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La manœuvre du vide

par Mustapha Aggoun

On voudrait, depuis certains bureaux de Paris, ranimer les ombres du passé, ressusciter les symboles fanés d'une époque révolue : celle où la France croyait encore pouvoir dicter aux peuples affranchis leur place et leur destin.

On évoque l'accord de 1968, on le brandit comme un vestige encombrant, un reste colonial à abolir, alors qu'en réalité, il n'est plus qu'un fantôme administratif, vidé de sa substance, effrité par les décennies et les réformes. Cet accord, autrefois symbole d'une relation particulière entre deux nations liées par le sang, la douleur et l'histoire, ne confère plus aucun privilège, aucune exception, aucun avantage tangible. Les portes qui s'ouvraient jadis se sont refermées depuis longtemps. Les Algériens, aujourd'hui, franchissent les mêmes barrières, subissent les mêmes lenteurs, remplissent les mêmes formulaires que tout étranger en quête de travail et parfois avec plus de peines et d'entraves , d'études ou de retrouvailles familiales.

Le temps des facilités est passé. Le regroupement familial est encadré, les conditions de revenus et de logement identiques à celles imposées à tous. Les refus de visas tombent comme la pluie d'hiver sur les rêves suspendus : des milliers d'Algériens voient leurs demandes rejetées, souvent sans raison claire, par une bureaucratie devenue froide et distante. En 2021, on a même réduit de moitié le nombre de visas accordés à l'Algérie geste de mépris politique, travesti en mesure technique. Et pourtant, dans cette relation désormais déséquilibrée, l'Algérie ne ploie pas. Elle ne quémande plus.

L'Algérie d'aujourd'hui n'est plus celle qu'on pouvait acheter par l'aide, ni séduire par les promesses. Elle s'est relevée, patiemment, dans la douleur et le travail. Elle a bâti ses propres alliances, tissé ses propres routes, choisi ses propres batailles. Elle parle à l'Afrique non comme à une périphérie, mais comme à une sœur de lutte. Avec l'Afrique du Sud, elle trace une voie singulière : celle de la souveraineté partagée, de la solidarité réelle, de la dignité politique. Ce tandem, né du feu de l'histoire et du refus de l'asservissement, incarne une autre Afrique, une Afrique debout, qui pense par elle-même et parle au monde sans traducteur occidental. L'Algérie et l'Afrique du Sud ne cherchent pas à plaire, elles cherchent à être justes. Ensemble, elles rappellent que la politique africaine ne se négocie plus dans les salons de Bruxelles ou de Washington, mais dans les consciences libres du continent.

Face à la politique occidentale, souvent condescendante, souvent intéressée, l'Algérie oppose la constance de sa mémoire et la pureté de son refus. Elle ne croit pas aux alliances dictées par la peur ni aux pactes imposés par la dette. Elle croit en l'indépendance, en la fraternité des peuples, en la vérité du Sud. Et c'est peut-être cela que certains, en France, ne supportent pas: que l'Algérie ait cessé d'être un reflet pour devenir une lumière. Alors, ils convoquent des accords d'un autre âge, comme pour exorciser la gêne d'une domination perdue. Ils parlent de « rupture » quand l'Histoire, elle, a déjà tranché : la rupture a eu lieu le jour où l'Algérie a dit non à l'oubli. Non à la soumission.

Non à la nostalgie du pouvoir. Aujourd'hui, c'est l'Algérie qui tend la main à d'autres nations , non pas avec arrogance, mais avec cette conscience du devoir que seule la douleur ancienne enseigne. Elle soutient, elle partage, elle construit. Ses ressources énergétiques ne sont pas des armes, mais des leviers pour l'autonomie du continent. Ses positions diplomatiques ne sont pas dictées par la peur, mais par la fidélité à des principes : la souveraineté, la justice, la non-ingérence.

Dans les forums, dans les conférences, dans les coulisses du monde, sa voix résonne grave, calme, inflexible. Elle ne supplie pas, elle rappelle. Elle dit : Nous avons payé notre liberté au prix du sang, et nous ne la louerons jamais. L'accord de 1968, qu'on prétend aujourd'hui dissoudre, n'est plus qu'un symbole vidé de sens ; mais le débat qu'il suscite révèle une chose plus profonde : la difficulté persistante de la France à accepter la pleine indépendance de l'Algérie, non pas juridique, mais morale et psychologique. C'est cette Algérie souveraine, fière, fidèle à l'Afrique et à elle-même, qui dérange. Car elle ne rentre plus dans les schémas, ni dans les tutelles, ni dans les récits de dépendance. Elle marche avec l'Afrique du Sud comme deux âmes sœurs, sorties des ténèbres du colonialisme pour inventer un jour nouveau. Une Afrique qui n'attend plus de leçons. Une Afrique qui s'écoute, qui s'élève, qui se parle en égale. Alors que d'autres jouent encore des illusions diplomatiques, l'Algérie, elle, construit la vérité. Elle le fait sans tapage, avec la lenteur des bâtisseurs et la foi des peuples qui n'ont plus rien à prouver. Ce débat n'a rien de juridique ni d'économique il est purement politique, éminemment symbolique. La droite et l'extrême droite françaises, en réclamant l'abrogation de l'accord de 1968, ne poursuivent aucun but concret, car elles savent pertinemment que cet accord, vidé de tout contenu, n'accorde plus le moindre privilège. Leur démarche n'est donc qu'un geste de façade, une tentative dérisoire pour sauver la face et flatter un électorat nostalgique.

Elles feignent d'abolir un avantage qui n'existe plus, alors qu'en réalité, elles cherchent à rompre symboliquement avec une histoire qu'elles n'ont jamais digérée celle d'une Algérie libre, souveraine, et debout. Abdelmadjid Tebboune, président de la République, avait anticipé le débat avec lucidité, rappelant avant même que l'Assemblée française ne s'en empare et se prononce que « l'accord de 1968 n'est plus qu'une coquille vide ».