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La longue agonie des Arabes et les jeux pervers d'un certain «Occident»

par Ahmed Cheniki

Les sociétés arabes tanguent tragiquement sous le poids de l'incertitude et de l'absence de sérieuses perspectives. Dirigés par des oligarchies reproduisant souvent, peut-être de manière inconsciente, le discours et les pratiques coloniales dangereusement intériorisées,

les gouvernements en place n'arrivent pas encore à se libérer d'une désastreuse passivité et de la constante conjugaison de leur vécu au futur antérieur.

Les secousses actuelles ont certes, quelque peu transformé les choses et permis d'inciter les dirigeants à entamer des réformes, sous la pression de puissances étrangères. Les dirigeants arabes, trop peu marqués par la voix de leurs «peuples» préfèrent s'adresser aux étrangers pour annoncer des «réformes» décidées sous la dictée parce que les dirigeants en place ont toujours considéré que la «foule» était trop peu mûre pour décider de son avenir. Ce déficit de citoyenneté est le lieu fondamental autour duquel se mobilisent les populations trop méprisées et considérées comme quantité méprisable. La situation actuelle était-elle évitable ou correspond-elle à une sorte de fatalité historique et sociologique après un processus de «décolonisation» clôturé par des luttes sournoises pour le pouvoir ?

 La colonisation n'est nullement étrangère à ces dérèglements politiques marquant les différentes élites, souvent installées à la tête de territoires dépecés, mal organisés, avec des pouvoirs imposés et soutenus par l'ancienne puissance coloniale. Depuis la «décolonisation», ces territoires, chaque fois, qu'ils tentent de procéder à des changements, sont sujets à des actions de déstabilisation. C'est le cas de certaines expériences africaines (Lumumba, Nkrumah?) asiatiques, (Soekarno?) ou arabes sabordées au nom de la «démocratie». Ce qui fragilise dangereusement celle-ci qui, pour reprendre l'ancien président français, Georges Pompidou, commence à virer vers des conduites fascistes. Il faudrait souligner que la «démocratie» bourgeoise actuelle est extrêmement éloignée des espaces démocratiques grecs. Une lecture d'Aristote et des textes tragiques nous fournirait de fructueux et enrichissants enseignements. Il est peut-être possible de penser sérieusement la démocratie en partant d'Athènes qui est son territoire originel, réapproprié très tardivement par l' «Occident» qui tente d'en faire un espace de légitimation historique et culturelle. Les Arabes ont bien découvert Athènes et traduit un certain nombre de textes, notamment durant ce qu'on appelle communément l'âge d'or (10ème-14ème siècle). Ce qui pourrait inciter à une réappropriation et à une réadaptation de la démocratie athénienne par les sociétés arabes en partant de ses fondateurs et en interrogeant l'expérience actuelle dans les pays «occidentaux». Ainsi, le discours sur le «choc» des cultures et des civilisations deviendrait trop peu opératoire, ouvrant le monde à des rencontres interculturelles, loin des sirènes d'une mondialisation présentée ici et là comme une fatalité.

Ce contexte peu réjouissant caractérise la situation actuelle de pays arabes appelés à se remettre fortement en question et menacés de graves crises dans une sorte d'espace où la «démocratie», rompant avec l'héritage grec, est transformée en un lieu de mise en relief du discours néolibéral, à travers cette illusoire idée d'une hypothétique «fin de l'Histoire» (Francis Fukuyama). La langue de bois néolibérale est assourdissante. Tout a commencé en Tunisie, en dehors de ce geste du jeune Bouazizi, où il y eut une sorte de manifestation d'un ras-le bol général dû à un enfermement qui dure depuis 1956, prolongeant les malheurs coloniaux, mais par la suite les interventions des appareils du syndicat officiel (une structure qui a longtemps rompu avec l'expérience réformiste et quelque peu contestataire de Habib Achour) et de l'armée ont, jusqu'à présent posé problème, au-delà de cette conviction de beaucoup d'analystes considérant celle-ci comme «proche du peuple». Ce qui reste à démontrer d'autant plus que cette institution a accompagné le pouvoir autocratique tunisien depuis 1956. Des interrogations, beaucoup d'interrogations restent encore en suspens. Comme d'ailleurs dans l'expérience égyptienne où les Etats Unis ont joué un rôle de premier plan depuis le début de l'opération. La situation au Yémen, en Libye et en Syrie est presque similaire. Au Bahreïn, manquent quelques ingrédients qu'on retrouve ailleurs, avant son invasion par les troupes saoudiennes, avec la complicité et le silence des organisations non gouvernementales et des nations dites démocratiques.

Que se passe t-il réellement dans les pays arabes ? Sont-ce des mouvements «populaires» spontanés ou ont-ils été provoqués comme dans d'autres pays où on avait parlé de «révolutions» aux diverses couleurs ? Certes, tout le monde semble d'accord pour affirmer que les conditions actuelles favorisent toutes les possibilités et toutes les hypothèses. Dépouillées de leur citoyenneté depuis la colonisation, les populations, rêvent, un petit peu comme dans une tragédie grecque, à devenir des acteurs, répudiant ainsi la posture de locataires dans des pays où les libertés sont dramatiquement absentes. Ce qui facilite l'enrôlement de nombre d'entre eux dans des situations pouvant déboucher sur de sérieuses impasses. La latence du rejet du discours des dirigeants et l'intériorisation de sentiments d'injustice sont des éléments importants participant de l'éveil à tout moment, et surtout dans des manifestations collectives, d'une posture de résistance et d'opposition agissante. Cette exceptionnelle posture a sérieusement fait trembler les gouvernements en place et permis la mise en œuvre d'un autre discours et d'un autre lexique, provoquant des césures et de sérieuses contradictions au sein d'appareils étatiques dominés par la prééminence de la pensée unique et d'une logorrhée verbale utilisée pour provoquer une certaine diversion. Le discours est monologique, même si les hommes et les femmes changent, morts, assassinés ou relevés de leurs fonctions, beaucoup d'entre eux, aigris, déçus après avoir servi des dictatures, cherchent à se faire une virginité en s'exhibant dans l'opposition. Ce sont ces gens qui vont devenir les opposants les plus radicaux. Mais proposent-ils un projet différent de ceux qu'ils ont fidèlement servi pendant longtemps ? Les sociétés arabes ont besoin de réformes radicales, donnant la possibilité à leurs populations de recouvrer la voix, pas de simples replâtrages, comme c'est le cas actuellement en Syrie, en Jordanie, au Maroc ou en Algérie ou, plus grave dans les pays du Golfe, où toute parole et toute manifestation libre sont interdites. Les dernières expériences, singulières, demeurent encore obscures, marquées par une excessive opacité. Mais ce qui se passe permet de mettre en lumière certaines vérités allant dans le sens de questionnements et de conclusions déjà proposés par Frantz Fanon et Edward Said dans d'autres contextes.

Tout le monde s'accorde aujourd'hui à dire que les sociétés anciennement colonisées restent prisonnières du schéma colonial. Ce discours investit les pratiques politiques et sociologiques. Les conditions dans lesquelles ont été adoptées les formes de représentation-politique, culturelle, économique ou militaire- et donc, l'idée d'Etat-nation, ont engendré de sérieuses crises et de graves ruptures. Il faudrait ajouter à cela la reproduction-souvent inconsciente- des attitudes coloniales, provoquant un vaste fossé entre les élites et leurs sociétés, ce qui permet de comprendre la propension des populations à considérer l'Etat formel en place comme une structure étrange et étrangère. Cette reproduction du discours et des pratiques coloniales provoque parfois chez notamment les dirigeants le sentiment que les populations sont trop peu mûres, une masse compacte, appelée à entrer dans le moule pour postuler à une parole plus ou moins libre. C'est pour cette raison qu'il est peu surprenant d'entendre les dirigeants algériens dire que les Algériens ne seraient pas mûrs pour la pratique démocratique, considérés comme trop peu dignes du statut d'individu. Ce refus de l'individuation est symptomatique d'une attitude marquée par la constante résurgence du complexe du colonisé. Ainsi, se joue une tentative de s'assimiler et de s'identifier à l'autre, reproduisant ses comportements, les considérant comme seuls valables.

Ce n'est pas sans raison que les politiques et les journaux algériens sont extrêmement fascinés par l'Europe, reproduisant tout discours élogieux à leur encontre comme un vrai certificat d'authenticité et de réussite. Ce n'est pas une surprise que toute décision sérieuse prise par les autorités est tout d'abord adressée aux Américains et aux Européens. Le complexe du colonisé, pour reprendre Fanon, traverse toute la «classe» politique et la presse algérienne, à commencer par les personnalités et les partis dits d'opposition. Les journaux algériens, trop prisonniers des dépêches de l'AFP et d'un regard quelque peu aliéné, privilégient paradoxalement les analyses des Européens et des Américains sur le pays. Les universitaires et les «analystes» utilisent souvent les espaces conceptuels et référentiels «occidentaux» pour illustrer leurs propos. Ce n'est que maintenant, après les dernières secousses, qu'on a commencé à parler, au niveau des gouvernants, de possibles réformes, mais surtout dans l'espoir de satisfaire les pays «occidentaux» qui considèrent les anciens colonisés comme leurs obligés. Le rapport colonisé-colonisateur n'a pas fondamentalement changé. Si on avait prétexté une «entrée en civilisation» des populations trop «sauvages» et «barbares» à leur goût pour légitimer la colonisation, on reproduit le même modèle avec l'idée de «libérer les populations des dictatures» et de les «faire entrer dans la démocratie, même de force». Les textes de Huntington, de Bernard Lewis et Zbigniew Brezinski ont la particularité d'être très clairs sur la question des rapports Nord-Sud. Au-delà des calculs géostratégiques, transparait un regard sur les Arabes et les Africains, trop réducteur, «une vue du dehors», une construction d'images stéréotypées.

Contrairement au discours de Frantz Fanon et d'Edward Said, l' «Occident» comme l' «Orient» ne sont nullement des totalités, mais ils sont sérieusement traversés par de profondes contradictions politiques et idéologiques. Ces deux ensembles, trop flasques sont fatalement des créations idéologiques, même si l' «Occident» se caractérise essentiellement par son appartenance à l'aire chrétienne engendrant souvent un discours dual, binaire. On a beaucoup parlé de «croisades» ces derniers temps, notamment par rapport à l'intervention militaire en Libye. Bush et Berlusconi l'ont déjà utilisé. Le lexique religieux est très prégnant dans les formations discursives européennes et américaines. Les espaces conceptuels relatifs aux anciens colonisés sont fortement marqués par ces constructions idéologiques. D'où la nécessité d'un examen critique des instances épistémologiques. C'est l'hypertrophie du moi «occidental» opposé à la «barbarie» et la «sauvagerie» des autres nations, notamment les pays arabes qui devraient effacer leur culture et s'assimiler pour pouvoir être admis dans la «civilisation» et l'universalité européenne. Mohamed Arkoun l'explique très bien : «Les Français modernes, représentants des Lumières laïques, ont créé en Algérie le droit de l'indigénat conçu et géré par l'État républicain. L'Autre est ainsi vraiment l'étranger radical, qui ne peut entrer dans mon espace citoyen ou dans mon espace de valeurs religieuses et/ou démocratiques que s'il se convertit ou s'assimile, comme on dit encore à propos des immigrés». Dans cet univers, l'Européen survalorisé est le détenteur d'une parole unique péjorant et minorant la parole de l'Autre est considérée comme peu crédible. Les paroles de Gbagbo, Kadhafi ou Assad deviennent inaudibles, expression d'une péjoration et d'une diabolisation prises en charge par les média. Dans l'inconscient européen et américain, il n'y a aucune différence entre les proches de Kadhafi et ses adversaires du CNT de Benghazi. L'Arabe est ce personnage sans identité, ainsi présenté par Albert Camus dans L'Etranger. Cette image se retrouve dans de nombreux romans et films américains, surtout après le 11 septembre. On donne à voir un ennemi potentiel, fabriqué de toutes pièces et proposé aux consommateurs américains et européens désormais fonctionnant comme de simples consommateurs, dépouillés de leurs oripeaux de citoyens, condamnés à être des sujets aux mains du capitalisme financier. Cette marchandisation de la personne humaine traverse, ces dernières décennies, la représentation littéraire et artistique. La démocratie est vidée de son contenu initial, c'est-à-dire telle que présentée par Aristote dans La Politique et par les grandes œuvres tragiques d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide. Cette perversion du jeu démocratique est l'expression du discours néolibéral, décidément dominant aujourd'hui dans le monde, préfigurant de graves périls. C'est ce qu'on veut imposer aux pays arabes et africains qui ne seraient admis dans le cercle de la «modernité» qu'au cas où ils adopteraient ce discours, clairement développé dans l'ouvrage de Francis Fukuyama, «La fin de l'Histoire».

Finalement, nous retrouvons le même discours colonial du 19ème siècle énoncé différemment, en fonction des nouvelles données sociohistoriques. Fortement endettées et connaissant des situations parfois difficiles, l'Amérique (plus de 14290 milliards de dollars de dette publique) et les autres puissances européennes (la France, l'Italie et l'Espagne comptabiliseraient plus de 6000milliards de dette publique), rompant avec la colonisation classique, mais usant toujours de la violence, vivant mal la montée de pays comme la Russie, la Chine, l'Inde ou le Brésil, n'admettent nullement des voix dissonantes ou des tentatives d'autonomie, surtout dans un moment de quête de l'énergie pétrolière et de l'énergie. Les jeux géostratégiques sont extrêmement importants, surtout aujourd'hui, où de graves crises, plus sérieuses que celle de 2008, risqueraient de déstabiliser le monde. Ce n'est donc pas sans raison que les pays arabes ont été les premiers à être ciblés dans une opération de conquête qui, apparemment, ne fait que commencer.