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L'Algérie est-elle une voie singulière ou une exception arabe ?

par Kamal Guerroua

«L'exception vient toujours de la raison de la règle».Joseph Joubert, écrivain français

De nos jours, l'Algérie vit au rythme du tambour battant des réformes politiques exigées par les circonstances et la conjoncture actuelles dans lesquelles baigne le monde arabo-musulman. Des réformes réelles pour certains, des calfeutrages esthétiques pour les autres, un ravalement de façade aux yeux de l'opposition et une évidence pour les masses populaires. En réalité, lesdites réformes semblent buter sur la pierre d'achoppement du huis clos de l'élite politique et son semblant de mépris à l'égard des bas-fonds de la société. Mais ce qui attire plus l'attention est que la provenance de cette tendance au rafistolage institutionnel vient principalement des entrailles du régime politique qui, sous la pression de la rue, s'est tardivement engagé sur la voie des réformes en levant en premier lieu l'état d'urgence instauré depuis 1992, exigence largement galvaudée mais en vain par les partis d'opposition et la société civile depuis très longtemps.

En effet, notre pays semble être sur le plan régional au-devant des préoccupations des puissances occidentales car d'une part, il est un barrage contre l'immigration clandestine provenant des pays du Sahel et d'autre part il incarne un point d'ancrage stratégique de lutte contre le terrorisme islamiste après le 11 septembre 2001, donc la tentation est grande de voir ce pays engagé dans une voie qui permettrait un contrôle certain de la région. En ce sens, un autoritarisme sous façade politique intéresserait plus l'Occident que le virage islamiste qu'aurait fait miroiter les années 90. Toutefois, les aspirations citoyennes exprimées depuis belle lurette par la rue algérienne pourraient à s'y méprendre interpréter la caducité de la structure du régime algérien et son incompatibilité avec les exigences de la société. Dans cet esprit, des réformes placebo venant d'un régime politique dont l'ossature est totalement en déliquescence ne sauraient en aucune logique fomenter un saut modernisateur pouvant déboucher sur une démocratie réelle.

L'expérience des événements d'Octobre 88 a mis les masses devant le fait accompli, celles-ci sont extrêmement désabusées et ne croient plus aux promesses d'une nomenclature rodée aux manigances. Le deuxième scénario du changement est celui qui pourrait sourdre de l'extérieur du régime politique, c'est-à-dire, directement de la population, et cette perspective risque de faire sombrer le pays dans le chaos car au risque de tomber dans le réductionnisme sociologique, la société paraît être mal préparée pour tirer un trait définitif sur le régime politique actuel et aller de l'avant car démembrée, déchiquetée et déstabilisée par une décennie de terreur, elle aurait du mal à se frayer seule, une voie dans l'arène de la lutte démocratique. Le troisième scénario et qui pourrait être conçu par la société civile et les partis démocratiques de l'extérieur du régime politique en se basant une alternative citoyenne viable est à n'en plus douter la panacée idéale pour le cas algérien. Mais en dehors de tous ces pronostics, existe-il réellement une exception algérienne? Un modèle de démocratie ou d'évolution spécifiquement réservé au cas de notre pays. La réponse à cette problématique suscite tas d'autres questions, comme par exemple, celle des frontières entre l'exception arabe et le cas algérien. Certes, l'Algérie a étrenné les habits de la démocratie avant les autres pays arabes mais actuellement elle semble être terriblement en retard. En effet, les masses sont lassées des discours démagogiques des officiels du régime mais ne savent pas s'y prendre aux situations nouvelles qui se présentent devant elles, l'Algérie manque d'élite et d'avant-garde intellectuelle, la population est perdue et ne savait à quel ciel se vouer, contrairement à la Tunisie où dès les premiers balbutiements de la révolution du Jasmin, la société civile s'y est fortement impliquée. Donc, la praxis sociale prouve à satiété, si l'on veut, cette terrible défaillance entre les masses populaires et l'élite politique dans notre pays. Dans cet ordre d'idées, l'on saurait dire qu'il n'y a pas une exception algérienne mais un syndrome ou pire un symptôme algérien de défaitisme social.

L'air de temps ne ment plus: le despotisme dans le monde arabe est enterré à vie, on serait volontiers tenté de parler de sociétés émergentes qui ressemblent fort à un croisement opportun de volonté populaire et de contingences spatio-temporelles. La démocratie semble en effet être née de cette patience germinative qui sourd d'aussi bien les tréfonds de la plèbe que des profondeurs des classes moyennes en créant une certaine osmose avec les exigences de la modernité. A dire vrai, les plus grandes révolutions sont faites par des idées simples, c'est en cela même que réside le génie propre des masses.

Avant la violence des révolutions, il existe d'abord la force des révolutions qui s'articule généralement sur la toute-puissance abrasive de la conscience citoyenne. En réalité, ladite conscience est le levain nourricier de la réforme générale à laquelle aspire la société en son ensemble car une révolution quelle que soit son envergure et son ampleur est en première instance mentale dans la mesure où elle est une restructuration perpendiculaire et horizontale de l'architecture sociétale. C'est dans cet esprit qu'il aurait fallu concevoir le changement en tant que révolution. Ainsi y-a-t-il quelque chose d'inexorablement commun entre les idées de changement et le changement des idées. Il est certain que le retour impératif au point d'équilibre social nécessite en premier lieu une refondation intégrale de l'armature sociale. Lequel retour dans le monde arabe en général et en Algérie en particulier fut plus que convulsif car les systèmes politiques sont figés dans une entropie politico-social des plus rétrogrades où les autocraties vieillissantes jouent plus en survivances qu'en relances. Les oligarchies géronotocratiques sont, de nos jours, un peu partout dans l'espace arabo-musulman détotémisée, désacralisée, et décrédibilisée, les peuples sont ainsi sortis de leur ornière de soumission en défaisant la bimbeloterie complexe des archaïsmes politiques en tout genre. Ce qui relève beaucoup plus d'un pari réussi que d'une tentative de désengorgement désespérée du couvercle hermétiquement fermé de la dictature. Cet engagement citoyen en faveur de l'ouverture démocratique tout azimut a, en effet, fait empreinte et impression sur l'évolution des mentalités. En ce sens, l'immersion sans précédent de la culture revendicative avec de fortes doses d'engagement politique, couronnées de slogans tranchants tels que «dégage!!» a, d'une façon ou d'une autre, dépoussiéré les vieux grimoires des luttes de décolonisation nationale, les masses rechignant à entrer dans l'avenir à reculons, n'attendent ni la bénédiction occidentale ni encore moins leur aide afin de réagir aux vagues du despotisme qui réfrènent leur épanouissement.

 C'est comme si, en quelque sorte, l'histoire les a subitement détrompés. Cet occident-là n'agit au demeurant qu'en fonction de ses intérêts propres, en dehors de l'éthique des chartes des droits de l'homme, le plus souvent en dehors de la légalité internationale ainsi que dans le mépris du principe stipulant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, sinon comment pourrait-on expliquer l'invasion de l'Irak en 2003 sous la fumeuse propagande de possession d'armes de destruction massive et assister aujourd'hui à l'intervention en Libye des forces onusiennes afin de protéger soi-disant les civils et constater en même temps leur mutisme dévergondé devant la répression du régime tyrannique du Damas. La politique de deux poids, deux mesures dans les relations internationales a pesé lourdement sur l'éclosion subite de la conscience citoyenne dans le monde arabe. Dans la foulée, l'on saurait dire que les réactions en chaînes face aux dictatures sont un sursaut de dignité et un appel d'assistance aux peuples en danger de mort politique, sociale, économique et plus que tout autre chose d'inertie civilisationnelle car les condamner à cet état de fait est en lui-même un contresens historique dérisoire et relève plus de sous-interprétation de la capacité de ces masses-là à prendre à bras le corps les défis de leur temps. C'est pourquoi, la volonté de se modeler du dedans en procédant à leur cure sociale et à leur purge politique s'avère plus que primordiale voire nécessaire et inéluctable pour des espaces géographiques longtemps mis sous le boisseau de la régression démocratique.

 De même voit-on ces chocs en retour induits par les satrapes arabes qui ne cessent de remonter à l'assaut d'une quelconque brèche démocratique dans un semblant de virulence paranoïaque effrayant, il semble toutefois que dans cette lutte serrée pour la mainmise des espaces d'expression, les régimes arabes se rabattent sur les télévisions d'État comme moyen idéal de propagande et de rumeurs étatiques mais ne se battent par là que pour un solde pour tout compte de survie, car tout porte à croire que l'ère de l'autoritarisme est révolu. En ce sens, les peuples refusent de donner procuration à d'autres pour vivre et penser à leur place. Ainsi assiste-on tout uniment au refaçonnage des espaces d'influence dans le monde arabo-musulman, la Turquie laïque, digne héritière de l'empire Ottoman se pose en modèle iconoclaste de modernisme que les masses arabes tentent de calquer et le stéréotype iranien, en dépit de ses terribles imperfections et tares diverses subjugue les larges couches sociales. C'est pourquoi, l'inéluctabilité d'apparition de puissances tutélaires au niveau régional semble aller de soi, le décentrage des équilibres de forces dans le monde arabe a fait, en sorte que d'un côté, la Tunisie et l'Égypte soient les pionnières de la symphonie révolutionnaire et d'autre part, la Turquie et l'Iran, des pays stratégiques se situant en dehors de l'espace arabe proprement dit et pouvant, le cas échéant, incarner un prototype spécifique sur lequel se viabilisent des réformes politiques.

L'on pourrait dire, à cet effet, que les masses arabes sont tenues en laisse par le renouveau de leurs sociétés. Leur imaginaire et leur esprit cherchent des voies de salut et des pistes d'envol leur permettant de décoller aussi bien politiquement que socialement.

Ces simplifications, pourrait-on dire, sont simplistes mais il n'en demeure pas moins que le substrat réel et substantiel de ces révoltes est profondément enraciné dans ces aspirations profondes des citoyens arabes à rompre définitivement avec toute idéologie ou arrimage politique quels qu'ils soient puisque les sociétés ne sont peut être jamais davantage au faîte d'elles-mêmes que quand elles aspirent et touchent à ce qui les dépassent; or pour reprendre le mot de Wenenbug dans son ouvrage «la bildung ou l'imagination de la société», le génie et l'imagination sont incarnés particulièrement par cette instance par laquelle l'esprit transgresse et outrepasse ses limites, tout en ne pouvant jamais se représenter l'illimité que dans la figure de sa propre finitud En ce sens, la rue arabe a réussi à arracher les voeux de son imaginaire des griffes des dictatures.