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Face aux nouvelles mutations de filières internationalisées, qu'elle est la rentabilité de l'exploitation du fer de Gara Djebilet ?

par Abderrahmane Mebtoul*

Suivant ce dossier depuis le moment où j'étais jeune conseiller au ministère de l'Industrie et de l'Energie de 1974/1979, où à cette époque avait été prévu un complexe d'aciérie à Marsat El Hadjadj (daïra d'Arzew, wilaya d'Oran) pour transformer ce fer, je constate que certaines personnes, ne connaissant pas ce dossier complexe, donnent à travers des interviews des informations erronées, annonçant une pluie de milliards de dollars, sans se référer aux normes internationales, le coût du projet et les délais de réalisation. L'objet de cette brève contribution est d'éclairer, objectivement, loin des utopies néfastes, l'opinion publique sur la rentabilité du projet de Gara Djebilet.

1.- L'exploitation du fer de la mine de Gara Djebilet, une des plus grandes mines de fer dans le monde, est une idée qui remonte aux années 1970/1976, des dizaines d'études réalisées ayant coûté des dizaines de millions de dollars sans résultats pour l'instant, où les réserves sont estimées à 3,5 milliards de tonnes, dont 1,7 milliard de tonnes sont exploitables avec une teneur de 58,57% de fer, donc hautement rentables, alors que dans bon nombre de gisements dans le monde la teneur ne dépasse pas les 30/40%. Qu'en est-il de la rentabilité devant tenir compte du coût et de l'évolution vecteur prix au niveau international ? Le 31 juillet 2022, le cours moyen du fer est de 130 dollars la tonne alors que le cours de l'acier est de 1.020 dollars la tonne ayant chuté la fin juillet pour s'établir le 28 juillet 2022 à 855 dollars la tonne, l'inox 4.090 dollars la tonne, le zinc 3.550, l'aluminium 2.510 dollars la tonne et le cuivre 8.830 dollars la tonne. Les données officielles reprises par l'APS le 31 juillet 2022 en attendant la réalisation des moyens de transport, notamment l'axe Tindouf-Béchar et Béchar-Oran avec surtout la résolution du problème de l'eau prévu dans les études techniques, trois millions de mètres cubes d'eau douce par an, annoncent plusieurs phases d'une période allant de 2022 à 2040. La première phase produirait 2 à 3 millions de tonnes de fer brut donnant un chiffre d'affaires au cours du 31 juillet 2022, soit entre 26 et 36 millions de dollars, montant auquel il faut soustraire les coûts environ 50% et la part du partenaire étranger de 49%, donnant entre 6,6 et 9,9 millions de dollars de profit net. La seconde phase entre 2026/2030 verrait une production entre 40/50 millions de tonnes avec une augmentation progressive entre 2030/2040. Si on se limite pour l'Algérie à l'exportation du fer brut, pour une exportation brute de 30 millions de tonnes, nous aurons un chiffre d'affaires de 3,90 milliards de dollars. Ce montant c'est le chiffre d'affaires et non le profit net auquel on doit soustraire les coûts très élevés représentant environ 50% du chiffre d'affaires, soit 1,95 milliard de dollars, à se partager, selon la règle des 49/51%, avec le partenaire étranger restant à l'Algérie pour le profit net environ 995 millions de dollars, et ce, pas avant 2030. Pour avoir une plus grande valeur ajoutée, produire l'acier et l'inox par exemple, il faut donc descendre à l'aval de la filière, mais nécessitant des investissements lourds et à rentabilité à moyen terme. C'est que l'exploitation du fer de Gara Djebilet dont les études datent depuis 1970/1974 au moment où j'étais jeune conseiller du ministre de l'Industrie et de l'Énergie de 1973/1979, nécessitera de grands investissements dans les centrales électriques, des réseaux de transport, une utilisation rationnelle de l'eau, des réseaux de distribution qui font défaut du fait de l'éloignement des sources d'approvisionnement, tout en évitant la détérioration de l'environnement, les unités comme pour le phosphate étant très polluantes. Et là, on revient à la ressource humaine et à un bon management stratégique, pilier de tout processus de développement.

2.-Or, nous assistons depuis des décennies à des déclarations contradictoires sur le coût réel du projet. En décembre 2013, l'agence officielle APS annonce que pour exploiter le gisement de Gara Djebilet situé à 130 km au sud-est de Tindouf et à 1.600 km au sud de la côte ouest, il y a création de la société minière pour nom Société nationale du fer et de l'acier (Feraal SPA), dotée d'un capital de 200 millions de dinars, détenue à hauteur de 55% par Sonatrach à travers son holding Sonatrach, les activités industrielles externes (AIE), par le groupe industriel minier Manal, Manadjim El Djazaïr à hauteur de 25% et par le groupe Sider à hauteur de 20%. Dans ce même communiqué de 2013, il était annoncé que l'investissement dédié au projet étant de 15 milliards de dollars y compris pour les moyens de transport du minerai par voie ferrée ou par pipe sur 1.600 km, distance qui sépare les gisements de la côte ouest du pays et que dans sa phase d'exploitation, le projet permettra de créer 5.000 emplois directs et 25.000 emplois indirects. En 2017, l'Agence nationale des activités minières (Anam) et la Société nationale du fer et de l'acier (Feraal) avaient, signé un accord pour le financement des études de faisabilité du gisement minier de Gara Djebilet (Tindouf), pour un montant de 3 milliards de dinars, étude qui devait être finalisée fin mai 2017, au plus tard fin décembre 2017, avant d'entamer la phase d'exploitation de ce gisement qui produira 3 milliards de tonnes. A l'époque, les responsables du projet déclarent officiellement qu'en vertu de cet accord, Anam va octroyer 2 milliards DA à Feraal, chargée d'exploiter ce méga gisement, pour lancer les études de faisabilité qui seront réalisées par un cabinet d'experts international. Dans une déclaration à l'APS fin décembre 2020, l'ex-ministre de l'Industrie estimait le coût à environ 5/7 milliards de dollars avec les annexes. Le 31 mars 2021, le ministre des Mines annonce un mémorandum d'entente -non un contrat définitif- entre l'Entreprise nationale de fer et de l'acier (Feraal) et un consortium d'entreprises chinoises constitué des entreprises CWE, MCC et Heyday Solar, ledit document prévoyant trois étapes, jusqu'à 2025, la première phase, étant la partie ouest de la mine jouissant de réserves de 1,7 md de tonnes et en application de ce mémorandum, il sera procédé à la formation d'une joint-venture de 51% pour la partie algérienne et 49% pour la partie chinoise qui sera chargée de l'exploitation à la source jusqu'à la production et la transformation et là, l'APS donne un autre montant de l'investissement 2 milliards de dollars sans préciser le coût des annexes, permettant la création de 3.000 emplois. Et récemment, le 09 mai 2022, le ministre des Mines (source APS) annonce officiellement que la réalisation du projet de Gara Djebilet nécessitera la réalisation de plusieurs installations, aurait un coût variant entre 1 et 1,5 milliard de dollars par an sur une période allant de 8 à 10 ans, soit entre 10 et 15 milliards de dollars si l'on prend la référence maximum et 8/10 milliards de dollars si l'on prend la référence minimum, le retour en capital pour un chiffre d'affaires annuel moyen entre 2/3 milliards de dollars étant entre 5 et 10 ans après le fonctionnent du projet. Il y a donc urgence d'une information crédible sur le montant réel de ce projet et s'il y a un contrat accord définitif (pas une promesse) avec un partenaire étranger. Pour les unités sidérurgiques en général, il faudra résoudre le problème du prix de cession du gaz qui est cédé au niveau local à environ 10% du prix international, constituant une subvention et donc une perte pour le Trésor, constituant une rente, devant être aligné sur celui du marché pour éviter les nombreux litiges concernant la dualité des prix contraires aux règles du commerce international. Les défis qui se posent pour ce projet sont principalement relatifs à l'eau, l'énergie et le transport, pour régler dans cette zone désertique, la disponibilité en eau avec des besoins de 3 millions de mètres cubes par an, celle de l'énergie en mobilisant le gaz naturel et le choix du moyen de transport. L'exploitation du fer brut de Gara Djebilet ne procurera pas de rente, contrairement au segment hydrocarbures, mais un taux de profit moyen, sous réserve de la maîtrise des coûts. L'on devra descendre à l'aval de l'arbre généalogique, les aciers spéciaux, pour avoir une grande valeur ajoutée mais nécessitant une formation pointue et de lourds investissements (un complexe coûte plusieurs milliards de dollars), ces segments étant contrôlés par quatre à cinq firmes multinationales au niveau mondial, étant impossible d'exporter sans un partenariat avec des firmes de renom. Evitons de vendre des illusions à court terme : la rentabilité du projet comme celle d'ailleurs du phosphate ou du gazoduc Nigeria-Europe via l'Algérie si la réalisation est entre 2022/2023, ne sera pas atteinte avant 2028/2030 (voir Geostrategic and Energy Issues of the Nigeria-Europe Gas Pipeline in Pr A. Mebtoul International contribution The Maghreb Times 04/05/2022 « ... the Nigerien authorities and Europe, the main customer, must have a clear position concerning the gas pipeline to Europe: either Algeria or Morocco avoiding contradictory speeches and that certain organic experts or heads of ministerial departments avoid mislead both public opinion and the highest authorities of the country... »).

En conclusion, il y a lieu d'éviter les erreurs du passé qui se sont chiffrées en dizaines de milliards de dollars de perte, faute de bien connaître l'évolution des filières industrielles mondialisées qui connaissent ces dernières années de profondes mutations. Aucun pays ne s'est développé grâce aux matières premières y compris l'or, mais grâce au savoir et à la bonne gouvernance, une diplomatie n'étant forte que si l'économie est forte, ce qui explique le succès au XXIe siècle de la Chine. Après avoir épuisé ses stocks d'or, avec la découverte de Christophe Colomb, l'Espagne a périclité pendant plusieurs siècles où en 1962, l'Algérie était plus développée. Et c'est ce qui attend les pays producteurs d'hydrocarbures qui ne vivent que grâce à cette rente, où, actuellement, les recettes additionnelles surtout pour les pays à fortes populations suffiront à peine pour importer les biens alimentaires dont les prix risquent de doubler, voire de tripler. Le monde devrait connaître un profond bouleversement de l'ordre économique et géopolitique mondial. Le commerce de l'énergie se modifie, l'inflation est de retour, la crise alimentaire guette bon nombre de pays, les chaînes d'approvisionnement se reconfigurent, les réseaux de paiement se fragmentent et certains pays émergents comme la Chine repensent leurs réserves de devises. En ces moments de grands bouleversements géostratégiques, c'est par une nouvelle gouvernance et un discours de vérité collant avec la réalité sociale, loin des bureaux climatisés de nos bureaucrates, que l'on trouvera les solutions à la crise actuelle qui touche pas seulement l'Algérie, mais tous les pays. La crise ukrainienne, la crise énergétique et alimentaire, l'impact de l'épidémie du coronavirus et du réchauffement climatique rendent irréversible la transition numérique et énergétique qui devrait modifier considérablement tant les politiques sécuritaires, économiques, sociales que les relations internationales. Aussi, le grand défi, posant la problématique de la sécurité nationale, est l'adaptation de l'Algérie à ces profonds bouleversements devant rompre avec la mentalité bureaucratique rentière.

*Professeur des universités, docteur d'Etat 1974 - Expert international - Expert-comptable de l'Institut supérieur de gestion de Lille France - Directeur d'études au ministère de l'Industrie 1974/1979.