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Comprendre le revirement de la Fed vers une politique de «colombe»

par Nouriel Roubini*

NEW YORK – La Réserve fédérale des États-Unis a récemment surpris les marchés par un changement de politique aussi net qu’imprévu. Lorsque le Comité fédéral des marchés ouverts (Federal Open Market Committee – FOMC) s’était réuni en décembre 2018, il avait relevé les taux directeurs de la Fed d’un quart de point, dans une fourchette allant de 2,25 % à 2,50 %, annonçant également qu’il remonterait le taux de base trois fois encore, afin de rejoindre une fourchette de 3 % à 3,35 %, avant de marquer une pause. Il avait en outre indiqué que la banque centrale continuerait à alléger son bilan, notamment à se débarrasser de ses bons du Trésor et de ses titres adossés à des créances hypothécaires, sans fixer d’échéance, à un rythme pouvant atteindre 50 milliards de dollars par mois.

Il n’aura pas fallu six semaines pour que la Fed, lors de la réunion du FOMC fin janvier, déclare qu’elle marquerait une pause dans le relèvement de ses taux pendant un certain temps et qu’elle suspendrait dans le courant de l’année l’allègement de son bilan.

Plusieurs facteurs ont conduit à ce volte-face. En premier lieu, les décideurs politiques ont été ébranlés par le fort resserrement de la situation financière après la réunion du FOMC au mois de décembre, qui a accéléré la débâcle des marchés boursiers déclenchée dès le mois d’octobre 2018. Ces craintes ont été exacerbées par un dollar en hausse et la possibilité d’un véritable arrêt de certains marchés de crédit, notamment ceux des prêts à haut-rendement et à effet de levier.

Deuxièmement, dans la seconde moitié de 2018, l’inflation sous-jacente aux États-Unis a cessé sa progression vers la cible de 2 % fixée par la Fed ; elle a même commencé à tomber aux environs de 1,8 %. Les perspectives d’inflation s’amenuisant, la Fed fut contrainte de revoir son programme de relèvement des taux, fondé sur l’hypothèse qu’un chômage structurellement faible entraînerait une inflation supérieure à 2 %.

Troisièmement, les guerres commerciales du président des États-Unis Donald Trump ainsi que le ralentissement de la croissance en Europe, en Chine, au Japon et sur les marchés émergents ont soulevé des inquiétudes sur les perspectives de croissance aux États-Unis mêmes, notamment après la fermeture prolongée d’une partie du gouvernement, qui a marqué la nouvelle année.

Quatrièmement, la Fed a dû affirmer son indépendance face aux pressions politiques. Au mois de décembre, lorsqu’elle a annoncé de nouveaux relèvements des taux, Trump avait appelé à faire une pause. Mais depuis lors, c’est d’être tenue pour responsable d’un éventuel décrochage économique dont elle a dû s’inquiéter.

Cinquièmement, Richard Clarida, économiste respecté et bon connaisseur des marchés, qui a rejoint le Conseil des gouverneurs de la Fed en tant que vice-président à l’automne 2018, a fait pencher la balance du FOMC en faveur d’une attitude plus accommodante. Jusqu’alors, le profil de «colombe» du président de la Fed lui-même, Jerome Powell, s’était confronté à une équipe dont l’orientation est un peu moins complaisante, notamment au troisième membre du trio de direction, le président de la réserve fédérale de New York, John Williams, qui s’attendait à voir l’inflation augmenter progressivement et dépasser sa cible à mesure que le marché du travail se resserrait.

La venue de Clarida, dans un contexte de décrochage de l’inflation et de resserrement de la situation financière s’est sans doute avérée décisive dans le choix de la Fed d’appuyer sur le bouton «pause». Mais Clarida semble aussi avoir poussé la banque centrale vers la reprise d’une politique de «colombe» d’une façon plus subtile. Pour commencer, sa présence conforte l’opinion de Powell pour qui l’aplatissement de la courbe de Phillips (courbe qui postule une relation inverse entre inflation et chômage) serait plus structurel que conjoncturel. Certains chercheurs de la Fed ne sont pas d’accord et ont publié un long article défendant l’idée que l’incertitude entourant la courbe de Phillips ne devrait pas dissuader la banque centrale de normaliser la politique monétaire des États-Unis. Mais avec Clarida, la Fed sera plus encline à porter attention aux tendances réelles de l’inflation qu’au taux de chômage officiel et à ses conséquences telles que les prédisent les modèles traditionnels.

En outre, si les membres de la direction de la Fed tendent à penser que le taux de croissance potentielle de l’économie américaine est très bas (aux environs d’une fourchette allant de 1,75 % à 2 %), Clarida, à l’instar de Powell, semble ouvert à l’idée que les réductions d’impôts de Trump et ses mesures de dérégulation, combinées à la prochaine vague d’innovations technologiques, permettront une croissance non inflationniste un peu plus forte.

Enfin, Clarida conduit une révision interne de la stratégie afin de déterminer si la Fed doit commencer à rattraper une inflation maintenue sous la cible durant les périodes de récession et de faible reprise en autorisant, en période d’expansion, une inflation au-dessus de la cible. Et si cette révision n’en est aujourd’hui qu’à ses premiers pas, la Fed semble d’ores et déjà avoir fait sienne l’idée qu’on devrait permettre à l’inflation d’excéder les 2 % sans déclencher immédiatement un resserrement.

Dans leur ensemble, ces facteurs suggèrent que la Fed pourrait se maintenir en «mode pause» durant le reste de l’année 2019. Après tout, l’accélération récente et modeste de la croissance des salaires semble n’avoir pas produit de hausse de l’inflation, ce qui laisserait entendre que la courbe de Phillips pourrait conserver un certain temps son allure aplatie. En outre, étant donné la nouvelle politique de ciblage de l’inflation moyenne sur le cours du cycle d’activité, adoptée de facto par la Fed, une hausse modeste et temporaire de l’inflation sous-jacente au-dessus des 2 % ne devrait pas nécessairement être contrée par de nouvelles mesures.

Mais si la Fed demeurera probablement sur une trajectoire d’attente durant le gros de l’année 2019, une nouvelle remontée des taux vers la fin de l’année, ou bien en 2020, ne peut être exclue. Il semble que le ralentissement de la croissance chinoise ait atteint son point bas, et la reprise dans l’empire du Milieu pourrait commencer à s’affirmer au cours des prochains mois, surtout si les négociations sino-américaines qui se déroulent actuellement conduisent à une désescalade des tensions commerciales. De même, un accord permettant d’éviter le désastre économique d’un «Brexit dur» pourrait être encore en vue, et il n’est pas impossible que le ralentissement de la zone euro – notamment celui de l’Allemagne – ne soit que temporaire.

Qui plus est, conséquence de l’attitude plus accommodante de la Fed et d’autres banques centrales, la situation financière mondiale se détend, ce qui pourrait se traduire par une croissance intérieure plus forte aux États-Unis. Beaucoup dépendra de l’attitude de Trump dont nul ne sait s’il s’abstiendra de se lancer dans une guerre commerciale contre l’industrie automobile européenne, qui ébranlerait à nouveaux les marchés boursiers. Néanmoins, sauf nouveaux conflits sur le budget fédéral des États-Unis ou sur le rehaussement du plafond de la dette – sans parler d’une possible procédure de mise en accusation de Trump –, l’Amérique pourrait être épargnée par des chocs politiques ou politiciens graves dans les mois qui viennent.

Si la croissance du PIB des États-Unis résiste cette année, une certaine accélération de celle des salaires et des prix pourrait s’ensuivre et l’inflation sous-jacente pourrait même s’élever au-dessus de sa cible durant la seconde moitié de l’année, ou en 2020. D’un autre côté, si la Fed semble disposée à tolérer une période temporaire d’inflation au-dessus de la cible, elle ne peut se permettre de la voir devenir le nouveau statu quo. Si un tel scénario voyait effectivement le jour à la fin de l’année ou l’année prochaine, la Fed pourrait augmenter son taux de référence 25 points de base avant de reprendre une pause prolongée. Quoi qu’il en soit, la nouvelle norme sera un taux directeur aux États-Unis proche des 3 % ou juste en dessous.

Traduit de l’anglais par François Boisivon
*Directeur général de Roubini Macro Associates et professeur à la Stern School of Business (New York University)