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Tahar, Lounès, Taos...  Ecrits d'amour, cris de douleur !

par Belkacem Ahcene-Djaballah

PRESENCE DE TAHAR DJAOUT, POETE... Recueil de textes et de dessins.  Réunis par Amin Khan. Editions Barzakh, Alger 2013, 222 pages, 700 dinars

Matheux, poète, journaliste, romancier. Réservé, pudique, au style irrespectueux et insolent. Humaniste, philosophe libertin. Plein d'humour, ayant le sens de la répartie derrière une moustache en forme de guidon qu'il passe son temps à lisser. Pas obtus pour un sou, passant d'une langue à une autre sans complexe... admirant Adonis, Al Jahiz, Abou Nouas, Naguib Mahfoud, Gamal Al Ghitany...Voltaire, Zola , Mammeri , Si Mohand M'hand, Kateb , Sénac...

Il a suscité aussi des rancunes et, même mort (assassiné par des terroristes islamistes) , il n'avait pas été épargné... surtout par ceux qui, en réalité, jalousait sa notoriété, son influence... et son franc-parler ainsi que son engagement politique : Dès le départ, il s'était impliqué pleinement dans le combat intellectuel contre les faiseurs de haine, car il avait, comme tout bon observateur social vivant proche de son peuple (qui mieux que le poète et le journaliste !) senti la montée des périls. Son hebdomadaire Ruptures, était le fruit de son engagement. Pour lui, comme le décrit si bien Mohamed Balhi, un de ses compagnons de route dans le journalisme, il y a «la famille qui avance et la famille qui recule» et il partageait totalement l'expression (qui lui avait été attribuée à tort) du Palestinien Mouin Bsissou : «Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors, parle et meurs.»

Textes, souvenirs, poèmes, récits... 36 textes, 36 auteurs, amis, admirateurs, lecteurs... De grands noms : Adonis, Aziz Chouaki, Hafid Gafaiti, Salah Guemriche, Kaouah, Abdellatif Laâbi, Arezki Metref, Ferhani, Balhi, Habib Tengour..., ... plusieurs dessins de Martinez, Silem, Tibouchi. Une photographie émouvante de Djamel Farès...,.... Du talent, bien sûr, mais surtout de l'émotion plein les lignes. C'est en les parcourant que l'on ressent la perte, à 39 ans, d'un homme (encore) jeune pétri de talent, annonciateur de génie... mais dont les ignares et les intolérants ne voulaient pas. Ils l'ont tué... Sans le savoir ( ???), ils venaient d'assassiner l'avenir de leurs propres enfants, un avenir que seuls les poètes peuvent dessiner.

Avis : Vous l'avez peut-être raté ou peut-être mal compris de son vivant, rattrapez-vous ! Avant d'aller à ses œuvres, connaissez-le grâce à cet ouvrage.

Extraits: «Les seuls compagnons qui comptaient pour lui étaient ses livres, occasionnellement les individus» (p 38), «De son engagement, il avait la candeur de ce rêveur qu'il évoque comme une prémonition du destin»(p 137), «... Dors bien mon ami/Dors du sommeil du juste/Repose-toi/même de tes rêves/Laisse-nous porter un peu le fardeau» (p 147, extrait d'un poème de Abdelatif Laâbi , «à la mémoire de Tahar Djaout»), «Un peuple qui a honte du sort qui lui est fait, qui ne vit que de subsides, qui n'espère aucun travail, qui voit des quartiers entiers à l'état de ruines, finit par se mépriser, lui et tout ce qui l'environne. Il se farde de sa crasse.» (p 190), «Les présences lumineuses ne s'éteignent jamais» (p 211)

REBELLE... MEMOIRES ET SOUVENIRS. Par Lounès Matoub, avec la collaboration de Véronique Taveau Dar Rafik El -Maaârifa, 2013, 310 pages, 500 dinars (première édition : Gallimard 1995, France)

Le 9 octobre 1988, après une course ?poursuite en rase campagne, un gendarme lui tire, à bout portant, cinq balles de Kalachnikov. Le 6 août 1980, il est poignardé par un «ennemi intime» (des voisins irascibles)... dans l'enceinte même d'une brigade de gendarmerie. Décidemment ! Le 25 septembre 1994, il est enlevé par des éléments du Gia. Il ne voyait pas «pourquoi il arrêterait de boire de l'alcool sous prétexte que quelques fanatiques de l'Islam voulaient lui imposer leur loi». «La religion exploite les consciences. Je ne veux pas qu'on exploite la mienne », écrit-il. Séquestré durant quinze jours et seize nuits, «jugé» et «condamné à mort», il est libéré du cauchemar grâce à la mobilisation de la population.

 Fils des hauteurs du Djurdjura, as de l'école buissonnière, «ayant failli mettre le feu au village» à l'âge de cinq ans à peine, issu d'une famille modeste au sein de laquelle la mère était soumise au travail très dur des champs (tout en chantant avec sa voix si belle) , c'est un véritable rebelle à l'ordre établi, surtout s'il lui paraît imposé par la force et, qui plus est, injuste. «Je suis avant tout un poète, un saltimbanque, quelqu'un qui aime la vie, un vagabond sans cesse en quête, courant d'un endroit à un autre, se battant pour la vérité, la justice, la paix et la reconnaissance de ses droits fondamentaux», écrit-il, avoue-t-il.

Militant actif de la cause berbère et de la langue amazighe, rejetant franchement la politique d'arabisation menée au pas de charge par des dirigeants du pays, engagé sur le terrain... il a mis sa poésie, sa musique et sa voix au service de ses convictions culturelles d'abord, politiques plus tard. Sans peur. De l'insouciance ? De l'inconscience ? Non, tout simplement de l'engagement et du courage, «boostés» par la foi en ce qu'il défendait depuis sa naissance : la liberté ! De penser. De dire. De chanter. De circuler... Avec des moments de faiblesse, comme tout être humain. Sans toucher et encore moins nuire à la liberté d'autrui.

Avis : A lire absolument pour connaître l'itinéraire quasi-complet de l'enfant terrible de Kabylie (assassiné près de son village, Taourirt Moussa, en juin 1998)... Un texte facile à lire. Des photos (dont une, en uniforme, lors du Service national !!!). Des textes de chansons (en français et en kabyle).Vous saurez, aussi, comment s'organisait un «maquis» Gia. Une description minutieuse et qui démonte tout ce qu'ont pu raconter les vidéos des «propagandistes» pro-terroristes.

Extraits: «La chanson est mon expression, pas les discours. Un poète, mais aussi un citoyen qui vit et assume la condition de son peuple. Comme tout révolté berbère, comme tout Algérien, je ne peux laisser faire ce qui se passe dans mon pays» (p 273), «Je ne veux pas voir développer notre langue dans un système incapable de gérer des valeurs aussi importantes que la liberté, le respect de l'autre, la justice et la démocratie. Je veux que le berbère soit enseigné dans une école républicaine et prospère» (p.275)

RUE DES TAMBOURINS... Roman de Taos Amrouche. Casbah Editions, Alger, 2011, 336 pages, 650 dinars

Décédée à l'âge de 63 ans, Taos Amrouche, première grande romancière algérienne de langue française (mais aussi cantatrice), sœur de l'écrivain et brillant journaliste Jean El Mouhoub Amrouche, a vécu presque toute sa vie déchirée, écartelée culturellement. Famille catholique (le père et la mère ayant été convertis enfants), kabyle d'origine, née et ayant grandi en Tunisie (la famille s'étant exilée, quittant Ighil Ali pour des raisons économiques), éduquée en français avec, à ses côtés, la surveillant de très près, une grand-mère paternelle, musulmane bien ancrée dans ses certitudes berbères, et qui ne parlait que le kabyle... de quoi vous écarteler pour la vie. L'incertitude, la nostalgie (d'un Pays et d'une culture non pas perdus mais «mélangés», presqu'introuvables) ne quitte pas Kouka, l'héroine,.... et même le sentiment amoureux né avec son «entrée dans la vie» n'arrive pas à la «sauver» et à la sortir du «tragique» qui lui colle à la peau, comme à celle de toute la famille.

Avis : Un livre (le second roman, une autobiographie qui arrive à se cacher difficilement ?) très bien écrit, dans un français qui peut paraître aujourd'hui, assez vieillot , mais du très bon, du vrai français. Un maîtrise parfaite de la langue qui ravira les lecteurs «vieux» .Quant à l'histoire, mon Dieu ! triste, envahie de nostalgie, presque tragique, elle n'emballe pas certes, mais elle remue profondément, tant les déchirements de «Kouka», l'héroïne du récit, sont douloureux.

Extraits: «Après tout, peut-être était-il moins atroce de s'exposer à être incompris en terre étrangère que repoussé dans son propre pays ?», «Elle (la grand-mère) et sa famille formaient une race à part. Car, le Pays avait été coupé en deux le jour où les missionnaires étaient venus l'évangéliser. Depuis, les membres d'une même famille se regardaient d'une rive à l'autre, désespérant de se rejoindre à jamais» (p37), «Aussi loin que je remonte dans le souvenir, je découvre cette douleur inconsolable de ne pouvoir m'intéresser aux autres, d'être toujours en marge» (p.105)