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Bengt-Åke Lundvall : «Les managers algériens croient, dangereusement, que l'innovation est un luxe»

par Yazid Ferhat

Bengt-Åke Lundvall, professeur émérite, spécialiste des questions liées au système d'innovation a séjourné à Alger la semaine dernière dans le cadre de la deuxième Africalics pour la formation et la recherche sur les systèmes d'innovation à l'ISGP. Il pointe une vision «dangereuse et erronée» des managers algériens qui considèrent que l'innovation est un «luxe»

Expliquez-nous, le concept de système d'innovation national traité dans votre dernier ouvrage Ces concepts ont de longues racines dans l'histoire. Dans le 18 et 19ème siècle, les économistes anglais ont fait valoir que le développement économique viendrait si on laissait tout au marché. Vers 1840, Friedrich List qui voulait une Allemagne forte et unifiée a eu un point de vue différent. Il a fait valoir que le gouvernement doit investir dans les infrastructures et surtout dans le «capital mental» (connaissances), tout en protégeant les industries naissantes dans les pays qui voudraient rattraper l'Angleterre.

Le concept moderne du système national d'innovation est basé sur la recherche de l'innovation moderne montrant que les innovations émanent de l'interaction entre les entreprises et entre les entreprises et les établissements scientifiques.

Les entreprises qui travaillent dans le système où cette interaction est bien développée auront un avantage concurrentiel. Investir dans les institutions du savoir et de stimuler la demande pour la connaissance fondée sur la recherche est donc important.

Les systèmes d'éducation et les marchés du travail sont également importants parce qu'ils déterminent les compétences des gens ainsi que leur capacité à interagir avec les autres. Certaines innovations sont axées sur la recherche, mais il faut dire que la plupart des innovations sont des changements modestes dans les produits, les processus et les démarches organisationnelles habituelles.

Vous avez également développé le concept de l'économie de l'apprentissage. Qu'en est-il ?

L'idée est très simple. Dans un contexte de mondialisation, marqué par des changements techniques rapides, nous assistons à une accélération du rythme de changement en termes de transformation industrielle et de demande de compétences en milieu de travail. Par conséquent, la condition la plus importante pour la compétitivité durable est la capacité d'apprendre. Ce n'est pas seulement ce que vous savez déjà ! La connaissance devient obsolète lorsque le contexte change. C'est pourquoi les élèves doivent «apprendre à apprendre», à travers l'apprentissage par problèmes ; les entreprises doivent devenir des organisations apprenantes et le gouvernement devrait s'engager dans «l'apprentissage de la politique». C'est-à-dire être prêt à changer de direction quand il s'avère que les stratégies politiques ne fonctionnent pas comme prévu.

Vos théories ont-elles des applications sur l'économie algérienne ?

Ces théories sont applicables, en tenant compte, bien sûr, du contexte spécifique à l'Algérie. J'ai eu l'impression que, dans de nombreuses entreprises algériennes, l'innovation est considérée par les managers comme une sorte de luxe qui deviendra pertinent seulement à un stade ultérieur dans le développement de l'entreprise. C'est une interprétation erronée et dangereuse. Elle est souvent basée sur une compréhension très étroite de l'innovation comme étant toujours fondée sur la science et liée à la haute technologie. Ils négligent le fait que le développement économique nécessite un apprentissage permanent et l'innovation progressive.

Quelle est donc votre analyse sur l'économie algérienne ?

Le défi majeur est de développer des politiques et des institutions qui permettent de transformer la rente actuelle issue des exportations de ressources naturelles en «capital mental» et l'investir dans la construction de nouvelles industries manufacturières entrepreneuriales.

Il est nécessaire de stimuler la production de connaissances et de compétences. Il est au moins aussi important pour stimuler la demande de connaissances dans le secteur privé, bien que ce soit plus difficile. J'ai noté qu'il y a beaucoup d'Algériens entreprenants et compétents qui vivent et travaillent à l'extérieur du pays. L'idée serait de suivre l'exemple chinois et donner des conditions attractives pour ceux qui sont prêts à revenir pour faire de la recherche ou créer des entreprises en Algérie.

Une autre question qui doit être abordée est de savoir comment faire un meilleur usage de la présence des entreprises chinoises. Les contrats pourraient inclure des obligations pour les entreprises chinoises d'employer un certain nombre d'Algériens à tous les niveaux de la hiérarchie. Cela pourrait avoir un effet d'apprentissage majeur à la fois pour les gestionnaires et les travailleurs.

Vous êtes ici en Algérie dans le cadre la deuxième Afrcalics du réseau Globelics dont vous êtes membre influent. C'est quoi le Globelics ?

Globelics est un réseau mondial de chercheurs travaillant sur l'innovation et le développement. Il organise la recherche et la formation en recherche. Sa caractéristique unique, est de mettre fortement l'accent sur l'interaction Sud-Sud. Ce n'est pas une organisation dominée par les Etats-Unis ou l'Europe. Dans Globelics nous avons des réseaux régionaux en Asie (ASIALICS), Amérique latine (Lalics) et plus récemment en Afrique (Africalics). Le conseil scientifique de Globelics a une représentation égale pour respectivement l'Afrique, l'Asie, l'Europe et l'Amérique latine. Judith Sutz de l'Uruguay est présidente de l'organisation, Abdelkader Djeflat qui a été l'initiateur et l'organisateur de la Seconde Académie Africalics est vice-président représentant l'Afrique et le Moyen-Orient au sein de la présidence.

Que va apporter la deuxième Africalics tenue à Alger pour l'Algérie ?

Environ 25 doctorants qui travaillent sur l'innovation et le développement, appartenant à différentes disciplines scientifiques participent à l'Académie. La deuxième Africalics est le premier rassemblement de scientifique où l'on utilise le français comme première langue de travail.

Ces étudiants, très engagés, viennent pour la plupart du Nord ou de l'Ouest de l'Afrique. Je m'attends à ce qu'ils apportent à leurs universités de nouvelles perspectives et des idées et que, dans le long terme, cela aidera les gouvernements à comprendre l'importance du lien entre l'innovation et le développement. Notre premier Globelics Academy a eu lieu à Lisbonne il y a 10 ans et récemment nous avons fait ce que l'on appelle «l'étude de suivi» pour maintenir le contact avec les étudiants et comment ils évaluent cette expérience, 10 ans plus tard. Nous avons déjà constaté qu'ils sont devenus des acteurs importants dans leurs systèmes d'innovation locaux et plusieurs d'entre eux sont des professeurs ou des directeurs d'instituts de développement important. Donc, nous attendons à ce que cela se produise avec les étudiants que nous avons avec nous ici à Alger.

Vous avez été en contact avec la communauté scientifique algérienne durant 3 jours. Quel est votre commentaire ?

J'ai trouvé l'ISGP (Institut supérieur de gestion et de planification), le principal organisateur de l'événement et sa direction extrêmement bien organisés. Il a un grand potentiel pour développer davantage de recherche et de formation sur la façon de lier l'innovation pour le développement. En général, j'ai été impressionné par l'engagement et les idées entre les chercheurs de haut niveau de différentes parties de l'Algérie et les autres pays de Maghreb que j'ai rencontrés. Mais j'ai aussi noté une certaine frustration parmi eux sur le fait que ni la communauté d'affaires, ni les pouvoirs publics n'ont pris conscience de l'importance de l'innovation. Même lorsque les pouvoirs publics se réfèrent à l'innovation, ils semblent être lents à mettre en œuvre et appliquer les nouvelles idées. Ce n'est pas propre à l'Algérie. J'ai travaillé en étroite collaboration avec la Commission européenne et les gouvernements européens sur ces sujets et là aussi, j'ai reconnu qu'il y a un trop grand écart entre le discours et l'action.