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Histoire de la cancérologie à Oran

par Farouk Mohammed Brahim *

Selon l'OMS, le monde comptera 30 millions de cancéreux en 2030. Ainsi le cancer constitue l'un des principaux défis pour le développement dans le monde. Ce sont les pays à faible revenu ou au revenu intermédiaire qui souffriraient de l'impact de cette maladie, dont la prise en charge mobilise une masse financière importante, largement au dessus de leur possibilité.

L'Algérie ne sera pas à l'abri. L'accès difficile aux soins, a induit depuis quelques années, un débat ou plutôt une polémique sur les causes des carences projetant en avant de la scène médiatique, les principaux acteurs de la prise en charge des cancers. S'il leur revient le mérite d'avoir adapté la prise en charge des cancers aux traitements modernes, ces vingt dernières années, il serait faux de croire que la lutte contre le cancer en Algérie est née seulement depuis vingt ans. Ce serait occulter le travail dans ce domaine, avec le plus souvent des moyens dérisoires et ce dés l'indépendance, nos ainés et maitres, aujourd'hui en retraite ou disparus : les professeurs, MERIAOUA, COLONNA et ALLOUACHE à Alger, et le Professeur BOUDRAA à Oran. Pour ce dernier, l'histoire de la lutte contre le cancer à Oran, restera associé à son nom.

Je souhaite par cette contribution relater, l'histoire de la lutte anticancéreuse à Oran. Ceci par devoir de mémoire envers ceux qui l'ont initiée. «Les nations se hissent par le savoir et se maintiennent par la mémoire. Raviver la mémoire et la conserver est un devoir citoyen». (AMMAR Khalifa in memoria n° 13 Mai 2013). Le Pr LARBI ABID rapporte dans son intéressant ouvrage «La pratique médicale en Algérie, de la période coloniale à nos jours» (Ed ANEP 2009) : «La lutte anticancéreuse débutera sous l'occupation Française. C'est 1928 qu'intervient la création de principe du centre anticancéreux d'Alger après les centres de Paris, Lyon et Bordeaux en 1923 ? ce CAC d'Alger était installé par le Pr CONSTANTINI dans les locaux de clinique A à l'hôpital MUSTAPHA ?? En 1956 sous l'impulsion du Pr MONTPELLIER, la première pierre du CAC Pierre et Marie Curie (CPMC) d'Alger est posée».

C'est en 1955 que commence la prise en charge des cancers à Oran, avec l'ouverture sur l'initiative du PR Montpellier d'une consultation de cancérologie par le DR BRUGIER au pavillon TULLIN (PAV 2). En 1956 le gouverneur général de l'Algérie décide de la création d'un CAC à Oran.

Le projet est confié à deux architectes Oranais, MM. GEORGES WOLLF et ANTOINE AGERES, dont les bureaux étaient situés aux 8 rues de cercle militaire. La même année, donc simultanément au CPMC, les travaux débutent. Ceux ?ci vont durer cinq ans. Le Lundi 6 Mars 1961 à l'inauguration officielle de la semaine nationale de lutte contre de cancer, le préfet-inspecteur général MR GEY en présence du Préfet d'Oran MR BROTTES, Mr CHARBONNET, délégué de la ligue Française contre le cancer, Mr FUMAROLI DSP d'Oran, Dr PATENTE, représentant d'ordre des médecins, Mme NAVE de la croix rouge Française, annoncera l'ouverture prochaine du CAC avec comme directeur le DR GROSS (présent à la cérémonie) « Il s'agira dira-t-il d'un CAC de 120 lits, équipé des appareils les plus modernes avec consultation de traitement et dépistage, physiothérapie, laboratoire d'anatomopathologie et Bloc Opératoires ». Entre temps, il est à signaler, que l'hôpital d'Oran du statut régional, Passe au statut de CHU par ordonnance 58-1373 du 3 Décembre 1958.

Le CAC est inauguré en Décembre 1961. Il s'agit d'une structure bâtie sur 910 m2, en R + 2 et un sous-sol. Ce dernier abrite la Radiothérapie (Cobalt, radium et caesium) et l'unité de Radiodiagnostic ; le rez-de-chaussée comprend le service d'anatomo-pathologie et les salles de consultations. Le 01er étage est composé de 22 chambres individuelles, un bloc Opératoire avec 02 salles pour la chirurgie et une salle aux murs plombés, communicant avec la radiothérapie par un monte- charge, aussi plombé, pour la mise en place des aiguilles de radium. Les 02ème et 03ème étages comprennent 88 lits d'hospitalisation. La structure a ses propres dépendances, cuisines et lingerie. La radiothérapie est confiée aux DR SICARD et la chirurgie au DR LABBAZ.

Dés le mois de Mars 1962, soit 3 mois après l'inauguration, le CAC est paralysé par l'exode massif des personnels médicaux et paramédicaux d'origine européenne. Seule subsistera une activité chirurgicale restreinte assurée par le DR ADDA. Le 01ER Juillet 1962, le capitaine BAKHTI Nemiche responsable de la zone autonome ALN- FLN d'Oran, instruit le DR BOUDRAA, officier chirurgien de L'ALN, chef de l'antenne médico-chirurgicale, à la rue TOMBOUCTOU en Ville-nouvelle, d'occuper le CHUO. Il est accompagné dans cette mission par les DR KLOUCH et AIT, qui sera le 01er directeur général. Le DR BOUDRAA, chirurgien de formation, délaissera les deux services de chirurgie générale (PAV 14 et 2) pour occuper le CAC, appelé communément le PAV 10, qu'il baptisera du nom du DR AIT IDIR ALI, chirurgien de l'ALN, tombé au champ d'honneur en 1960 dans la wilaya III. Ce fait montre que le DR BOUDRAA dés l'indépendance a un intérêt certain pour la lutte anticancéreuse, intérêt qu'il concrétisera sur le terrain pendant ses 33 années d'exercice, faisant de lui le pionnier à Oran. Il démontrera cet attachement à la lutte contre les cancers en deux occasions :

La première en Février 1964, lors d'une réunion publique, au palais des sports d'Oran, présidée par le premier ministre de la santé de l'Algérie indépendante, le DR NEKKACHE.

Le DR BOUDRAA intervenant en tant que maire de la ville d'Oran, insistera sur la nécessité d'inclure dans le programme de santé la lutte anticancéreuse, et ce malgré les difficultés du moment (désert médical, manque de moyens, prévalence des maladies transmissibles, ?).

La 02ème occasion se présentera à lui, lors du projet de réforme des études médicales de 1971. En tant que doyen de la faculté de médecine d'Oran, il demandera d'inclure dans le cursus, un enseignement de la cancérologie. Il se refuse à une prise en charge empirique des cancers, d'où ses séjours de formations dans ce domaine, d'abord à GODBORG (Suède) en 1966 et au service de cancérologie de Lyon en 1967. Cette même rigueur, il ?exigera de ses collaborateurs, m'encourageant ainsi personnellement à obtenir un D.U de cancérologie général à la Faculté de Médecine de TOULOUSE, en 1989.

Dés la fin des années soixante, le Pr. BOUDRAA dynamisera le CAC, pour la prise en charge des cancers.

La chirurgie des cancers débutera dés l'indépendance. Ainsi dans les archives des activités opératoires du PAV 10(CAC), le 23 Juillet 1962, Mr B.M (53 ans) est opéré pour un cancer de l'estomac. Tandis que du 05 Aout au 22 Aout 1962 trois patientes (MH, 54 ans, MB, 39 ans et H.F 46 ans) sont opérées pour cancer du sein, selon la technique de Patey, une intervention nouvelle qui est le standard du traitement chirurgicale du cancer du sein.

La Radiothérapie est relancée avec l'arrivée d'un coopérant des pays de l'Est le DR ZAMECNIK, puis arriveront deux égyptiens, les DR WAFAA SAGHIR et ELIOUA TALBAT, enfin arrivera en 1979 le DR DALI YOUCEF, qui en deviendra le chef de service. Il faut ajouter que l'implantation des aiguilles de radium pour les cancers ORL, était pratiquée couramment par le PR MANSOURI, tandis que le PR BOUDRAA, s'occupera des autres localisations.

A la fin des années soixante faut-il rappeler que la chimiothérapie est encore à ses premiers balbutiements. Cela n'empêchera pas le PR BOUDRAA de lancer une unité de chimiothérapie de 20 lits au 03ème étage du CAC. Ainsi il sera le premier à prescrire dans le cancer du sein le protocole BONADONA, première poly- chimiothérapie d'apparition récente. L'unité de chimiothérapie sera renforcée dés 1974 par l'apport d'un imminent oncologue roumain le PR KOSTACKEL, consultant auprès de l'OMS. Ce dernier tentera, sans grand succès, de lancer un enseignement de chimiothérapie. D'ailleurs il faut lui rendre hommage pour son travail tant dans le domaine de la santé que celui de la recherche. Il dirigera deux thèses de Doctorat en sciences médicales de deux actuels chefs de service. Même au plan scientifique la chimiothérapie à Oran sera présente.

Aussi en 1968 et 1969 dans le recueil des titres et travaux du PR BOUDRAA, l'on retrouve deux publications de cancérologie : « perfusion antimitotique intra-artérielle et sarcome du sein » puis « la lymphographie et affections néoplasiques ». Pour lancer la médecine nucléaire, laquelle à ce jour n'existe pas au CHUO, le problème est plus complexe. Dans le projet initial du CAC, lequel je rappelle à été inauguré en Décembre 1961, le lancement de la médecine nucléaire était prévu pour 1964.

L'équipement de scintigraphie sera réceptionné sur demande du Pr BOUDRAA en 1979 et installée dans le sous-sol du CAC (PAV 10). Elle sera fonctionnelle après l'arrivée du DR BRIDJI, spécialiste en médecine nucléaire, en sept 1981. En 1985 les activités du service sont transférées dans une autre structure.

Le DR BRIDJI défendra le projet du développement du service de médecine nucléaire, par l'adaptation de la structure sur le plan de la radio protection et la commande de la gamme caméra, pour entamer le traitement des cancers de la thyroïde dans l'Ouest Algérien. Malheureusement ce projet restera lettre morte, après le départ définitif du DR BRIDJI en 1989. Ainsi la gamme caméra prévue pour Oran sera en 1990 détournée vers Tlemcen.

Pour être complet je n'omettrai pas de parler de la prise en charge des hémopathies malignes (cancer du sang) et particulièrement les leucémies, lesquelles étaient envoyées à Alger jusqu'en 1973. En effet en 1974 le PR TALEB Mourad, doyen de la faculté de médecine d'Oran, découvre fortuitement que le Dr KUBISCH, affecté au CTS, était au fait un hématologue clinicien formé aux USA. Il lui proposera de prendre en charge les leucémies : ainsi une unité d'hématologie clinique de 06 lits est ouverte dans le service de médecine interne du Pr BENTOUNSI, occupant alors un baraquement, avant son transfert dans la nouvelle bâtisse (PAV 5) inaugurée en 1978. Rendons hommage au DR KUBISCH, pour avoir créé le service d'hématologie au CHUO, et d'avoir lancé le résidanat d'hématologie avec comme premiers résidents les docteurs BRAHIMI et ARABI.

Aussi peut-on dire qu'à la fin des années soixante-dix, le cancer était prise en charge dans tous ses volets thérapeutiques, selon bien sûr les connaissances scientifiques acquises à cette période.

Ceux qui pensent que le CAC de Misserghin est la 01ère du genre à Oran, par méconnaissance de l'Histoire, sauront que le premier CAC d'Oran a été inauguré en 1961 (PAV 10). D'ailleurs dans la nomenclature des services composant le CHUO, en 1980, l'on retrouve le CAC (PAV 10), et dans l'organigramme de celui-ci, il est précisé : Pavillon AIT IDIR ALI CAC (PAV 10) : chef de service Pr BOUDRAA, unité de Radiothérapie Dr DALI YOUCEF, unité de Chimiothérapie Pr KOSTACKEL, unité de médecine nucléaire Dr BRIDJI.

Au début des années quatre-vingt, l'Algérie entame sa transition épidémiologique, caractérisée par le recul des maladies transmissibles et l'apparition de pathologies dites des pays développés (Diabète, pathologie, vasculaires,?.) et le début de l'ascension de la courbe de la fréquence des cancers. Dés 1980, alors qu'il est président du conseil médical du CHUO, et membre du comité de santé de Wilaya, le PR BOUDRAA va anticiper et proposer des solutions d'avenir, notamment l'extension du CAC.

Le plan élaboré est une extension du CAC (PAV10) vers l'Ouest sur un terrain boisé longeant l'enceinte du C.H.U.O, limitant la rue des frères BOUCHAKOUR. Cette extension permettait d'augmenter les capacités du CAC de 80 lits, d'agrandir le service de radiothérapie, et d'acquérir de nouvelles sources radioactives, lancer la médecine nucléaire notamment avec l'arrivée du DR BRIDJI, et installé la curiethérapie.

Ce projet a l'aval de la commission médicale consultative puis de la commission de santé de la wilaya en présence du représentant de Mr le Ministre de la santé Mr KOUIDRI pour cette dernière. La preuve de l'existence physique de ce projet se trouve dans les archives que nous avons consultées. Notamment l'avis favorable du bureau d'Etudes France Engenering le 15 Février 1982, et celui de MR KADDARI directeur du centre des sciences et technologies nucléaires d'Alger en Octobre1981, concernant l'extension de la radiothérapie des radios isotopes et radio immunologie. Enfin la commande en matériel lourd en date du 19 Avril 1983.

Malheureusement ce projet élaboré pour une meilleure prise en charge du cancer et du plus grand nombre va être du jour au lendemain annulé. Le prétexte invoqué par le Ministère, est la restructuration des grands services (Maternité, pneumologie Glattard, la clinique d'Ophtalmologie et le PAV 10 pour Oran) ne tenant pas compte que le PAV 10 était le CAC d'Oran, comme prouvé plus haut. Pourquoi de 1981 à 1983, des commissions techniques Algériennes et étrangères ont expertisé et validé le projet pour l'annuler brutalement ?

Cette tentative de restructuration n'a pas manqué de créer une crise de confiance entre chefs de service du CHUO, entrainant une fracture au sein du conseil médical, dont les stigmates resteront indélébiles jusqu'à la disparition des différents acteurs. Cela parce que les arguments des uns et des autres ont été personnalisé, amenant le Pr BOUDRAA à observer une grève de la faim en signe de protestation. Je préfère pour l'objectivité du récit, retenir deux arguments objectifs annoncés pour justifier cette restructuration, lesquelles sont conformes aux nouvelles normes internationales : d'abord pour une meilleure gestion il faudrait avoir des services ne disposant pas plus de 40 lits, puis que l'unité de lieu de traitement du cancer n'était plus utile dans la mesure où le malade doit être prise en charge par un réseau et son dossier étudié au sein des R.P.C. Les arguments des opposants n'étaient pas sans fondement et tenaient compte de la réalité du terrain. En effet en ce début des années 80, les insuffisances de notre système de santé commençaient à apparaitre. Ceci entrainait l'accès à seulement un segment du traitement, quant aux autres il fallait un véritable « parcours du combattant » pour y accéder.

Ce sont les premiers arguments qui ont prévalu, entrainant un éclatement de lieu de la prise en charge des cancers. Le service de Radiothérapie occupera en plus du sous sol du PAV 10, le RDC. Le service de chimiothérapie est crée au « Pavillon Glattard » après la restructuration de celui-ci, et est dirigé depuis 1987 par le PR DJILLALI. La médecine nucléaire est transférée du PAV 10, vers une autre structure, laquelle disparaitra avec le départ du DR BRIDJI. On crée au 03ème étage de la maternité un service de Gynécologie oncologique, lequel disparaitra aussi avec le décès brutal du chef de service le PR TALEB Lamine. Enfin le PAV 10 deviendra un service d'oncologie chirurgicale.

ACTUELLEMENT OU EN EST ORAN POUR LA LUTTE ANTICANCEREUSE ?

Au plan de la Radiothérapie, l'on dispose au CAC de deux accélérateurs et d'un cobalt au CHUO. La direction générale actuelle du CHUO, fait de grands efforts pour le renforcement en équipements du service de Radiothérapie après sa réfection. Après la création du service de chimiothérapie en 1987, dirigé par le PR DJILLALI, cette spécialité s'est très vite développée, grâce à ce dernier, d'abord à Oran avec 03 services, puis un service par Wilaya dans l'Ouest Algérien. Ce qui place l'Oranie en 1ère position dans ce domaine. Rendons hommage au PR DJILLALI, pour avoir crée pour la première fois en Algérie un résidanat d'oncologie médicale. Pour le volet chirurgical du traitement, celui-ci se fait dans tous les services de chirurgie, cependant la clinique AIT IDIR ALI (PAV 10), service oncologie chirurgicale arrive en pôle position avec une activité de 80 % de cancérologie. C'est le seul service de l'Ouest Algérien où les cancers du sein sont pris en charge de l'ablation du sein à la plastie. D'autre part une nouvelle technique sera introduite à court terme pour les cancers gynécologiques et digestifs avancés, et ce grâce à la disponibilité de l'actuelle Direction générale.

Il ne faudrait omettre, qu'au plan épidémiologique et ce grâce au PR MOKHTARI que l'Ouest Algérien dispose d'un registre des cancers. Enfin le projet d'un institut national du cancer est domicilié à Oran. Nous terminons par l'histoire du CAC de Misserghin. Son projet a été inscrit en 1987. Il était question initialement d'un centre de Radiothérapie, puis à son inauguration on décide de l'ouverture d'un service de chimiothérapie. Enfin actuellement on préconise l'ouverture d'un service d'Oncologie chirurgicale, en avançant l'argument d'une meilleure prise en charge des cancers dans un même lieu, permettant aux malades de bénéficier sur ce plan de l'ensemble des séquences thérapeutiques. Ainsi revenant sur la nécessité de l'unité de lieu, donnant à titre posthume raison au PR BOUDRAA. Combien de temps perdu !

Cette page d'histoire de la lutte anticancéreuse à Oran, n'a pu être écrite que grâce aux archives du CAC (PAV 10) conservées soigneusement par le PR BOUDRAA, à qui je renouvelle mon hommage. Puis à Mr BELKADI, membre de l'administration du CHUO, qui a pu retrouver le plan de la structure, et enfin aux témoignages de mes amis et confrères les professeurs, BOUROKBA, BRIDJI, DALI YOUCEF et DJILLALI, qu'ils soient remerciés.

* Professeur. Service de chirurgie cancérologique CHUO