Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La problématique de la finance islamique comme moyen d'intégration du capital argent de la sphère informelle: éviter les utopies

par Abderrahmane Mebtoul*

Avec l'impact de la crise économique sur les équilibres financiers tenant compte des mutations psychologiques, sociologiques et anthropologiques de la société, il y a lieu d'analyser avec objectivité l'impact de la finance islamique comme moyen d'intégration du capital argent au sein de la sphère informelle. Il devient urgent de faire le bilan depuis son lancement par le ministère des Finances il y a plus d'une année, malgré un tapage publicitaire, aucun bilan à ce jour où les finances du pays restant largement tributaires des fluctuations du marché mondial des hydrocarbures.

1. Au niveau mondial nous avons l'évolution suivante du montant de la finance islamique: 2006, 500 milliards de dollars de dollars, 2010, 1100, 2015, 2080, 2018, 2640 milliards de dollars, 2800 en 2020 avec une estimation d'environ 1% de la finance classique qui dépasse 260.000 milliards de dollars. Entre 2018/2019, et avec la crise actuelle, la ventilation n'a guère changé, nous avons la répartition suivante: l'Iran 34,4%, Arabie Saoudite 20,4%, Emirats 9,3%, Malaisie 9,1%,Koweït 6%, Qatar, 6%, la Turquie 2,6% et autres 12,2%. La finance islamique recouvre l'ensemble des transactions et produits financiers conformes aux principes de la Charia, qui supposent l'interdiction de l'intérêt, de l'incertitude, de la spéculation, l'interdiction d'investir dans des secteurs considérés comme illicites (alcool, tabac, paris sur les jeux, etc.). Nous avons deux types de financement participatifs et non participatifs avec un dénominateur commun, toute opération financière ou commerciale devant avoir un sous-jacent réel. Le premier type de financement repose sur le principe de partage des pertes et profits. On parle alors de moudaraba, contrat de partenariat où la banque (l'associé bailleur de fonds) ne dispose d'aucun droit de regard sur la gestion du projet. En cas d'échec, la perte en capital est totalement supportée par la banque. A l'inverse, dans le cas d'une mouchara, la banque peut intervenir dans la gestion du projet. De par ses modalités de fonctionnement, ce partenariat actif entre l'entrepreneur et la banque se rapproche d'une joint-venture couramment rencontrée en finance classique. En cas d'échec, la perte est supportée par l'ensemble des associés. Nous avons également les opérations «sans participation» qui concernent essentiellement les opérations à caractère commercial (achat ou vente d'actifs avec le mourabaha et l'ijara qui sont les contrats les plus utilisés). Le premier est un contrat de vente soumis à des clauses précises issues des principes énoncés par la charia. Dans ce cas, la banque islamique joue le rôle d'intermédiaire financier entre l'acheteur et le vendeur, la banque achetant au comptant un bien pour le compte d'un client pour ensuite lui revendre à un prix augmenté d'une marge bénéficiaire. Quant à l'ijara, il s'apparente à un crédit-bail ou contrat de location en finance classique. A la différence du mourabaha, ce type de contrat transfère l'usufruit du bien, c'est-à-dire le droit de l'utiliser, et non son entière propriété.

2. En Algérie, les tensions budgétaires sont vivaces conséquences des incohérences des politiques économiques du passé, de l'absence de vison stratégique et de l'impact de l'épidémie du coronavirus et récemment le désastre des incendies. Le montant de l'argent circulant dans la sphère informelle est difficilement quantifiable faute de système d'information fiables et existant plusieurs méthodes d'évaluation avec des écarts entre 10/20. Selon le président de la République en avril 2021 lors d'une conférence avec la presse, 2000, le montant des fonds en circulation dans le marché parallèle oscillerait entre 6000 et 10.000 milliards de dinars, alors que la Banque d'Algérie donnait un autre montant trois mois avant, où selon son rapport «l'argent thésaurisé représente la moitié de ce qui est quantifié dans le parallèle, à savoir près de 3000 milliards de dinars». «Nul ne détient le chiffre exact de l'argent en circulation en dehors du circuit officiel», avait souligné le président de la République. Si l'on prend les montants donnés par le président de la République nous avons au cours d'environ 130 dinars un dollar en 2020 entre 46,15 et 48% du PIB 76,92 milliards de dollars soit entre 30 et 48% du PIB estimé à 160 milliards de dollars en 2020, cet écart confirmant à la fois la non maîtrise de l'information et montrant la faiblesse de la bancarisation. Mais pour une véritable appréciation l'on devra éclater ce montant entre les dépôts normaux des ménages, des montants pour des actions spéculatives. Ce montant ne concerne que la partie dinars alors que l'Algérie est confrontée à la diminution de ses réserves de change en devises. Dans les grandes agglomérations, l'urbanisation accélérée avec l'éclatement de la cellule familiale, excepté certaines contrées du Sud et des hauts plateaux, avec de nouveaux comportements économiques et sociaux, les impacts des réseaux sociaux, influe sur la tradition. Pour preuve, la majorité des zaouïas avaient par le passé donné instruction pour le vote aux élections, mais n'ayant peu d'impacts. Tous les agents qui possèdent de grosses fortunes dans la sphère informelle, avec la montée des jeunes générations au niveau de cette sphère, ne sont pas forcément des adeptes de la finance islamique. C'est pourquoi, l'on devra éviter les utopies du passé, méditer toutes les actions des gouvernants passés de 1980 à 2020 qui se sont soldées par un échec de l ?intégration de la sphère informelle au sein de la sphère réelle.

3.-L'intégration de la masse monétaire informelle dans le circuit réel repose sur trois fondamentaux (voir étude pour le 4ème Think Tank mondial Institut français des relations internationales IFRI A. Mebtoul «poids de la sphère informelle au Maghreb et impacts économiques et politiques Paris décembre 2013). Premièrement, sur la confiance où récemment le manque de liquidités au niveau des postes et banques a accéléré la méfiance, supposant une bonne gouvernance, une visibilité et une cohérence dans la politique socio-économique, facteur déterminant de la rentabilité des projets. En période de crise et c'est une loi universelle, il y a méfiance et extension de la sphère informelle qui joue le rôle d'amortisseur en suppléant à la faiblesse de l'offre surtout dans des économies dépendantes de la rente. Deuxièmement, elle sera fonction du taux d'inflation réel, qui doit être inférieur au taux de profit sectoriel de la sphère réelle. Un fort taux d'inflation accentue les incertitudes, l'indice en Algérie non significatif non réactualisé depuis 2011, le besoin évoluant, étant historiquement daté, et de surcroît compressé par les subventions généralisées source de gaspillage et d'injustice sociale. Troisièmement, lié à l'inflation, l'évolution de la cotation du dinar où la Banque d'Algérie depuis plus d'une année accélère sa dépréciation afin de combler artificiellement le déficit budgétaire, avec une cotation sur le marché parallèle non significative du fait des fermetures des frontières entre 208 à 210 dinars. La loi de finances 2021, essentiellement pour combler le déficit budgétaire, prévoit une dépréciation du dinar en trois étapes : 142,20 dinars un dollar en 2021, 149,71 en 2022 et plus de 156,72 dinars un dollar en 2023, étant coté entre les 12 et 16 août 2021 135,5009 dinars un dollar et 159,0239 dinars un euro. En prenant un écart de 50% sur le marché parallèle nous aurons une cotation en 2023 de 238 dinars un dollar et avec un écart entre le dollar et l'euro de 20% nous aurons environ 286 dinars un euro, approchant donc les 300 dinars pour un euro. Ce montant sera fonction du niveau des réserves de change qui sont passées de 194 milliards de dollars au 01 janvier 2024 à 44 milliards de dollars fin juin 2021. Et ce malgré toutes les restrictions qui ont paralysé l'appareil de production qui fonctionne à peine 50% de ses capacités, le taux d'intégration des entreprises publiques et privées ne dépassant pas 15%. En cas d'un montant de 20 milliards de dollars de réserves de change fin 2022, il faudrait pondérer à la baisse ce cours d'environ 20% donnant un montant de dépréciation plus important fin 2023 qui pourrait donner avec le retour à la libre circulation un cours sur le marché parallèle courant 2023 entre 350/400 dinars un euro. La seule solution pour éviter cette dérive est l'accroissement du niveau de production et de productivité. Avec le manque de vision stratégique, renvoyant à la bonne gouvernance (lutte contre les surfacturations via la corruption) et la cohérence dans la politique socio-économique, accentué par l'instabilité monétaire et juridique qui encouragent les activités spéculatives, il ne faut pas se faire d'illusions pour une croissance durable d'au moins 7/8% par an, seule condition pour atténuer les tensions sociales, les investisseurs nationaux ou étrangers, créateurs de valeur ajoutée ont besoin de visibilité, à moyen et long terme. Pour se protéger contre cette dépréciation, les opérateurs de la sphère informelle se porteront acquéreurs de devises, d'or et de biens durables facilement stockables et à forte demande dont le prix suivra le cours du dollar ou de l'euro sur le marché parallèle et non le cours officiel excepté les biens subventionnés. Un exemple avec la pénurie de pièces détachées de voitures et engins, les prix ont augmenté entre 2020/2021 de plus de 100%, et donc ceux qui avaient des stocks importants sont devenus des milliardaires, du jour au lendemain. Et avec la pénurie cela concerne d'autres secteurs. Comme impact du déséquilibre offre/demande, l'Algérie étant une économie fondamentalement rentière, nous assistons à l'accélération du processus inflationniste qui pourrait être accéléré avec la mise en œuvre de la planche à billets d'environ 16 milliards de dollars pour l'année 2021 soit environ au cours du 14 août 2021, 2160 milliards de dinars, en cas où ce montant n'irait pas aux secteurs créateurs de richesses, et donc la détérioration du pouvoir d'achat surtout ceux des revenus fixes, laminant les couches moyennes qui dans tous les pays du monde sont le vecteur du développement.

En conclusion, dans la pratique des affaires, quelle que soit la couleur idéologique, n'existent pas de sentiments, business, business pour reprendre l'adage américain. Aucun gouvernement de 1963 à ce jour n'a réussi à intégrer le capital argent de la sphère informelle au sein de la sphère réelle, soit ne voulant pas s'attaquer pour des raisons politiques car servant de tampon social, ou s'attaquant aux causes par des mesures administratives qui ont eu un effet contraire d'amplification, alors que l'objectif est de s'attaquer à l'essence qui est la gouvernance renvoyant aux dysfonctionnements des appareils de l'Etat. Car lorsqu'un pouvoir émet des règles qui ne correspondent pas à la réalité sociale, renvoyant à l'urgence d'un diagnostic culturel et anthropologue, la société enfante ses propres règles qui lui permettent de fonctionner, basées sur un contrat moral de confiance, beaucoup plus solide que celui que l'on veut lui imposer (voir l'ouvrage chaque volume, en arabe-anglais-français sous la direction du Pr Abderrahmane Mebtoul Réformes, Etat de Droit et Économie de Marché Editions Dar Al Gharb 2003 où se trouve une contribution du professeur de renommée mondiale Hernando De Soto sur Etat de Droit et sphère informelle). Ce qui renvoie au ciment de l'adhésion des citoyens, la confiance sans laquelle il ne peut y avoir une mobilisation citoyenne et la symbiose Etat-citoyens. Donc pour éviter les échecs du passé de l'intégration de cette sphère informelle, l'Algérie doit éviter de mauvais diagnostics qui donnent forcément de mauvaises solutions.

*Docteur - Professeur des universités, expert international