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Après Leoni, polémique tunisienne sur «qui fait fuir les investisseurs»

par Anouk Ledran De Tunis

Plus d'un an après la Révolution, l'instabilité sociale au sein des entreprises participe à retarder la reprise des investissements, notamment étrangers. C'est en tout cas le point de vue de l'UTICA, la principale organisation d'employeurs et celle du gouvernement. L'UGTT se défend et accuse, après l'affaire Leoni, ce discours de vouloir faire peur aux travailleurs. Les chiffres eux ne montrent pas de franche saignée des investisseurs étrangers en 2011.

Le 10 février, le groupe allemand de câblage automobile Leoni annonce qu'il va fermer son unité de production à Mateur, dans le nord de la Tunisie, en raison de «sit-in anarchiques» qui perturbent l'activité et «des menaces de grèves qui provoquent des retards de livraison». Quelque 2700 emplois sont menacés. «Il n'y a plus de discussion possible, la situation est devenue ingérable, déclare sur la radio Mozaïque FM Wissem Boujemaa, le directeur des ressources humaines du groupe. On a contacté nos patrons en Allemagne et on ferme l'usine».

Le directeur général de Leoni Tunisie, Mohamed Arbi Rouissi, met en cause dans un communiqué la jeune Union des travailleurs de Tunisie (UTT) qui «incite à la discorde» et crée un «total désordre». «La direction avait l'intention de délocaliser l'entreprise à Sousse (sud) depuis un certain temps, a rétorqué Ali Zaoui, un responsable de la centrale syndicale. Ils ont trouvé ce prétexte pour fermer l'usine et nous ont utilisés comme bouc émissaire».

Trois jours plus tard, un responsable de l'entreprise annonçait qu'un accord avait été conclu entre la direction du groupe en Tunisie et les représentants des salariés pour éviter la fermeture de l'usine. Mais le «cas Leoni» est significatif de la détérioration du climat social au sein des entreprises en Tunisie. Depuis la chute de l'ancien président Ben Ali, le 14 janvier 2011, les revendications sociales ont explosé, nombre d'entreprises ne respectant pas le code du travail tunisien. Certaines n'ont pas trouvé de réponse. En décembre 2011, l'équipementier japonais Yazaki avait ainsi annoncé la «fermeture définitive» d'un de ses cinq sites de production dans le bassin minier de Gafsa, dans le sud-ouest, en raison de «grèves à répétition».

Selon l'Agence tunisienne de promotion et de l'investissement extérieur (Fipa), quelque 182 entreprises étrangères ont cessé leur activité ou quitté la Tunisie en 2011. Un chiffre à relativiser, puisque en moyenne, 120 entreprises étrangères fermaient leur porte chaque année entre 2005 et 2010. «Toutes les fermetures ne sont pas liées aux revendications sociales», souligne Mokhtar Chouari, responsable de la communication à la FIPA. La Tunisie a par ailleurs enregistré une baisse de près de 30 % des investissements directs étrangers (IDE) en 2011. Les IDE dans les secteurs du tourisme, de l'industrie manufacturière et de l'énergie ont connu respectivement des chutes en volume de -83 %, -42 % et -19 % par rapport à l'année 2010. Avant la révolution, l'investissement étranger générait environ 25 % des nouvelles créations d'emploi chaque année, constituant ainsi une contribution majeure à la croissance du pays.

L'UGTT POINTE LES FAUSSES PROMESSES POLITIQUES

Les nouvelles autorités tunisiennes, issues des premières élections de l'après Ben Ali, ont appelé à plusieurs reprises à une «trêve» des sit-in et des revendications sociales, mettant en garde contre la paralysie de l'économie. «Ce sont des slogans pour faire peur aux travailleurs, estime Mahmoud Achour, secrétaire général adjoint de la section régionale de Tunis de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT). Le gouvernement actuel est la cause des grèves, car les partis qui le composent avaient beaucoup de promesses avant les élections mais n'en ont tenu aucune». Il cite les accords signés après la Révolution dans certains secteurs, comme les municipalités, qui prévoyaient «la titularisation des travailleurs dans une situation précaire et l'augmentation des salaires».

L'UGTT est en conflit ouvert avec les nouvelles autorités, qui l'accusent d'être à l'origine de l'instabilité sociale. Samedi, environ 5 000 syndicalistes ont manifesté à Tunis, pour dénoncer de récentes attaques contre des locaux de la centrale syndicale, qu'ils attribuent au mouvement islamiste Ennahdha, qui domine l'actuel gouvernement de coalition. «Pour relancer l'investissement, il faut avant tout stabiliser la situation politique en Tunisie, poursuit Mahmoud Achour. Il faut démocratiser, garantir les libertés individuelles et collectives, renouer le dialogue social et engager une discussion sur la nature des investissements souhaités».

«On ne peut pas parler de stratégie d'investissement ni d'encouragements aux investissements en l'absence des fondamentaux, dont la paix sociale», estime de son côté Khalil Ghariani, président de la commission des affaires sociales de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica).

«On espère sortir vite du goulot d'étranglement, dit-il. Je pense qu'on se dirige peu à peu vers un apaisement. Des entreprises ont repris une activité normale, des grèves ont cessé, les accords signés ont souvent été appliqués, ou le patronat et les salariés ont trouvé un terrain d'entente». Il estime néanmoins que «cinq années difficiles attendent la Tunisie». Dissimulés sous l'ancien régime, le chômage ? dont le taux officiel est de 19 % ? et la crise économique sont apparus au grand jour après la Révolution. L'économie tunisienne a enregistré un recul de son PIB de 1,8 % en 2011.