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Retour à la politique budgétaire

par Barry Eichengreen*

FRANCFORT – Il y a 5 ans, Thomas Piketty, un économiste français, faisait un carton avec son livre, Le capital au 21° siècle, dans lequel il explique que l’économie de marché favorise intrinsèquement la concentration des richesses. Le mécanisme auquel il fait référence est le suivant : les taux d’intérêt sont plus élevés que le taux de croissance de l’économie, et de ce fait, le rendement du capital est supérieur au taux de croissance de l’économie.

Piketty marque un point en soulignant les inégalités de richesse et en y apportant une explication simple. Il n’y a pas beaucoup de livres d’économie qui se vendent à plus d’un million d’exemplaires !

Au début de l’année, un autre économiste français, Olivier Blanchard, président sortant de l’Association américaine d’économie et ancien économiste en chef du FMI, a connu un succès retentissant en prononçant un discours dans lequel il affirmait que la capacité d’endettement des pays avancés est supérieure à ce que l’on croit généralement. Il se basait pour cela sur l’idée que les taux d’intérêt sont inférieurs au taux de croissance. Dans ce cas, le ratio dette/PIB qui mesure la capacité d’un pays à servir sa dette diminue dans la mesure où le budget reste proche de l’équilibre.

Par ailleurs, John Williams, le président de la Réserve fédérale de New-York, a publié une série d’articles abondamment commentés montrant que les taux d’intérêt réels (ajustés en fonction de l’inflation) baissent depuis 20 ans.

Alors sommes-nous passé du monde de Piketty dans lequel les taux d’intérêt sont supérieurs au taux de croissance, au monde de Blanchard dans lequel c’est l’inverse ? Dans ce cas, leurs points de vue sont-ils inconciliables ?

La réponse est à la fois Oui et Non.

Leurs points de vue ne sont pas incompatibles, car ils ne parlent pas de la même chose. Blanchard fait référence aux taux d’intérêt appliqués aux bons du Trésor qui présentent peu de risque, tandis que Piketty fait référence au rendement des investissements à risque. La prime de risque qui les sépare est d’environ 5 points de pourcentage, il est donc tout à fait possible que le taux des bons du Trésor soit inférieur au taux de croissance, tandis que le taux de rendement du capital lui est supérieur.

On ne peut que supputer sur le pourquoi de l’importance de cette prime de risque. On peut imaginer que la cause en tient à une aversion extrême des consommateurs face au moindre risque. Quoi qu’il en soit, l’existence de cette prime de risque explique comment Piketty d’un côté et Blanchard de l’autre parviennent à leurs conclusions respectives.

Quelles en sont les implications pratiques ? Williams, en soulignant que les taux d’intérêt sont inhabituellement bas à ce stade du cycle des affaires, rappelle qu’il n’y a guère de marge de manœuvre pour les baisser en cas de ralentissement. C’est pour cela que la Fed a remis entièrement à plat sa politique monétaire.

Pour Piketty, la concentration croissante des richesses qui résulte d’une prime de risque élevée appelle à une hausse de la fiscalité des plus riches pour des raisons d’équité et de cohésion sociale. De son coté, Blanchard en déduit que l’Etat peut s’endetter davantage sans prendre de risque. Dans des pays où les infrastructures sont délabrées comme les USA, il est possible d’accroître l’investissement public. De la même manière, l’annulation des dettes étudiantes par l’Etat, ainsi que le réclame la sénatrice Elisabeth Warren, peut apparaître justifiée, car des membres de la génération actuelle en bénéficieront, tandis que les générations à venir ne verseront qu’une petite partie de leur revenus pour financer des dépenses publiques supplémentaires.

Ceci dit, la dette publique n’est pas un outil gratuit dans une économie proche du plein emploi. En dépensant plus, l’Etat va ponctionner des ressources supplémentaires peu abondantes. D’autres dépenses, notamment les investissements, seront exclues, entraînant une baisse de la croissance.

Mais qu’en est-il pour une économie qui est loin du plein emploi ? C’est la situation qu’a examinée un autre économiste de renom, Lawrence Summers, l’ancien secrétaire du Trésor américain, qui prolonge l’analyse de Williams. Summers estime que les taux d’intérêt dus aux seules forces du marché sont aujourd’hui clairement négatifs. Des entreprises du 21° siècle comme Google ou Facebook ne requerrant que peu d’immobilisations corporelles et le prix relatif des moyens de production étant à la baisse, le taux d’intérêt «naturel» (qui permet l’équilibre entre épargne et investissement) est maintenant négatif en l’absence de mesure interventionniste.

Il n’est cependant pas possible de fixer des taux d’intérêt nominaux nettement en dessous de zéro. Pour leur part, les responsables de la politique monétaire ne paraissent pas capables de pousser le taux d’inflation au-delà de 1 à 2% pour aboutir à une baisse des taux d’intérêt réels. Aussi la demande d’investissement est-elle confrontée à une épargne insuffisante, d’où un risque de sous-emploi chronique.

Cela renforce l’argument en faveur d’une hausse des dépenses publiques, quitte à creuser le déficit pour palier à l’insuffisance des investissements privés productifs, car le risque de décourager ces derniers est moindre. Pour autant, il n’est pas possible de creuser indéfiniment le déficit public, car à moment donné une dette publique classée comme sans risque pourrait se voir classée comme risquée du fait de la hausse des taux d’intérêt. Ceci étant, cet argument conduit à une conclusion claire : pour parvenir à une croissance durable et équitable dans l’avenir, il faudra s’appuyer davantage sur la politique budgétaire, et moins sur la politique monétaire.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
*Professeur à l’université de Californie à Berkeley - Son dernier livre s’intitule The Populist Temptation: Economic Grievance and Political Reaction in the Modern Era [La tentation populiste : souffrance économique et réaction politique à l’ère moderne].