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L'architecte des trois mille plans et l'architecte des trois mille ans au département d'architecture d'Oran

par Benkoula S.M.E.H.*

  A l'invitation très louable de l'association des architectes enseignants, le département d'architecture a vu défiler deux pointures de l'architecture algérienne : Merhoum Larbi Mohamed, l'architecte des 3000 plans et Silarbi Abdelhamid, l'architecte des 3000 ans.

Le 04 janvier 2017, la conférence de Merhoum a porté essentiellement sur l'Historial, un édifice institutionnel commandé de gré à gré par un élu de la République, et construit à l'emplacement d'une parcelle appartenant à une Française décédée sans héritiers. L'architecte des trois mille plans commence par préciser que c'est l'intérêt intellectuel qui l'a guidé dans la réalisation de cet édifice coincé entre Isly et Larbi Ben M'hidi dont il est le neveu. En apportant cette information, Merhoum dit qu'il s'est trouvé comme coincé entre cette histoire à la fois familiale et nationale, et la reconnaissance de l'efficacité du tissu dix-neuvième lequel dispose, selon ses propos, de la capacité d'absorber les exigences de l'économie moderne. Pour signifier les défis qu'il a vécus par rapport à une Algérie officielle portée sur la mythification de la compétence étrangère, donc le savoir-faire étranger, Merhoum précise que l'Historial est réalisé par des entreprises et une main-d'œuvre algériennes. Il déclare que l'architecte doit aider le maitre de l'ouvrage dans la quête de la qualité et de sens et qu'en ce sens, il est plus porté sur la commande publique que sur la commande privée, parce que la commande publique a généralement un effet radioactif sur la société et c'est ça qui l'intéresse. L'approche de Merhoum est sans aucun doute politique, d'autant plus que sa conscience de l'urbanisme a augmenté grâce à son expérience qui lui a fait dire qu'il peut prétendre comprendre la ville et expliquer le lien entre le projet d'ensemble et le projet de l'objet, les enjeux qu'ils posent symboliquement et matériellement. D'ailleurs en ce sens, il affirme que la limite entre le tissu dix-neuvième et le bâtiment est limpide tellement les enjeux économiques sont très forts. Ce positionnement dénote sa conception de la gestion de la ville (historique pour les uns et simplement ville pour les autres), que l'architecture n'est pas plus importante que le contenant du bâti, donc la parcelle. Pour ce qui concerne le patrimoine il dit : «Il ne faut pas défendre ce qui n'est pas défendable», car le changement va s'imposer («Il ne faut pas aller à l'encontre des enjeux économiques»); il est préférable d'en être conscient et préparer de véritables stratégies de sauvegarde qui ne l'empêchent pas complètement. «C'est la préservation du parcellaire qui va permettre la préservation de l'essentiel de la ville». D'où la nécessaire interdiction des remembrements pour l'ensemble des tissus urbains anciens constitués à laquelle Merhoum appelle pour protéger aussi bien le vieil Oran et le vieil Alger. Il affirme, cependant, qu'il est judicieux de considérer la Casbah tout comme Sidi el Houari comme des quartiers à part entière de la ville et non plus comme des quartiers spécifiques, et de sortir de l'idée ?coloniale? pour Sidi el Houari, de la ?ville arabe? pour la Casbah, qui se sont substituées par le vocable au ?patrimoine historique, tous deux figeant la Casbah et Sidi el Houari dans une posture ?d'extra-ville? alors même qu'ils en sont le cœur. Le 05 janvier 2017, deux conférences se sont succédé, elles avaient pour thème : la maison individuelle.

Silarbi Abdelhamid, l'architecte des 3000 ans, affiche d'emblée son parti pris en s'affirmant comme artisan dans la tradition des anciens constructeurs, véritables maîtres d'œuvre, c'est-à-dire celui qui sait saisir le tout sans jamais se suffire de la partie. Tout en expliquant les méfaits de la spécialité, le danger de la délégation des tâches du bâtiment, il pointe la différence entre «l'architecture et le débris que nous a légué la modernité». Il dénonce la connaissance discriminante en expliquant : « Avant l'avènement de la modernité, quelles sont les personnes qui s'occupaient de la maîtrise d'œuvre ? C'étaient en général des artisans manuels et intellectuels à la fois. Il n'y avait pas la division aliénatrice de l'intellectuel et du manuel. La plupart des maîtres d'œuvre du Moyen Age etc.. c'étaient des artisans qui maîtrisaient la géométrie descriptive et qui maitrisaient la stéréotomie. [...] C'étaient à la fois des êtres manuels et intellectuels». En effet, tous les projets que Silarbi a construits vont dans le sens de cette vue d'esprit, très palpable par le fait d'absence de décoration superflue. La seule et unique décoration qui y apparaît est celle qui s'apparente à la logique constructive. Les projets de Silarbi montrent sa grande capacité à manipuler les matériaux et à leur donner de l'expression. Son haut sens du détail et son importance dans la cohérence de l'ensemble que la plupart des spécialistes ne voient pas lui ont fait dire : «Les ingénieurs sont des spécialistes qui connaissent tout de rien du tout».

Par la suite, Merhoum présente sa maison individuelle en se définissant comme architecte de la modernité. Il explique que ce qui l'intéresse c'est l'espace, la lumière et la bonne orchestration des fonctions. Il explique avec sa belle langue qu'il n'a jamais voulu s'encombrer des impératifs de l'exécution parfaite, et que ça ne le dérangeait pas que son œuvre, au même titre que les commandes publiques qu'il opère, soit impersonnelle. Il dit : «J'adore notre bricolage par rapport à notre métier. [...] el khalota donne de la vie au lieu. Ce sont des situations qui permettent à l'architecte de redevenir un être humain». Ce bricolage, en effet, social mais aussi institutionnel permet, selon ses propos, contrairement à ce qu'il est courant de prétendre, à un champ infini d'expérimentation en valeurs absolues bien plus important qu'ailleurs.

En conclusion, le département, grâce à l'initiative de l'association citée ci-dessus, a accueilli deux architectes d'exception de la même génération. Ils célèbrent l'œuvre différemment : Hamid le fait dans ce qu'elle a de primitif et Merhoum dans ce qu'elle a de subliminal, l'émotion. Ils méritent amplement d'être des docteurs; ils ont une pensée et une œuvre qui ont su franchir les limites du national malgré toutes les formes de mépris que les décideurs et les architectes confinés dans leurs préoccupations institutionnelles leur ont infligés. Merhoum d'ailleurs affirme : « Ce que nous ne négocions jamais Hamid et moi, c'est notre honnêteté ».

A quand donc ?Sahwat el Omran? dans une Algérie qui subit un véritable déferlement de la laideur et une destruction officielle de l'espace urbain ?

*Architecte et docteur en urbanisme