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Je suis d’Oran. J’adore les trains. Et je voyage toujours en train. Et je suis même fervent des tunnels sous les mers pour pouvoir les traverser en train.
Car tous les sifflets des trains invitent aux voyages et aux découvertes. Tous les contrôleurs, à la chemise et casquette bleues, lancent des quais nos trains vers l’aventure, près de nouveaux villages et de beaux paysages. Avec, toujours en cours de rails, la découverte de paysages négligés ou de lieux banalisés. Je dis cela parce qu’à chaque voyage entre Oran et Agha-Alger, le confortable Coradia et ses sympathiques agents d’accueil s’engouffrent dans un long tunnel dit d’Aïn Torki. Un vieux tunnel fait de pierres et de glaise entre Khemis Miliana et Aïn Defla, creusé sous une belle montagne forestière. À sa sortie ou à son entrée, sur son flanc boisé, est construite, sur une petite surélévation de pavés, une toute petite gare pittoresque qui surgit comme un fronton d’une ancienne carte postale. Pour défiler devant vous et disparaître au gré de la vitesse, comme défile un rêve. Mais pour faire votre connaissance, une jolie petite plaque bleue de notre dynamique SNTF, assez rouillée par le temps comme pour s’inclure dans ce vieux décor, indique modestement « Aïn Torki », comme pour vous rappeler timidement son existence. À chaque passage, le convoi ne s’y arrêtant pas, je me préparais, collé à la vitre, pour ne pas rater le défilement de ce paysage vert qui se déroule devant moi en ruban écolo-géographique. Et où se niche cette petite et très ancienne gare à toiture de tuiles rougeâtres rongées par l’âge et enfoncée dans cette belle forêt qui la couve de part et d’autre… Nichée, comme timide de se trouver encore là. Mais petit à petit, et devant son isolement, je me suis demandé si elle ne servait qu’à réguler les trains, la voie étant à sens unique. Car si, à chaque approche, surgissait devant le tunnel un agent SNTF, dans son bel uniforme et son drapeau de signalisation, je n’ai jamais constaté une quelconque présence de voyageurs sur ce petit quai. Donc Aïn Torki : est-ce une gare ou un village ? Ou les deux ? Et j’imaginais, après le bruyant passage du train, le retour du magnifique silence et des bruissements du bois de la forêt qui devaient y régner. Avec ses odeurs et ses chants d’oiseaux. Et à chaque fois, lors de mes multiples passages, je me faisais la promesse de fouler un jour, et à pied, ce magnifique endroit de mon pays, qui m’enchantait pour la sérénité et la vieillesse paisible qui semblaient s’en dégager… Mais la réalité devait me rattraper. C’était écrit parce que j’ai aimé cet endroit. Et il me devait son histoire. Mais je ne savais pas que ce tout petit territoire était lui-même l’Histoire. Celle de mon pays. Parce qu’un jour, et par pur hasard, en flânant dans une librairie d’une de nos villes, je tombe sur un livre avec, sur sa couverture, inscrit : « Margueritte, Aïn Torki ». Je me suis dit : Aïn Torki ?? Est-ce la «mienne» ? «Ma» gare ? Comme si j’avais des droits sur le site. Mais Margueritte ? Immense curiosité. Je consulte fébrilement la page et constate avec surprise… Eh bien oui : ce livre d’histoire parle de ma Aïn Torki, et ma gare Aïn Torki portait donc le nom d’un village avoisinant, et que ce village a une histoire. Et qu’il s’appelait, du temps de la colonisation, Margueritte. Une page d’histoire reprise dans ce livre intitulé Les insurgés de l’an 1 de Christian Phéline. Une histoire tragique mais héroïque, ayant eu lieu en 1901. Une histoire encore méconnue peut-être, mais à inscrire, en ce mois de novembre sacré pour nous, dans la lignée des épopées de la résistance de notre peuple à la tragédie coloniale. Et que je me devais, à la mémoire de ces chouhada tombés ce jour en s’insurgeant contre les colons envahisseurs en rappeler le souvenir. Oui, à Aïn Torki, auparavant Margueritte, il s’est passé des événements très graves en une seule journée de 1901. Une journée qui a fait trembler jusqu’au Président du Conseil français (Président de la République de l’époque - 4e République). Oui, nous devons savoir qu’à Aïn Torki, ex-Margueritte, un Oradour-sur-Glane fait de tueries, de viols et de spoliations a eu lieu, mené par des petits Blancs en représailles contre des « indigènes qui se sont révoltés ». Des punitions collectives. Des dizaines d’assassinats, de viols, de destructions de gourbis, de récoltes eurent lieu mais furent étouffés et classés dans un banal dossier de droit commun dit « l’affaire Yacoub » par les administrateurs coloniaux, sur recommandation des grands colons expatriés d’Europe, qui craignaient la propagation de cette révolte. Oui, un jour, un cri de douleur et de révolte des martyrs Yacoub et ses compagnons ébranla la quiétude coloniale en entretenant ce feu de la révolte qui ne s’est jamais éteint depuis 1830. Ils ont bravé seuls et sans armes tout ce qui représentait cette oppression : caïds, gardes champêtres, colons spoliateurs, administrateurs... Oui, Aïn Torki a été un cauchemar pour eux en tant que Margueritte. Car Margueritte, c’était ce village colonial qui a rassemblé des expatriés composés de Français, mais aussi de beaucoup d’Espagnols et d’Italiens fuyant la misère et rameutés par la France, en colonies de peuplement des terres d’autrui. Ce bourg fut un véritable laboratoire de pratiques racistes pionnières qui seront le nid de l’institutionnalisation du sinistre et ignoble statut des indigènes. Cette tyrannie avait à sa tête un petit nazillon, un petit Borgeaud de village, j’ai cité le sinistre Jenoudet. Ce tonnerre dans un ciel qu’ils crurent définitivement bleu par leur prétendue pacification, en plus de la hiérarchie ébranlée jusqu’à Paris, terrorisa le gouverneur qui dépêcha la garde mobile et les tirailleurs pour aller prêter main-forte aux petits Blancs et éteindre ce départ de feu révolutionnaire, par tous les moyens inhumains. Mais ce n’était que partie remise : ce feu ne s’est jamais éteint. Entretenu par des milliers de départs, il a fini par embraser toute l’Algérie un 1er novembre 1954 et emporter dans ses flammes à la fois une 4e République et un ordre colonial implanté dans une terre qui n’était pas la sienne. Car durant 132 années, aucune parcelle de notre terre n’a été épargnée par le versement du sang de nos millions de martyrs. Partout sur notre vaste territoire s’est élevé le chant des moudjahidine bravant la mort pour notre liberté. Min djibalina... Dormez en paix, chers martyrs, dormez dans votre terre devenue Aïn Torki et purifiée par votre sang en ce jour de 1901. Dormez, chers Yacoub et compagnons, nous ne vous oublierons jamais. Et à chaque passage dorénavant à Aïn Torki, je penserai affectueusement à vous comme certainement des millions d’Algériens dorénavant, car si aujourd’hui nous sommes libres dans notre pays, c’est grâce à votre courage et à votre sacrifice dans cette parcelle de terre libre qu’est devenue Aïn Torki dans notre grand et beau pays. Cette émouvante histoire, je la confie aux historiens pour le témoignage et à nos réalisateurs pour le rappel. Et je demande à tous ceux qui passent dorénavant du côté de Aïn Torki d’avoir une pieuse pensée pour ces valeureux Algériens qui se sont élevés malgré leurs faibles moyens contre l’injustice dans une lutte désespérée pour la liberté un 23 avril de l’an 1901. |
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