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Réformer ou? mourir

par Brahim Senouci

C'est bien connu, la vie politique n'obéit qu'aux lois d'airain de la nécessité. Ainsi, une réforme n'est engagée que quand il devient impossible de la différer.

En Algérie, tant que le pouvoir dispose de la rente pétrolière, et donc qu'il peut acheter la paix sociale, sa pente naturelle l'amène à vouloir prolonger indéfiniment le statu quo. Le vocabulaire de la réforme n'est qu'un habillage censé masquer le fait que, 51 ans après l'Indépendance, l'Algérie dépend encore à 97 % d'une ressource non renouvelable. On aurait pu espérer que la fin - prévisible désormais - du pétrole constitue cette fameuse nécessité qui aurait contraint le Pouvoir à réformer ou, mieux, à laisser la place à une alternative apte à endosser cette responsabilité. Las, des perspectives pharaoniques semblent s'ouvrir avec l'exploitation d'un gaz de schiste dont nous détiendrions des gisements énormes. Il y a fort à craindre que l'enjeu écologique énorme que pose son exploitation ne pèse pas lourd auprès de nos décideurs, au vu de l'extraordinaire bouffée d'oxygène qui leur est promise.

L'Algérie n'est pas le seul pays où le personnel politique limite son horizon au futur immédiat. Cela est vrai de nombreux pays d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique Latine. C'est vrai aussi de bien des démocraties, gouvernées par des régimes qui ont pris l'habitude de vivre en tirant des traites sur le futur, c'est-à-dire en laissant gonfler une dette généreusement léguée aux générations futures. Il s'agissait pour ces démocraties du Sud de l'Europe de maintenir l'Etat Providence, alors même que leurs ressources sont en baisse et leur puissance en déclin. Elles sont arrivées au bout de cette logique et menacent ruine. Elles sont contraintes alors de réformer à chaud, en période de crise, en appliquant les médications classiques : plans d'austérité, rabotage des prestations sociales? Ce faisant, elles alimentent la récession à cause de la montée du chômage et de la contraction du pouvoir d'achat, aggravant ainsi la crise.

Depuis des siècles, les économistes conseillent aux gouvernements de réformer à froid. C'est en période de prospérité, disent-ils, qu'il faut restaurer les équilibres budgétaires, adapter l'âge de départ à la retraite à l'allongement de l'espérance de vie, vérifier la pertinence des subventions, mettre les entreprises en mesure de supporter la concurrence étrangère? C'est là que ces réformes sont le moins douloureuses, la croissance économique jouant le rôle de substitut à la puissance publique pour, sinon améliorer, du moins maintenir le niveau de vie. Ces appels ne sont presque jamais entendus, hormis dans les pays de tradition luthérienne comme la Norvège. Ce pays a résisté à la tentation de vivre dans une aisance facile en utilisant les recettes abondantes de ses hydrocarbures pour importer des biens plutôt que de les produire. Ainsi, les revenus des activités gazières et pétrolières sont investis dans un fonds de retraite public. Ce fonds, souvent appelé Fonds pétrolier, détient en moyenne 1% des actions dans le monde. Il garantit ainsi les retraites des générations actuelles mais aussi celles des générations futures.

QU'EN EST-IL DANS NOTRE PAYS ?

Nous avons eu notre part des bienfaits de la Nature. Le moins qu'on puisse dire est que nous n'en avons pas fait un usage vertueux. Comme chacun sait, une partie des revenus de nos hydrocarbures a servi à enrichir une coterie de prédateurs. Qu'est-il advenu du reste ? Il a servi comme fonds de garantie au Pouvoir pour se maintenir. Contre toute logique, il a servi à augmenter des salaires de manière outrancière et injuste. Ceux qui en ont bénéficié jouissent d'un niveau de vie enviable. Les autres, qui ne constituent ni une clientèle ni une menace pour le Pouvoir, font les frais d'une inflation largement provoquée par cette envolée sélective des revenus. L'argent a servi aussi à financer le logement. C'est sans doute plus louable mais là aussi, les critères d'éligibilité aux aides de l'Etat ont été trop souvent contournés au profit d'une classe de profiteurs qui en a fait une source d'enrichissement supplémentaire. Certes, des équipements d'utilité publique ont été réalisés : autoroutes, métros, tramways, centrales électriques? Mais, de l'avis général, ils ont coûté bien plus cher que leur prix réel et, surtout, leur construction n'a pas donné lieu à un transfert de savoir, n'a pas suffisamment impliqué des partenaires nationaux. C'est bien le bon vieux principe du « clés en mains » qui a prévalu. Le plus grave, c'est sans doute la consommation massive et l'importation à tous crins de biens non durables, des produits alimentaires aux voitures, qui engloutissant près du tiers des recettes en devises !

L'équation est simple. Cette situation ne sera plus tenable au-delà d'un terme parfaitement prévisible. Penser que le gaz de schiste viendra prendre le relais du bon vieux pétrole serait un calcul erroné. Il faudrait d'abord régler les immenses problèmes écologiques que poserait son exploitation. La mise en route de sa production ne pourrait se faire que dans dix ou vingt ans. Enfin, sur ce terrain, bien des pays ont pris de l'avance sur nous, notamment les Etats-Unis qui en sont devenus exportateurs, ce qui augure mal du volume des revenus futurs escomptés. Pendant ce temps, les importations explosent et l'Algérie donne l'image d'un pays apparemment prospère, certainement inerte, fonçant, tel un bateau ivre, un Titanic dépourvu d'orchestre, vers un mur. «Cerise sur le gâteau», le pays n'est plus vraiment gouverné. Son Président est aux abonnés absents. Le Conseil des Ministres ne se réunit plus depuis plusieurs mois. Une élection présidentielle est prévue pour avril prochain, elle ne fait l'objet d'aucune préparation. L'émeute a atteint même les salles d'examen du sacro-saint baccalauréat ; des candidats, sous prétexte d'un sujet de philosophie jugé non pertinent, ont pris le Pouvoir et ont ouvertement défié les surveillants en s'arrogeant le droit de copier en toute simplicité. L'essence fait défaut dans plusieurs wilayas. La raison n'en est pas seulement l'accroissement disproportionné du parc automobile. Elle réside aussi dans l'incapacité de l'Etat d'empêcher des trafiquants de second ordre de s'en servir pour alimenter les marchés des pays voisins. Jamais l'Algérie n'avait atteint ce degré d'anomie, jamais.

L'heure est grave. Bien sûr, on le dit sur tous les tons depuis des années. On s'était habitué à un discours catastrophiste qui fonctionnait comme une sorte de thérapie de groupe. On n'y croyait pas vraiment. Aujourd'hui, il prend corps. Ceux qui ont entre leurs mains les pouvoirs de décision doivent prendre leurs responsabilités. Ils doivent engager dès à présent un processus REEL de transition de nature à doter le pays d'une direction déterminée à lancer immédiatement les réformes nécessaires à la remise sur pied de l'Etat et de l'autorité publique. Cette direction nouvelle devra faire un travail pédagogique extraordinaire. Il faudra en effet expliquer aux Algériens qu'ils devront apprendre à vivre autrement, qu'ils ne pourront plus guetter les miettes que leur jette de temps à autre un Pouvoir dénué d'imagination, tout juste capable de sacrifier les bijoux de famille pour acheter des sursis. Les Algériens sont prêts à entendre ce discours. Ils savent au fond d'eux-mêmes que le mode de gouvernance actuel n'est pas de nature à leur assurer un avenir de progrès et de prospérité. Ils savent que ce mode de gouvernance est assis sur le pillage des ressources naturelles du pays et que, demain, la nourriture fera défaut parce qu'il n'y aura plus l'argent des hydrocarbures pour acheter le blé français ou canadien. Il sait qu'il n'y aura plus de médicaments parce qu'ils nous viennent aussi de l'étranger, plus d'usines pour dessaler l'eau de mer, plus de tramway, de métros, de lignes de chemin de fer parce que nous ne pourrons plus continuer à payer les entreprises étrangères qui les réalisent ; nous n'avons pas en effet dans notre pays les compétences nécessaires pour le faire. Il va falloir une révolution copernicienne pour rompre avec des décennies de mensonge, pour constater le caractère factice de la prospérité apparente que dégage le spectacle des éventaires si bien achalandés de produits venant du monde entier.

Nos fameux décideurs ont les cartes en mains. Ils peuvent continuer à ruser en choisissant, à la faveur d'une pseudo élection, un président docile, s'attelant à la tâche d'éteindre les foyers d'incendie ici et là en dispensant à tour de bras la manne encore disponible, maintenant ainsi un semblant de paix sociale qui permet aux mauvaises fortunes de prospérer. Ils prendraient ainsi une lourde responsabilité devant l'Histoire. Ils seraient comptables de la liquéfaction de notre pays, ce qu'à Dieu ne plaise, qui serait le résultat logique, inexorable, de la libération des forces centrifuges multiples dans une Algérie vidée de ses hydrocarbures. Ils peuvent laisser s'accomplir, voire accompagner, un mouvement de réforme profond, conduit par des patriotes sincères, avec le soutien d'un peuple averti, décidé enfin à prendre en charge son destin. Ce scénario vertueux consacrerait le processus d'indépendance en permettant au peuple d'être pleinement acteur de son devenir. Les chantiers sont immenses, à la mesure de l'immobilisme qui a figé le pays pendant plus de cinquante ans. Mais un élan nouveau est possible. Personne ne donnait cher de la peau d'un peuple désarmé, acculturé, misérable, face à une des premières puissances mondiales. On connait la suite?