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Quelles sont les causes des incivilités juvéniles ? (2/2)

par Khider Mesloub

Aujourd'hui, la désobéissance généralisée des jeunes est devenue la règle, l'autorité des adultes et des institutions, effondrée, l'exception. Et pour cause. Avec l'éclatement et la recomposition du noyau familial, en d'autres termes, avec l'effritement du modèle familial dominant, la généralisation des familles monoparentales, les enfants sans père deviennent sans repères. L'autorité paternelle est aujourd'hui en manque d'ancrage, dans une société en plein naufrage. Une crise de structure, de pédagogie et d'autorité s'est incontestablement installée dans la parentalité.

Cette perte de l'autorité parentale s'explique par le fait que l'information, autrefois centralisée entre les mains des parents (mais aussi des enseignants), vecteurs essentiels de l'éducation, est aujourd'hui transmise et relayée par des médias extérieurs et par Internet, les fameux réseaux sociaux à la source desquels se nourrissent les enfants livrés à eux-mêmes. Aussi, la famille, comme l'école, n'apparait plus de nos jours, aux yeux des enfants, comme la source principale de la transmission du savoir-être et des normes. Leur mission éducative se voit donc contestée, voire purement et simplement déniée.

Force est de constater que cette désaffection de la parentalité se traduit, corrélativement, pour l'enfant, par un désinvestissement scolaire et une absence d'adhésion aux normes sociales de la société. Aussi, les normes adoptées par les jeunes enfants émanent-elles du monde extérieur, en dehors de la structure de la famille et de l'école, où l'information instantanée distillée par les réseaux sociaux, l'influence des pairs ou la contrainte du quartier (de là s'explique le phénomène de l'endoctrinement islamique opéré par les pairs ou la Toile virtuelle sur des jeunes dépourvus d'imagos parentaux) se substituent à la laborieuse transmission éducative familiale et scolaire.

On ne dira jamais assez que le jeune enfant inscrit dans la déviance est souvent en rupture familiale. Quand bien même demeure-t-il dans son foyer familial, la déconstruction des figures parentales rend difficile, voire impossible, pour le jeune enfant, l'accès aux apprentissages et à la socialisation. En vérité, la crise de la parentalité dissimule une crise de confiance dans la société. Cette crise se traduit par une défiance de la société, représentée par des adultes désormais déconsidérés et discrédités du fait de leur pusillanimité et laxisme. Cette défiance revêt plusieurs aspects, elle s'exprime à la fois à l'égard des parents, des professeurs, des policiers, de la Loi, etc.

D'aucuns déplorent l'absence de normes éducatives, de valeurs morales parmi les jeunes. Ces carences éducatives seraient responsables des comportements déviants de ces jeunes. Dans quelles structures de socialisation ces jeunes, par ailleurs privés d'avenir autre que de déréliction, pourraient-ils acquérir ces normes éducatives, quand les principales « valeurs » propagées par la civilisation capitaliste contemporaine reposent sur l'appât du gain (l'argent), la course au profit, la rentabilité, la compétition, le culte de la performance, la réussite matérielle. En résumé : «le chacun pour soi», «la guerre de tous contre tous». Au contraire, on peut considérer que ces jeunes ont parfaitement intériorisé ces valeurs bourgeoises dominantes, devenues leurs uniques normes de socialisation.

Par ailleurs, on les accuse d'entretenir un climat d'insécurité dans les quartiers et les centres urbains. C'est oublier l'insécurité financière, résidentielle, alimentaire, sanitaire, existentielle, professionnelle qu'ils subissent, de façon directe ou indirecte (via leurs parents paupérisées) de manière structurelle. Ainsi, cette focalisation sur l'insécurité juvénile, définie du point de vue policier, vise à occulter les autres formes d'insécurité systémique dont les jeunes sont victimes. Particulièrement accentuées quand ces jeunes sont parqués dans des espaces d'habitation de relégation et de ségrégation.

Pour rétablir « l'ordre républicain », comme disent les politiciens, d'aucuns, en idéalistes, prônent, afin d'enrayer la violence, la rééducation des jeunes par la généralisation de l'enseignement des valeurs morales et civiques. Or, ils oublient que la violence est consubstantiellement inhérente aux rapports sociaux du système capitaliste. Et aucune pédagogie ne peut moraliser les rapports intrinsèquement violents du capitalisme. Particulièrement dans cette période de décadence, marquée par l'effondrement économique, l'explosion du chômage, l'expansion de la paupérisation absolue.

Force est de constater qu'un nouveau spectre hante l'Occident décadent. Non plus le communisme, comme le prophétisait Marx dans Le Manifeste, ni la révolution comme l'appelait de ses vœux Lénine, ni même le terrorisme islamiste désormais, curieusement, évanescent à force d'instrumentalisation outrancière, ni l'imposture sanitaire de la pandémie de Covid-19, mais l'implosion sociale. En effet, au-delà de l'explosion et de la décomposition, on assiste à l'irruption de l'implosion sociale, définie par les dictionnaires comme une « série d'explosions dirigées vers l'intérieur ». Autrement dit, on a affaire à une autodestruction.

« La plus dangereuse création d'une société est un homme qui n'a rien à perdre », avait écrit un auteur afro-américain. Telle est la situation sociale de la jeunesse contemporaine : elle a perdu la bataille de la vie bien avant de l'avoir entamée. Elle brûle les bougies de son existence par les deux bouts, sans jamais, pour autant, entrevoir de lumières à sa vie cahotée et chaotique.

L'accroissement exponentiel de la violence et des incivilités, sur fond de dégradation du climat relationnel entre personnes, illustre amplement cette implosion sociale. Pour qualifier ces nouvelles formes de violences spécifiques, les commentateurs assermentés (sociologues, politologues, criminologues) parlent de « violence gratuite », « violence aveugle », « violence absurde ». Pour ces observateurs à courte vue, il s'agit d'une « violence muette », autrement dit sans revendications ni porte-parole.

En vérité, l'émergence de ces violences, assourdissantes de fracassants avertissements politiques subjacents, traduit une mutation anthropologique de la conflictualité sociale. Cette nouvelle conflictualité sociale se manifeste par la rébellion permanente d'une jeunesse privée d'avenir. La violence juvénile constituerait-elle la dernière forme de lutte de classe désespérée menée contre un monde capitaliste décadent qui a absorbé, corrompu ou désagrégé toutes les organisations politiques et syndicales désormais intégrées dans le système ?

Historiquement, la violence a toujours été l'apanage des classes dominantes. Depuis la naissance des sociétés de classe, la violence des puissants était symbolisée par la domination sous des formes diverses et variées : l'exploitation, l'oppression, la spoliation, l'esclavage, la colonisation, etc. Cette violence historique, unilatérale et structurelle, des classes dominantes revêtait une dimension économique, politique, culturelle, physique. Au cours du XXème siècle, cette violence des puissants avait revêtu un caractère barbare par le déclenchement de deux boucheries mondiales, les exterminations génocidaires des populations civiles, l'expérimentation de la bombe atomique sur la population japonaise, l'institutionnalisation de la torture, notamment au cours de la guerre d'Algérie.

Aujourd'hui, à la violence historique structurelle d'en haut vient répondre la violence systémique surgie d'en bas, occasionnée non par des femmes et hommes adultes politisés porteurs d'un projet d'émancipation humain, car désormais intégrés par le capitalisme, mais par les jeunes désespérés, ces nouveaux protagonistes des frondes contemporaines, qui l'expriment de manière nihiliste et anomique faute de maturité politique.

La violence aveugle des jeunes contre le monde des adultes, matérialisée par les incivilités, participe de l'appel de détresse lancé à la société individualiste capitaliste pour lui rappeler l'abandon de ses devoirs socioéconomiques à l'égard de sa progéniture livrée à elle-même, sacrifiée sur l'autel de la rentabilité et de la compétitivité dont une minorité sort seulement gagnante (toujours la même : la classe privilégiée, dotée des moyens intellectuels et financiers pour s'accaparer la réussite sociale), privée d'avenir (l'ascension sociale n'existe plus et la possession d'un diplôme ne constitue plus un gage de sécurité matérielle) ; pour lui faire payer sa lâcheté, sa pusillanimité, son laxisme en matière éducative, objectivés par la désagrégation des valeurs morales, transformées en valeurs marchandes, en la course au profit, en apologie du consumérisme.

Aussi, force est de constater que la dégradation du climat relationnel marqué par les flambées de violence s'explique par le délitement social. Cette fracture sociale a mis à mal l'illusoire « vivre ensemble », d'abord supplantée par le vivre côte-à-côte, et désormais par le vivre face-à-face entre les deux principales classes antagoniques, derrière des lignes de fronts protégées par les forces de l'ordre pour assurer la pérennisation d'un système de domination contesté par les opprimés, notamment par sa frange turbulente, la jeunesse. La société est désormais minée par la décomposition, voire l'implosion, marquée par une dynamique d'affrontements radicalement explosive, portée par des jeunes, des adolescents et des enfants « désocialisés », « défilialisés », ces nouveaux parias de la modernité, parqués dans des zones de relégation et d'existence de ségrégation, voués à la déshérence sociale et à l'errance professionnelle, promis aux emplois précaires, aux stages occupationnels, et, inexorablement, à l'endémique chômage, organisés en amont par les classes-poubelles des collèges ou lycées-dépotoirs, ces antichambres de la vacuité existentielle.

Condamnés à une vie oscillant entre anomie et anarchie, enchaînés à mener une vie de galère, sans perspectives d'ascension sociale, dans une société de consommation inaccessible à leurs modestes ressources pécuniaires, les jeunes vivent dans la frustration et l'exclusion. Cette exclusion sociale doublée d'une « frustration consumériste » induit de nos jours une nouvelle forme de violence : la haine réactive. On n'a pas affaire à une violence politique ou sociale objectivement exercée et rationnellement théorisée par des jeunes consciencieux, mais à une violence stérile, une violence nerveuse, caractérielle, névrotique, sans motivations explicites et sans mobiles apparents. Pas étonnant que leurs distractions se muent en destructions, ou, plutôt, les destructions soient devenues leurs uniques distractions.

N'est-ce pas l'unique distraction de la société capitaliste contemporaine en déclin : la Destruction (de l'industrie, des entreprises, des emplois, des pays souverains, des libertés individuelles et collectives, des forêts, de l'écosystème, des hôpitaux, de la santé, des cultures millénaires, de l'amour, de l'amitié, de la famille, de la vie, etc.).