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Indépendance(s), cet insoutenable onirisme

par Mazouzi M.

«Le devoir de mémoire ne sera pas moralement justifié si le rappel du passé nourrit avant tout mon désir de vengeance ou de revanche, s'il me permet d'acquérir des privilèges ou de justifier mon inaction dans le présent.» TZVETAN Todorov, Du bon et du mauvais usage de la mémoire.

Commémorer ce n'est pas organiser des galas dans des hauts lieux de l'antiquité pour nous en mettre plein la vue ,ou ressusciter des chanteurs d'opérette qui refusent de s'éteindre dans la dignité et qui acceptent toujours de servir de bouffons pour distraire le palais , ses courtisans et une populace qui se trémousse à tous les rythmes. Commémorer ce n'est pas non plus louer les talents de pin-up qui se goinfrent à tous les râteliers et qui viennent émousser nos sens et titiller d'improbables réminiscences et une nostalgie que personne n'a jamais possédé. Commémorer ce n'est pas solliciter inlassablement les soubrettes des communicants du 21 Boulevard des Martyrs qui se mettront évidemment avec cet automatisme vermoulu qu'on leur connait à chanter à tue-tête la gloire de nos multiples «Indjazates».

Qu'avez-vous fait de nos cinquante ans d'indépendance ? C'est en déroulant la pellicule de ce film tragi-comique avec sous la main quelques barbituriques, une bouteille de Whisky ou un peu de schnouf que l'on pourrait peut être célébrer ce deuil. Commémorer c'est égrener nos erreurs monumentales, avoir des pensées pour ceux qu'on a trahi et assassiné de toutes les manières imaginables, pour les exclus, les disgraciés, les emmurés vivants, les exilés ; tous enfants d'Algérie qui ont commis l'irréparable maladresse d'agacer le Pouvoir par leur dissidences éparses ou tout simplement par leur intelligence inopportune. Commémorer c'est partager et méditer un patrimoine immatériel que tout le monde connait et reconnait. Commémorer ce n'est pas nous imaginer fuir ce pays pestiféré, doutant à l'unisson et recroquevillés ensemble sur une embarcation de fortune en lorgnant désespérément des rivages autrefois ennemis et qui annoncent le plus souvent des avenirs hypothétiques et incertains. Commémorer c'est avoir tous, avec le même espoir, les regards braqués vers un futur où on se verrait ensemble construire et préserver la même nation, servir avec loyauté et déférence le même Etat. Commémorer c'était tout bêtement s'en tenir à la plate forme de la Soummam qui prônait un monde meilleur que celui dont on a hérité, celui du « Bannissement du pouvoir personnel et l'instauration du principe de la direction collective composée d'hommes propres, honnêtes, imperméables à la corruption?. Celui d'un État algérien sous la forme d'une République démocratique et sociale et non la restauration d'une monarchie ou d'une théocratie révolues.»(1)

Commémorer c'était surtout éviter de confisquer l'Histoire, d'escamoter les vérités pour y introduire des mythes et des tabous qui ont fini par exclure le peuple d'un passé fondateur et d'une mémoire collective fédératrice. Est-il sérieusement possible que l'on puisse avec des «jeunes sans antériorité ni postérité et contemporains avec eux-mêmes.»(2), commémorer quelque chose qui ferait renaitre ces enthousiasmes et ces déterminations qui naguère animaient les pères fondateurs de la nation algérienne? Les conclusions du sondage effectué par le Journal El-Watan en date du 28 Mars 2012 (Les Algériens et l'Histoire) abondent vers cette amère vérité: «On en vient alors à s'interroger sur ce paradoxe d'une des révolutions les plus importantes de l'histoire ignorée par le peuple même qui l'a portée.»(3) L'Enclavement de cette jeunesse dans son propre contemporanéité sans ce droit inaliénable de consulter son Histoire ou de se projeter dans un futur concevable témoigne d'un malaise profond et augure d'un cycle de tous les extrémismes imaginables qui resteront latents jusqu'à un moment fatidique dont personne ne peut prévoir la résurgence.

Complexes et sournois sont les processus psychologiques et historiques qui mettent dans des cages ceux qui se pensaient comme des héros ; transformés par la suite en monstres, ils n'arrivent plus à prendre conscience de leur métamorphose et de leur cruauté. Un autre système de valeurs, de prétextes et d'alibis conféreront à tous leurs actes cette bizarre légitimité qui les rend sourds et insensibles aux indignations des autres. Inconscients d'avoir été terriblement en deçà des serments qu'ils avaient sinon eux-mêmes peut-être un jour proférés au moins entendu déclamer par ceux qui ne sont plus de ce monde, par ces martyrs que Dieu avait volé à l'histoire, probablement pour leur éviter de se fourvoyer dans la vilénie et le ridicule.

On raconte qu'un jour Satan coinça Jésus au sommet d'une montagne ; s'adressant au prophète tout en lui montrant le monde qui s'étalait sous ses pieds, le malin lui tint à peu près ce langage : «Ce monde sera à toi ainsi que toutes ses richesses et tu en seras le maître, si?et seulement si?» (Car il y a toujours des «Si» et des prix à payer pour chaque reniement.) Satan avait déjà utilisé le même tour avec Adam: toujours la promesse du Pouvoir, de l'éternité, du gain.

La tentation du Christ me rappelle étrangement ce pouvoir magique et diabolique de la Révolution qui promettait aux artisans de la Libération tous les pouvoirs et toutes les légitimités. L'aberration de ce maléfice consiste à leur faire croire que sans leurs concours aucun affranchissement ni aucune liberté n'auraient été possibles. Par ce tour de magie, ils deviennent les créateurs d'une histoire, d'un avenir, d'un destin.

Ils se sont déjà vus comme des demi-dieux, La providence elle ?même, ou Prométhée accourant au secours d'une humanité vouée aux ténèbres. Nos sauveurs ne peuvent donc se concevoir que dans le pouvoir absolu et le règne éternel tant que Dieu ne met pas fin à leurs délirium tremens. Cet envoutement psychologique et intellectuel dont ils sont victimes entrainera pour un temps leur peuple et l'épopée qui les a fabriqués dans une dimension hors de l'histoire et de toute rationalité humaine qui puisse donner un sens au martyr des anciens et à l'espérance d'une postérité innocente. Pour en revenir à Jésus lui aussi révolutionnaire, bien évidemment il rejettera avec dédain les fanfreluches du Diable.Ca lui coutera quand même très cher car les idéalistes ca ne vit pas longtemps.

Il sera vendu pour trente deux misérables deniers. Qu'en pensent ceux qui nous gouvernent ? N'aurait-il pas été plus avisé pour le Nazaréen d'accepter l'offre de Belzébuth. Il n'aurait point connu de persécution, ni frôlé de justesse la crucifixion et il aurait en prime probablement légué son règne à son fils. De quel côté peut-on caser certains de nos libérateurs ? Loyaux serviteurs du diable et même au-delà des espérances avec en échange ce qui était convenu dans ce pacte originel car bizarrement le Diable tient toujours parole ici bas sur terre, Il distribue avec prodigalité ce qu'il promet : Pouvoir, Richesses et l'éternité d'une vie terrestre et humaine? Ou bien nos héros pensent-ils avoir mené leur peuple vers cette terre promise où coulent le miel et le lait ?

La terrible mêlée que représente la période de la terreur pendant la Révolution française illustre parfaitement cette folie qui s'empare des esprits les plus brillants, ceux qui mirent fin à des siècles de monarchie inique et absurde, ceux qui amenèrent au peuple la République avec ses présents inestimables (Liberté-Egalité-Fraternité), ces mêmes personnes sont rentrées dans l'histoire par la grande porte mais seulement pour un bref moment. L'éternité retiendra de leur zèle sincère et meurtrier ce que les mémoires nommeront « Le règne de la terreur», une période macabre pendant laquelle, des centaines de milliers de personnes, périrent pêle-mêle, avec ou sans procès, amis et ennemis, ceux qui l'avaient mérité et les plus innocents.

Ces valeureux révolutionnaires meurtriers prétendront tous n'avoir agi que pour servir des idéaux précieux qu'il fallait préserver à n'importe quel prix quitte à mettre en péril la République elle-même. Le brillant organisateur de cette terreur, celui qui usa et abusa de la guillotine, révolutionnaire et héros et finalement assassin subira le même sort qu'il réserva à ses innombrables victimes. Robespierre Le guillotineur sera guillotiné pour les mêmes raisons : sauver la République. Ce fervent révolutionnaire n'était pas destiné à avoir un karma pareil, il fut pourtant avocat, député, défenseur de l'abolition de la peine de mort et de l'esclavage, et défenseur du suffrage universel. Mussolini n'est pas né Fasciste, son entêtement et ses hésitations aidant, l'histoire lui a fait subir les transformations nécessaires. Avant de basculer dans la mégalomanie meurtrière, il n'était qu'un simple Journaliste, idéaliste, patriotique et soucieux de redonner à l'Italie son prestige et sa dignité, il se retrouve malgré lui en train d'assassiner les fils de l'Italie, des hommes politiques de grande valeur. Le héros devenu monstre finira lynché.

Les promoteurs de la révolution russe ne juraient tous que par ces mêmes slogans racoleurs utilisés par tous les héros de cette terre. Poussées par la famine et l'injustice, ces braves femmes russes qui déclenchèrent cet embryon d'insurrection populaire qui finira en Révolution, étaient très loin de se douter que peu de temps après on en arrivera même à regretter les temps des Romanov. Les purges organisées de manière satanique par ces deux héros maniaco-dépressifs de la Révolution russe (Lénine et Staline) allaient montrer au monde ce que l'on était capable de faire au nom d'un idéal. Les estimations de cette grande terreur donnaient froid au dos : moins de six millions d'arrestations, trois millions d'exécutions et deux millions de décès dans les camps du Goulag. Nos révolutionnaires russes ont exécuté durant les deux premiers mois de cette terreur beaucoup plus de personnes que le Tsar n'aurait fait en un siècle.

Telles, mes chers amis, sont ces révolutions ou ces indépendances que des hommes hors du commun prétendent arracher à l'histoire au nom d'une foultitude de promesses qui ne verront jamais le jour et pour un peuple constamment désabusé et berné et qui ne sera réellement glorifié que par de simples graffitis sur des murs décrépis : «Un seul héros , le peuple» .

Selon des convictions idéologiques ou autres intérêts personnels, nos héros algériens ont voulu chacun, à sa manière, sauver le pays ou lui trouver une issue salutaire. Et c'est ainsi que l'Histoire et le futur qu'elle a engendré deviennent pour un demi-siècle les otages d'un affrontement animal que l'on essaye de dissimuler sous des trames narratives soumises à des rhétoriques et des alibis fortement personnalisés et irrémédiablement subjectifs , hétéroclites , divergents et donc le plus souvent inexacts et injustes. Une poignée de personnes ont considéré avoir à eux seuls et au péril de leur vie sauvé le pays, par la suite ils ont jugé légitime de s'approprier ce même pays comme patrimoine ou butin de guerre au lieu de le restituer au peuple. Le culte de la personnalité et sa panoplie d'horreurs ne sont pas le propre des tyrans et des dictateurs.  

Cette malédiction peut tout aussi bien se trimballer dans la peau d'une clique en tant qu'entité symbolique représentative, révolutionnaire ou religieuse mais terriblement totémique. Un Dictateur ou un tyran, c'est quelque chose de visible, une incarnation aisément méprisable dont on peut exorciser les maléfices. Mais lorsque, sous des sigles mythiques et enchanteurs, s'incrustent la mystification et le complot de toute une confrérie cupide et versatile, le règne de l'obscurantisme n'est pas prêt de s'éteindre. Comme c'était sublime de vouloir déclencher la Révolution avec les singes de la Chiffa, miraculeux d'échapper à Bigeard et Massu, pathétique d'aller vendre des briques chez des Marocains parait-il belliqueux, et combien c'est tragique de rentrer au bercail pour se faire assassiner par ces mêmes singes de la Chiffa. La boucle était bouclée pour Boudiaf qui rêvait d'une deuxième indépendance.

A l'occasion de la célébration de ce demi-siècle d'indépendance, toutes mes pensées vont à ces peuples du Maghreb, de l'Egypte, de la Syrie et de l'Afrique toute entière qui n'a pas encore été entièrement décolonisée. «Que fête-on aux commémorations des cinquante ans d'indépendance de pays africains ?  Le jour d'accès à l'indépendance de ces pays ou l'évolution de ceux-ci durant cette période, qui se révèle la plupart du temps catastrophique»(4). Je pense à tous ces peules aux tragédies si similaires. Cet effet domino qui faisait subodorer à de vulgaires analystes européens que l'Algérie serait en liste d'attente n'est heureusement pas arrivé à terme. L'Armageddon du printemps arabe n'a pas épargné notre pays parce que, comme le pensent d'autres analystes aussi crédules, l'Algérie avait déjà payé son tribu pendant la décennie noire, ce serait plutôt ces circonstances financières terriblement favorables qui ont enfin forcé l'Etat à réutiliser judicieusement pour le bien du peuple ce pactole qui vient du Sahara. Le sort matériel de beaucoup d'algériens s'améliore notablement de jour en jour.

Les négociateurs d'Evian avaient religieusement pris conscience que l'indépendance de l'Algérie, son destin, son futur, son existence ne pouvaient se concevoir en dehors de ses gisements de pétrole qui allaient alimenter en permanence notre infantilisme politique et hypothéquer sérieusement nos chances de voir un jour l'essor économique et social de notre pays nous hisser parmi ces pays émergeants que tout le monde jalouse aujourd'hui et ainsi nous mettre à l'abri d'un sous-développement endémique qui n'attend que son heure, c'est à dire le tarissement de nos puits de pétrole. Il ne fallait surtout pas lâcher le Sahara car que serait l'Algérie sans ce désert qui promettait avant l'heure des richesses illimitées au sujet desquelles pendant plus d'un demi siècle ni le peuple ni le Parlement n'ont jamais eu à aucun moment ni les moyens ni l'audace d'en demander des comptes. Tous les Pouvoirs, toutes les convoitises, tous les complots, tous les assassinats, toutes les rancœurs allaient se cristalliser avec une virulence inouïe autour de cette rente, et finalement une déliquescence totale allait inexorablement ronger toute une nation avec ce qu'elle s'efforçait de fabriquer comme institutions viables puisque dans l'impossibilité de continuer à se prévaloir d'un héritage idéologique et historique mythique.

Ce désir ardent de bâtir un Etat-Nation selon l'utopie de cet indigène enchainé et mutilé que nous avions été pendant une éternité allait s'effondrer sur lui-même tel une supernova. Le pétrole allait tel un miroir refléter et révéler la nature de nos âmes les plus profondes et nos véritables visages : sales, noirs et visqueux. Les nationalismes et pouvoirs d'antan avaient besoin de mythes, de gloires de totem et de héros légendaires pour asseoir leur pouvoir et distraire les foules. Les sociétés de demain tendent à évoluer vers d'autres symboliques et préoccupations. Avec la mondialisation, la seule problématique devient le futur et le seul héroïsme c'est comment arriver à le maitriser.

 On pourrait admettre que le pays serait sur la bonne voie n'était-ce ces quelques tribus résiduelles qu'il est nécessaire de pacifier avec des programmes du type « Plan de Constantine» car celles-ci persistent toujours à bruler des pneus, ériger des barricades sur les routes nationales ou squatter les esplanades des administrations publiques pour crier leur désarroi.

Les choses iraient mieux sans ces millions de chômeurs que l'on essaye tant bien que mal de caser, neutraliser et garder sous perfusion dans l'attente d'un remède miracle.  Nous aurions aussi des raisons évidentes et rassurantes de nous réjouir si le destin du pays n'était pas aussi pathétiquement, dangereusement et exclusivement liée à ce maudit pétrole qui a été pendant des décennies l'objet de toutes les convoitises , des guerres intestines et de tant de tragédies imperceptibles. Il y aurait des raisons de jubiler si nous avions pu manifester plus de rigueur et d'intransigeance dans notre lutte contre cette gabegie et cette corruption créée au sein de l'Etat pour l'Etat.

Ce Peuple accessoire gagnerait en dignité si on pouvait lui éviter ces passions schismatiques et burlesques qui secouent des partis politiques qui s'affrontent tantôt avec des dobermans et des gourdins, tantôt avec des milices interposés qui nous rappellent ces chemises noires italiennes. L'édifice et l'intégrité d'un parti politique ne doivent pas ressembler à celle d'un cabaret qu'on serait obligé de défendre avec des videurs et des hommes de main.  Il y aurait aussi des raisons de croire à ce changement si attendu et en cette deuxième indépendance si l'ensemble des réformes promises au lendemain du printemps arabe étaient acquises sans fourberie aucunes.

*Universitaire. Mostaganem

Notes de Renvoi :

1- Extrait de la plate forme de la Soummam.

2- Daho DJERBAL - « 11 Décembre 1960 Un seul héros, le Peuple » El-Watan du Vendredi 10/11/2010

3- Saïd Ighilahriz-» Les Algériens et l'Histoire, Une connaissance parcellaire», El-Watan du 28/03/2012

4- Le Monde du 15.07.2010