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Les plumes de la littérature algérienne moderne tailladées par la hache de la médisance

par Khider Mesloub

«L'écrivain original, tant qu'il n'est pas mort, est toujours scandaleux.» Simone de Beauvoir

La création littéraire ne se place pas sur la balance des jugements (de valeurs) pour peser de toute sa force dans l'univers de l'art des Lettres. Par sa seule créativité, la littérature affirme son poids intellectuel. La légèreté d'esprit est sa raison d'être. La littérature ne s'embarrasse pas de la lourdeur morale écrasante, de la pesanteur de la tradition archaïque, du fardeau encombrant de l'idéologie dominante. La littérature s'exhibe dans toute sa nudité imaginative. Elle exècre s'affubler du costume bourgeois affairiste, de la tenue militaire, de l'accoutrement religieux. Elle ne fréquente ni les salles de mosquées, ni les salons du pouvoir, ni les mess des casernes.

La littérature se veut aussi libre que l'aigle surplombant la terre de ses envols dans le ciel des hautes voltiges propices aux prouesses aériennes ailées, exécutées gracieusement loin des regards humains, de leurs affairements mercantiles terrestres. La littérature tutoie de sa plume le firmament de la création. Elle refuse la proximité terrienne vulgaire, la promiscuité humaine médiocre. Elle ne cherche pas à peser sur la politique, ni avoir du poids dans la société. Elle ne fréquente pas les palais du pouvoir, ni les chaumières du peuple. Elle est sans domicile littéraire fixe. Elle se contente d'occuper modestement son espace résidentiel créatif intemporel et universel. Tout l'univers lui appartient pour coucher ses œuvres. Elle s'étale sur toute la terre pour fertiliser son esprit, féconder son imagination, ensemencer spirituellement l'humanité de sa création.

La littérature est le cauchemar des dirigeants politiques. Car elle permet au peuple de rêver. Elle réveille l'intelligence qui sommeille en nous par son audacieuse prose qui ne s'accommode pas de la rampante pose, ni de la posture de l'imposture. Elle peut faire preuve d'une inventivité insolente couplée à une stylistique insolite, dans ses compositions fictionnelles et ses conceptions narratives.

L'œuvre littéraire est une fiction poétique, non une mixtion politique. Elle œuvre à l'élévation de l'esprit, non à l'édification du pays.

De là découle l'impérative nécessité de dissocier l'écrivain du politique. Si l'écrivain a pour vocation de nous propulser individuellement dans les béatitudes du ciel des idées en vue de nous procurer des espaces d'évasion par ses envolées lyriques, le politique a pour mission d'exposer ses concrètes idées afin de nous fournir les moyens de purger la terre de ses affres sociales par les mouvements collectifs. L'écrivain ne se confond pas avec le politique, à plus forte raison il ne se fond pas dans la politique.

L'écriture romanesque ne s'encombre pas de fioritures pour élaborer son univers fictionnel. Au contraire de la politique qui s'entoure de « raclures » pour aborder sérieusement les questions universelles. Qu'on ne s'étonne pas que la politique soit éclaboussée, devienne répugnante. Aujourd'hui la politique ne construit plus d'avenir. Pis : elle s'acharne à détruire le présent. Concentrée entre les mains de gangsters diplômés et costumés, la politique est devenue une arme de destruction massive des conditions de vie des peuples livrés à la paupérisation et au despotisme éclairé par la démocratie totalitaire, cette nouvelle forme de gouvernance caporalisée devenue virale, produit par un système socialement létal, économiquement fatal, surgi dans un univers devenu carcéral, régenté par un État martial. La politique a juré de brûler nos vivantes espérances, pour nous ravaler à survivre dans l'indigence.

Tous les programmes politiques sont rédigés avec notre soumission. Qu'on ne s'étonne pas qu'on se soumette électoralement aux politiciens maffieux, gouvernant par la grâce de notre résignation, par le suffrage de notre prosternation.

Un programme politique s'apparente à une œuvre littéraire, autrement dit c'est une pure fiction, un produit marketing issu de l'imagination débridée du politicien qui évolue dans le ciel idéologique et les hautes sphères gouvernementales, hissé au-dessus des réalités sociales terrestres qu'il méprise souverainement.

Cependant, l'œuvre littéraire a au moins le mérite de nous enrichir intellectuellement. De nous procurer un récit finalisé par un heureux dénouement. La politique, elle, travaille à notre dénuement. L'écrivain nous remplit d'émerveillement. Le politicien nous vide les poches merveilleusement. Le premier nous dorlote de rêves. Le second nous endort dans les cauchemars. Le premier nous délecte de récits emplis d'évasions. Le second nous berce d'illusions. Le premier construit un monde où chaque lecteur se reconnaît, bâtit un pays de Cocagne. Le second déconstruit notre monde au point où l'électeur ne reconnaît plus son élu, encore moins son pays métamorphosé en bagne. Le premier œuvre pour nous permettre de nous évader de notre morosité ambiante, le second travaille à incarcérer nos rêves, pire, à embastiller nos corps collectifs quand ils se dressent pour briser la vie sociale cauchemardesque.

De tout temps, les authentiques intellectuels ont eu pour mission d'alimenter les débats d'idées en vue d'éclairer l'opinion sur les enjeux sociétaux et les clivages sociaux. Particulièrement vrai en période de crise aigüe où la société est confrontée aux déchaînements des passions identitaires, à l'émergence des pestes émotionnelles politiques brunes ou vertes (islamistes). Ces intellectuels s'engagent dans des combats universellement progressistes. Se saisissent de leur plume pour lutter contre tous les archaïsmes, les obscurantismes, les totalitarismes. Pour orienter les lecteurs vers les horizons des Lumières. Pour produire des œuvres libératrices, émancipatrices.

Au contraire, dans notre petite contrée Algérie, certains scribouillards, intellectuellement constipés, exilés de la patrie algérienne, se complaisent à barboter, par leurs querelles d'écoliers, dans la cour de récréation. Ils sont ballottés entre la création littéraire et la critique politicienne. Ils adoptent volontiers la posture de donneurs de leçons politiques et de censeurs littéraires. Ils se sont autoproclamés la conscience morale de l'Algérie. Quand la littérature se fait politique, la politique devient de la fiction.

C'est ainsi que certains de nos plumitifs algériens de l'étranger, coulant un exil doré, comme de l'intérieur, exilés dans les quartiers cossus, s'adonnent au torpillage systématique de nos rares célèbres écrivains, tels Kamel Daoud, Boualem Sansal, Yasmina Khadra. À croire que ces brillantes célébrités littéraires les empêchent de dormir, à force de guetter leurs fulgurantes et scintillantes étoiles se déployer majestueusement dans le ciel de la République des lettres algériennes et internationales.

Rien ne trouve grâce à leurs yeux enténébrés, toujours cernés de sombres analyses dès lors qu'il s'agit d'examiner la politique nationale algérienne ou de scruter la galaxie littéraire algérienne dépourvue d'étoiles intellectuelles. De manière récurrente et surtout écœurante, ces passifs scribouillards sans ouvrages à leur actif s'acharnent à accabler, en guise d'hommages épineux, d'odieux outrages, nos rares libres écrivains algériens.

Au reste, personne n'ignore que l'Algérie dispose d'un nombre d'écrivains tellement important qu'ils peuvent à peine tout juste remplir une voiture. Or, au lieu de concourir à leur préservation comme emblème intellectuel national, encore mieux, contribuer à l'éclosion et à la germination d'une élite intellectuelle algérienne orfèvre de la plume, ces détracteurs s'acharnent au contraire à tuer dans l'œuf toutes les intelligences novatrices et iconoclastes, par leurs anathèmes décochés contre leurs cibles favorites algériennes émergentes, énergisantes, dérangeantes.

En revanche, dans leurs frénétiques et fanatiques contributions, dépourvues de profonde réflexion mais lestées de génuflexion, ils n'hésitent pas à encenser fièrement des écrivains étrangers, en particulier ce libidineux et sadique personnage islamiste égyptien, Tariq Ramadan, à qui ils tressent des couronnes de bravoure, ce vaillant salonnard à l'outrecuidance de sorbonnard, hagar n'ssa. Par leurs articles dithyrambiques, très élogieux à l'égard de ce faussaire professeur réactionnaire, propagateur d'un salafisme saupoudré de modernité et épicé de mondanité, ils nous prouvent à quelle confrérie ils appartiennent. Dans quel camp ils se rangent. Pour quelles personnes se portent leurs sympathies.

En outre, ces autoproclamées consciences nationales scribouillardes s'abritent constamment derrière la cause palestinienne pour tracer la ligne de démarcation de l'engagement politique. Pour délimiter, selon leur conception orientale islamiste, la frontière entre l'intellectuel algérien digne d'être rangé parmi les nobles écrivains ou les renégats à la solde du sionisme (sic). Ainsi, le critère moral et littéraire du bon écrivain algérien s'évalue, selon ces augustes plumitifs, à l'aune de son enrôlement à la cause palestinienne (à laquelle vient de se greffer la cause du Hirak, au début encensé, aujourd'hui décrié), et non à son génie littéraire, sa production livresque.

Avec leurs obsessionnelles critiques virulentes menées contre tous ces grands écrivains algériens, ces littérateurs anonymes dévoilent des personnalités marquées par la prégnance d'ambitions contrariées. Dommage pour eux. Car ils sont dotés de grandes capacités littéraires. Ils maîtrisent avec virtuosité la langue de Molière mais qu'ils ruminent uniquement avec leurs incisives molaires littéralement mordantes. Assurément, ils n'ont pas l'étoffe de l'écrivain. Ou, plutôt, ils refusent d'étoffer leur écriture par une prodigieuse créativité littéraire pour devenir de grands écrivains.

Tant qu'ils sont en âge de procréer, ces plumitifs, castrés intellectuellement, feraient mieux d'enfanter des livres de grande facture, au lieu de s'employer à fracturer nos rares écrivains algériens embryonnaires. On aimerait mieux les voir, tels des lions couronnés de succès, sur les écrans de télévision exhiber régulièrement leurs nouvelles œuvres, plutôt que de s'embusquer, tels des loups, derrière l'écran de leur ordinateur à scruter la moindre sortie médiatique de Kamel Daoud, de Boualem Sansal ou autre original écrivain algérien, pour bondir sur leur personne (et non pas sur leurs productions littéraires) en vue de les dépecer à belles dents, les livrer en pâture à la vindicte populeuse, avec leurs logorrhées nauséabondes dégoulinantes d'animosité. Curieusement, ces contempteurs ne démolissent que les écrivains algériens.

Dans leurs contributions consacrées à ces célèbres écrivains algériens, auscultés au stéthoscope littéraire cliniquement manié, disséqués à la tronçonneuse analytique massacreuse, il ne s'agit nullement de critiques littéraires, mais de véritables éreintements personnels. Ces contempteurs ne dissertent pas sur la qualité romanesque de ces écrivains algériens constamment vilipendés, sur leur style littéraire jamais étudié, mais leur valeur morale jaugée et jugée par l'unique prisme de leur positionnement politique, réduit à sa plus simple expression, à savoir la cause palestinienne, et depuis peu, à l'aune de la vacillante cause hirakienne, aujourd'hui déclinante.

Fondamentalement, il faut différencier l'écrivain de son œuvre. Que reproche-t-on à nos deux écrivains algériens, Daoud et Sansal ? Probablement, leur liberté d'esprit, leur émancipation de la doxa chauviniste dominante, leur révolution intérieure qui leur a permis de cheminer vers l'individuation, ce processus par lequel une personne devient consciente de son individualité. Dans « ce processus d'individuation, l'individu s'identifie davantage avec les orientations qui viennent du Soi-même ? vulgairement défini par l'archétype du Self, c'est-à-dire la totalité de la personnalité individuelle ? qu'avec les comportements, les orientations et les valeurs qui émanent de l'environnement social entourant et qui sont au fondement d'une vision partielle fondée dans la persona », comme l'avait écrit le psychiatre suisse C. G. Jung.

Le procès pour trahison intenté contre ces deux écrivains s'explique par le fait que nos deux auteurs ne mettent pas leurs talents au service de la nation, du gouvernement. Or, les écrivains ne sont pas des fonctionnaires appointés par l'État pour propager sa propagande, son idéologie.

Ces détracteurs ne nous livrent pas des analyses académiques littéraires sur les créations romanesques de ces célèbres écrivains algériens fréquemment brocardés, mais des charges personnelles calomnieuses, de véritables diatribes, injustifiées et illégitimes. Leur incorrection éducative les déshonore aux yeux de la moralité sociétale et de la déontologie littéraire.

Probablement frustrés par l'absence de célébrité, ne tolèrent-ils pas que d'autres écrivains algériens disposent de talents intellectuels prodigieusement prolifiques, jouissent de couvertures médiatiques internationales. Pourtant la célébrité est à leur portée de main. Il leur suffit d'employer leur main pour s'emparer de la bonne plume : celle de la littérature et non celle de la hache médisante. Qu'ils nous fassent rêver avec leur plume, pour nous évader de cette Algérie cauchemardesque intellectuellement déplumée. Qu'ils redonnent à l'Algérie ses ailes littéraires. Qu'ils transforment chaque Algérien en aigle de la pensée par leurs aériennes et voltigeantes créations romanesques.

Cessons d'être des vautours constamment en train de dépecer la moindre créativité intellectuelle algérienne originale. Nous aimons nous entre-dévorer, nous offrir en pâture aux railleries, être la risée des autres nations. Dès qu'une tête brillante émerge dans le ciel bleu azur algérien, les corbeaux de la pensée unique et inique lui mutilent les ailes. Ces serpents plumitifs emplis de venins rampant au sol jalousent les créatures intellectuelles ailées qui flottent librement dans l'immensité du ciel de la création.

A titre personnel, je ne suis pas un béat admirateur des écrivains Kamel Daoud, Boualem Sansal, Yasmina Khadra (je leur préfère de loin la brillante « plume réflexive » de Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra, Kateb Yacine, Mohamed Dib, Assia Djebar, etc.). Mais certains critiques fielleusement envieux les ont rendus à mes yeux plus sympathiques, plus audacieux, d'authentiques intellectuels algériens modernes iconoclastes. Quoique sur des positionnements politiques condamnables, ils manifestent à leur manière leur liberté d'esprit, leur indépendance intellectuelle.

Peu me chaut que tel écrivain algérien soutienne Bouteflika, Tebboune, Makri ; vote islamiste ou berbériste ; défend le Hirak ou le fustige. Il est libre d'avoir des opinions politiques, des obédiences idéologiques. Je défendrai toujours son droit à la liberté d'expression. Seul compte à mes yeux son œuvre littéraire.

La littérature ne s'encombre pas de couleur politique ni de mélodie idéologique. Seul compte l'arc-en-ciel sémantique de ses expressions textuelles, la symphonie narrative de ses récits romanesques, censés nous éblouir, nous étourdir, nous divertir, nous enivrer, nous enchanter.

Faute de quoi, c'est la porte ouverte à la pensée unique dictée par une société inique. L'époque des commissaires politiques de la pensée est révolue. Le jdanovisme culturel chargé d'encadrer les écrivains pour les assigner à des productions littéraires façonnées selon les canons de la doxa totalitaire dominante fondée sur le « politiquement correct » ou le « religieusement islamique correct » appartient à une époque révolue.

Il faut dissocier l'œuvre et son auteur. Différencier l'écrivain de l'homme public.

Charles Péguy disait «Un mot n'est pas le même dans un écrivain et dans un autre. L'un se l'arrache du ventre. L'autre le tire de la poche de son pardessus.», autrement dit du pardessus de sa médisance textuelle.