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Réformes économiques et crise financière : Quand l'Etat perd tout

par Ghania Oukazi

«Quand l'Etat perd l'une de ses attributions régaliennes comme le contrôle de la monnaie, il perd tout.»

C'est une sentence sans appel d'un éminent économiste dont la pertinence des travaux et des réflexions n'a jamais été contredite. Mohamed Bahloul affirme ainsi, que l'Etat, s'il a perdu le contrôle de sa monnaie (depuis très longtemps), « il perd donc tout.» Le rattrapage que le gouvernement Sellal veut opérer pour recoller «ce tout», n'est facile ni à entreprendre ni à en atteindre les objectifs escomptés. Après la descente aux enfers suite à la situation de cessation de paiement et l'emprise du pays dans l'étau du FMI, «aujourd'hui, il y a toute une économie à remplacer, c'est ce changement global qu'il faut entreprendre, » nous dit Bahloul. «Il ne suffit pas de rationner les dépenses, il faut aller à des moyens beaucoup plus rigoureux pour opérer le changement des structures économiques dans leur ensemble,» nous explique-t-il. Le 1er ministre a rencontré lundi, les responsables des banques pour réfléchir sur des mécanismes à même de contrer les transferts illicites dont les niveaux sont effarants. Mohamed Bahloul nous affirme que «le gouvernement a raison -et c'est légitime- de penser à dépenser la devise à bon escient, c'est la conjoncture qui l'exige. » Retenu dans cet ordre d'idées, le retour de la licence d'importation dont le recours durant de longues années n'a pas été forcément efficient, signifie selon Bahloul « un retour au rationnement uniquement administratif de la devise. »

LES NOUVEAUX RICHES DES ANNEES 90

L'on se demande cependant, si le gouvernement sait de quoi il parle quand il évoque l'épineuse question des transferts illicites. L'on rappelle que la Chambre algérienne de commerce et d'industrie (CACI) avait par le passé, réuni à plusieurs reprises les opérateurs économiques pour les convaincre de l'utilité de coordonner leurs opérations d'importation avec les besoins du marché et ce, en s'inscrivant sur un registre où figuraient toutes les données requises à cet effet. L'objectif premier était d'éviter les pénuries notamment des produits de large consommation. Aujourd'hui, le manque de plus de 300 médicaments, non des moindres, des étals des officines donne froid au dos quand on sait que les patients, notamment les malades chroniques, peinent à trouver leur traitement. Les opérateurs avaient eu tort à l'époque, de penser que les pouvoirs publics voulaient faire ce « recensement » juste pour les contrôler. De telles réunions ont eu lieu à la fin des années 90, c'est-à-dire à la sortie de l'Algérie des griffes des institutions financières internationales. L'on se rend compte aujourd'hui que la démarche (abandonnée peu de temps après son initiation) n'a non seulement pas régulé le marché mais a détourné les yeux des pouvoirs publics des circuits du commerce dans toutes ses dimensions.

 Les années 90 ont enfanté de nouveaux riches qui ne se sont jamais inquiétés d'un quelconque contrôle. Les marchés d'El Hamiz et autres espaces de transactions commerciales fonctionnent pratiquement tous dans l'illégalité. Il est rare qu'un contrôle s'opère dans ces « paradis fiscaux » qui ne disent pas leur nom puisque l'impôt est synonyme de factures dont l'existence dans ces lieux est rare. Aucune institution n'a réussi à bien compter le nombre de ces intervenants qui ne craignent ni la République ni ses lois. «L'économie informelle s'est installée à la suite de l'ouverture du Commerce extérieur, » rappelle Bahloul.

«ON A DEMANTELE LES STRUCTURES ECONOMIQUES ET LIBERALISE TOUT»

Il estime que «l'informel est lié à la manière d'ouverture du commerce et à celle par laquelle on a pensé réguler le marché, alors qu'on a démantelé les structures économiques et libéralisé tout. » Bahloul assure qu' « au lieu d'avoir décidé de fermer les grandes surfaces, il fallait les moderniser et les engager dans un nouvel espace de régulation parce que les grandes surfaces de distribution, c'est là où se réalisent les prix et la régulation du marché.»

Autre élément important qui contrecarre les initiatives de Sellal de contrôler les transferts, le change parallèle qui continue de se faire au vu et au su des pouvoirs publics. A part la fameuse descente des policiers il y a quelques mois, sur la place Port Saïd, et la rafle de quelques paquets de devises chez les «cambistes» qui n'avaient pas senti « le coup de filet » venir, l'activité a repris ses aisances dans un espace bien protégé par les agents de la Sûreté nationale. Pourtant, la loi sur la monnaie et le crédit autorise l'ouverture de bureaux de change. L'Etat, lui, préfère fermer les yeux sur un commerce qui gère l'argent en dinar et en devise comme il l'entend, selon sa propre bourse, loin du fisc et en dehors des circuits bancaires. En réunissant les responsables des banques, le 1er ministre sait qu'il a interrogé sur ce sujet juste la petite face visible de l'iceberg. Le contrôle des transferts ne peut se commander quand les transactions commerciales continuent de se faire dans une grande opacité. Les nombreux discours sur l'éradication du commerce informel dont les rentrées et sorties de masses financières échappent totalement aux institutions de l'Etat, n'ont eu aucun effet sur ces comportements que condamnent pourtant les lois de la République. Alger n'est pas la seule ville où les trottoirs sont occupés par les vendeurs sans registre de commerce ni numéro fiscal. Le reste du pays en est tout autant infesté. Les habitants de Chlef, El Asnam pour les nostalgiques, peinent à se frayer un passage au milieu de ces marchandises « déversées » sur les trottoirs et qui dégagent les odeurs (re)connues de second choix. Le pain est vendu sur des cageots en plastique, sales et fondant presque sous l'effet tapant du soleil. Sous une température de 52 jusqu'à même 57 degrés Celsius, la ville croule sous la poussière des rues défoncées.

«QUI (RE)METTRA LES ALGERIENS AU TRAVAIL ?»

Classée en tête d'une liste de quatre villes les plus chaudes en Algérie selon une étude internationale, Chlef continue d'avoir soif. Les coupures d'eau sont permanentes, de quatre jours, cinq et même plus. Quand l'eau est « lâchée », elle l'est à un débit faible, à la limite d'un compte-goutte. La ville s'est permise de fermer une des deux piscines (la plus ancienne, un lieu bien apprécié des Asnamis) et a cédé ses espaces aux commerces licites et illicites dont les marchandises sont importées à coup de devises. Les jeunes et moins jeunes, femmes, hommes, enfants, traînent les pieds dans les rues et quartiers poussiéreux sous une chaleur torride. Si Chlef est l'une des villes les plus chaudes du pays, elle n'est cependant pas la seule à voir sa population sombrer dans l'informel et le commerce illicite. Le 1er ministre avait pourtant fait de son éradication un point d'honneur. Son ancien ministre de l'Intérieur et des collectivités locales, Dahou Ould Kablia en évoquait la faisabilité avec assurance. Le nouveau ministre du Commerce devra en principe relever cet impératif défi. Réputé être ferme et tranchant, Bakhti Belaïb a la lourde tâche de remettre de l'ordre dans un commerce débridé et anarchique. Reste à savoir s'il va cautionner le retour à la licence d'importation, lui qui a imposé la fameuse valeur administrée, ministre du Commerce qu'il était dans les années 90, après qu'il ait vu que les opérateurs économiques déclaraient, toute honte bue, le prix d'un téléviseur importé à un? franc.

Bahloul revient sur le contrôle de la monnaie en cette conjoncture de chute drastique du prix des hydrocarbures et souligne « si la situation perdure, le pays sera obligé de revenir à l'endettement international. » Il le fera, affirme surtout l'économiste, «avec la contrainte de diminuer de la masse salariale mais aussi avec l'incapacité d'honorer une promesse de travail.» La gestion de la paix sociale par des procédés qui encouragent plus le gain facile que l'effort, n'a pas manqué de peser avec ses conséquences sur la société, l'économie et les ressources du pays.

Mohamed Bahloul interroge d'ailleurs «qui (re)mettra les Algériens au travail ?» Selon notre économiste, «un changement systémique doit obligatoirement se faire sur la base d'une vision globale pour traiter les problèmes d'une manière globale».