr Jules Gasser renoue avec la vie parlementaire.

Cependant en France, les années 1946 et 1947 vont compter pour beaucoup dans le destin politique du pays et partant de la carrière de beaucoup d'hommes politiques de la IIIe République. Il faut rappeler que du point de vue constitutionnel, depuis 1945 la IVe République était toujours en phase provisoire. La France est gouvernée par des gouvernements de coalition : MRP (Mouvement Républicain Populaire), SFIO, PC, d'où le nom de «tripartisme». Cette situation contraint le général de Gaulle, président du Conseil des ministres depuis le 13 novembre 1945, à démissionner le 20 janvier 1946. Maurice Agulhon note que «si la démission du Général fait sensation, elle ne provoque pas de troubles ni même aucune velléité de manifestation pour imposer son rappel ou pour implorer son retour. Elle entraîne le repli de la plupart des ministres sans parti et laisse les trois grands face à face.» Comme de Gaulle d'ailleurs, les présidents du Conseil qui lui succéderont en 1946 : Félix Gouin, Georges Bidault et Léon Blum, continueront d'exercer leur fonction de chef d'État provisoire. Le 10 octobre 1946 se tient l'élection de l'Assemblée nationale; le PC arrive devant le MRP, net recul des socialistes. Le 3 décembre, Vincent Auriol est élu président de l'Assemblée nationale. Le 8 décembre 1946, désignation des conseillers de la République, titre provisoire donné aux sénateurs, par les grands électeurs, les députés et les conseillers généraux. Le MRP arrive en tête. Le Dr Jules Gasser y est désigné.

Et c'est en sa qualité de doyen du Conseil de la République, appellation provisoire du Sénat, que Jules Gasser va porter la IVe République sur les fonts baptismaux. Le 16 décembre 1946, Léon Blum forme un gouvernement socialiste homogène. Le 27 décembre 1946, le MRP, Auguste Champetier de Ribes, est élu président du Conseil de la République. Le 14 janvier 1947, Vincent Auriol (socialiste) est élu à la présidence de l'Assemblée nationale.

Il fallait cependant attendre la nouvelle Constitution du 27 octobre 1946, fondatrice de la IVe République, pour que le 16 janvier 1947, les deux chambres du Parlement soient réunies en congrès à Versailles. Comme au bon vieux temps d'avant-guerre, l'ensemble des députés et des conseillers de la République était appelé à élire le chef de l'État. Quatre candidats à la présidence de la République étaient en lice; le Dr Jules Gasser, doyen d'âge du Conseil de la République et membre influent de la commission exécutive du Parti radical et Radical socialiste, Michel Clémenceau, Auguste Champetier de Ribes (MRP) (décédé le 6 mars 1947) et Vincent Auriol (socialiste).

La candidature du Dr Jules Gasser fut présentée par le RGR (Rassemblement des Gauches Républicaines). Sa candidature a fait dire à un observateur que «ce n'est pas que l'intergroupe escompte sérieusement le succès de son candidat mais il tient à présenter une candidature de principe et espère aussi rendre inévitable un second tour propice aux négociations». Le Parlement composé de 883 votants, la majorité absolue était arrêtée à 442 voix. Au premier tour, la majorité absolue est atteinte de justesse par le vote commun des communistes, des socialistes et des élus d'outre-mer en faveur de Vincent Auriol qui recueillit 452 voix, contre 242 voix à Auguste Champetier de Ribes. Le Dr Gasser récoltera quant à lui 122 voix, tandis que 60 voix iront à Michel Clémenceau. 4Au lendemain du vote, l'éditorialiste de L'Écho d'Oran note à propos du Dr Gasser qu' «il n'était pas le candidat de principe que certains avaient cru voir en lui. On remarque, au contraire, que les voix du Rassemblement de Gauches se groupèrent avec discipline sous le nom du conseiller d'Oran, et, si M. Vincent Auriol n'avait bénéficié à la dernière minute des douze suffrages qui lui arrivaient par avion spécial de l'Afrique équatoriale française, il est certain qu'au deuxième tour, le vénérable doyen d'âge du Conseil de la République aurait pu apparaître comme un vainqueur possible.»

Au lendemain de l'élection de Vincent Auriol à la présidence de la République, le gouvernement de Léon Blum démissionne, il sera remplacé le 22 janvier 1947 par le gouvernement dit d' «accord général», présidé par Ramadier. Mais un jour avant, c'est Édouard Herriot qui remplace Vincent Auriol à la tête de l'Assemblée nationale. Il semblerait que peu de temps après son accession à la magistrature suprême de la France, le Président Vincent Auriol s'était rendu en personne au domicile parisien du Dr Jules Gasser à Neuilly-sur-Seine pour lui exprimer son regret de le voir quitter le Sénat. Néanmoins, oubli volontaire ou refus délibéré ? le nom du Dr Gasser ne semblait pas avoir figuré sur la liste des personnalités conviées au banquet donné par les autorités oranaises en l'honneur du Président Vincent Auriol lors de sa visite officielle le 3 juin 1949 à Oran. Le 7 novembre 1948, le Dr Jules Gasser se présente aux élections sénatoriales; mais cette fois-ci sous l'étiquette «Union et RPF». Il sera réélu au premier tour, en compagnie d'Henri Fouques-Duparc, maire gaulliste d'Oran. Mais, l'âge aidant, la chance ne lui sera pas toujours favorable. Aux élections sénatoriales de mai 1952, alors âgé de 87 ans, il est battu par un candidat indépendant, Étienne Gay (1902-1984). A la suite de cet échec politique, le Dr Jules Gasser comprit qu'il était temps de céder la place à d'autres.

Ainsi, cette noble figure de dignitaire de la IIIe République, qui était né sous le Second Empire, qui vécut sous la IIIe République et qui assista pendant un moment aux convulsions politiques qui annonçaient la fin de la IVe République et la naissance de la Ve. Le Dr Gasser mourut le 28 mai 1958 dans son appartement oranais du 17 rue de la Vieille-Mosquée ; où il se retira après son retrait définitif de la vie politique. En somme, comme le fit remarquer un chroniqueur local, « rarement vie politique fut aussi bien remplie, aussi féconde, et l'on peut dire que l'Oranie a largement bénéficié de son autorité et de son expérience».

*Docteur en sociologie, chercheur associé au CRASC

Notes :

1 - Président de la République de 1924 à 1931.

2 - Docteur Jules Abadie ( 1876-1953), chirurgien à Oran, membre du Comité français de la Libération nationale. Il a été brièvement le 38e maire d'Oran en 1948 pendant deux mois.

3 - BENKADA Saddek, « L'hygiénisme municipal colonial : le programme du Dr Jules Gasser (maire d'Oran, 1912) ». Colloque international «Architecture, paysage, urbanisme : Pour quelle qualité de vie ?» CRASC-USTO, Oran, 3 et 4 décembre 2012.

4 - Michel Clémenceau (1873-1964), fils de Georges Clémenceau et de l'Américaine Mary Plummer. Ingénieur agronome et homme politique.