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Le retour des empires et des tsars: L'Afrique et les États arabes à l'épreuve des recompositions planétaires

par Oukaci Lounis*

«Lorsque les empires reviennent, ce ne sont pas seulement les cartes qui changent, mais les consciences qui vacillent. L'Afrique et les États arabes n'ont plus le luxe de l'attente : ils doivent penser le monde ou être pensés par lui».

Introduction générale : vers une recomposition géopolitique du monde

Après plusieurs décennies de mondialisation libérale, de diplomatie multilatérale et de promesses démocratiques, il apparaît que le monde tend à se réorienter vers des logiques impériales. La dynamique contemporaine, mise en lumière par la Chine sous l'égide de Xi Jinping, ainsi que par les États-Unis, la Turquie, Israël et les grandes entreprises du secteur numérique, atteste de l'émergence de nouveaux empires – certains étant clairement définis, tandis que d'autres demeurent plus subtils – dans un cadre de compétition mondiale pour le contrôle des territoires, des ressources, des mentalités et des récits. Ce renouveau des empires... Ce retour des empires se manifeste par une réhabilitation de la force, des récits historiques sacralisés, des formes d'autoritarisme centralisé, mais aussi par une lutte féroce pour l'hégémonie technologique, culturelle et géoéconomique. Le monde arabe et le continent africain, souvent réduits à des terrains de manœuvre ou à des périphéries passives, sont pourtant au cœur des enjeux du XXIe siècle. Leur positionnement déterminera non seulement leur survie, mais aussi l'équilibre du futur monde multipolaire. Ce texte se propose d'analyser la recomposition impériale du monde, ses acteurs principaux et les défis qu'elle pose aux Arabes et aux Africains : rester des proies ou redevenir des pôles souverains.

I. Le retour des empires : entre revanche historique et ambition géopolitique

Depuis la fin de la guerre froide, l'ordre mondial unipolaire dominé par les États-Unis semblait s'imposer comme horizon universel. Le libéralisme économique, la démocratie représentative et la mondialisation culturelle étaient perçus comme les piliers d'un monde stable (Fukuyama, The End of History, 1992). Pourtant, trois décennies plus tard, cet ordre s'effondre sous l'effet conjugué des guerres asymétriques, de la crise du multilatéralisme et du retour des ambitions impériales. L'ONU, censée incarner la régulation du droit international, est paralysée par les vétos croisés des puissances. L'OTAN s'est muée en acteur offensif plus qu'en alliance défensive. Le « multilatéralisme à géométrie variable» est désormais perçu comme un instrument de domination plutôt que de paix (Chomsky, 2016).

Face à ce vide stratégique, de grandes puissances réhabilitent des récits impériaux profondément ancrés dans leur mémoire collective. La Russie de Vladimir Poutine invoque l'héritage des tsars et de l'orthodoxie pour justifier sa doctrine eurasiatique (Douguine, La Quatrième Théorie politique, 2012). La Chine de Xi Jinping, à travers l'initiative des Nouvelles Routes de la Soie, se pose en héritière du « Tianxia», l'ordre impérial confucéen centré sur l'empire du Milieu (Callahan, 2012). La Turquie d'Erdoðan mobilise la nostalgie ottomane dans un projet néo-califal, tout en affirmant une hégémonie régionale sur le monde turcique et musulman sunnite (Yavuz, 2020). Israël, en s'appuyant sur les récits bibliques, promeut un projet messianique de «Grand Israël» soutenu par un sionisme religieux expansionniste (Sand, Comment le peuple juif fut inventé, 2008). Même l'Inde de Modi convoque la grandeur hindoue impériale dans une vision nationaliste hindutva (Anderson, 2016). Enfin, les États-Unis eux-mêmes n'échappent pas à la logique impériale, s'appuyant sur leur « exceptionnalisme» pour justifier leur présence militaire et numérique planétaire (Kagan, 2012).

Ce retour des empires s'accompagne d'un triple processus : réarmement idéologique, militarisation accélérée et souveraineté numérique. Chaque puissance forge son propre récit de légitimation, investit dans des forces militaires de projection et cherche à contrôler l'information, les données et l'intelligence artificielle. En 2024, les dépenses militaires mondiales ont franchi les 2.400 milliards de dollars (SIPRI, 2024), la plus forte depuis la Guerre froide. L'espace numérique devient un champ de bataille invisible : cyberguerres, manipulation des opinions, algorithmes géopolitiques et surveillance de masse redessinent les frontières de la souveraineté réelle (Morozov, 2011 ; Harari, 2018). Dans ce nouveau contexte, l'empire ne se limite plus à la conquête territoriale : il inclut le contrôle cognitif, le monopole technologique et la domination culturelle.

Le monde assiste ainsi à un basculement : non pas vers le chaos, mais vers une recomposition impériale du système international, où l'histoire, la religion, le mythe et la force reprennent le dessus sur le droit, les traités et la diplomatie.

II. Les grandes puissances impériales contemporaines

A. La Russie de Poutine : le tsarisme moderne

Depuis deux décennies, Vladimir Poutine reconstruit une Russie postsoviétique selon un paradigme néo-tsariste où se mêlent eurasisme, orthodoxie et revanche historique. Le philosophe Alexandre Douguine inspire ce projet en appelant à un retour de l'Empire eurasien contre l'hégémonie occidentale (Douguine, 2012). L'orthodoxie religieuse devient un pilier idéologique de l'État russe, et la guerre en Ukraine, amorcée en 2014 puis intensifiée en 2022, est justifiée comme une restauration de l'espace slave et une résistance à l'expansion de l'OTAN. Poutine instrumentalise la mémoire soviétique et tsariste (victoire de 1945, Romanov, Novorossiya) pour légitimer un projet impérial mêlant patriotisme, ressentiment et souveraineté. La propagande d'État, les musées de guerre, les discours messianiques et le contrôle des médias façonnent une culture de reconquête géopolitique (Riabov & Trufanov, 2018).

B. La Chine de Xi Jinping : l'empire du Milieu reconstitué

Xi Jinping incarne une Chine néo-impériale, fondée sur un confucianisme d'État modernisé, la centralité du Parti et une ambition géopolitique planétaire. Les « Nouvelles Routes de la Soie» (Belt and Road Initiative) symbolisent une conquête douce, mais structurée de territoires stratégiques (ports, mines, infrastructures) dans plus de 60 pays (Rolland, 2017). En parallèle, la Chine développe une souveraineté numérique autoritaire (social credit system, surveillance massive) et une puissance militaire croissante, notamment navale, contestant l'hégémonie américaine dans l'Indo-Pacifique. L'espace aérien taïwanais, la mer de Chine méridionale et l'Himalaya deviennent des théâtres d'un encerclement stratégique chinois (Shambaugh, 2021).

C. Les États-Unis : l'empire du droit, du dollar et des bases

Les États-Unis sont un empire sans colonies, mais avec une présence globale : plus de 750 bases militaires dans 80 pays, domination du système monétaire international (dollar), et contrôle des technologies via les GAFAM (Chalmers Johnson, 2004). Leur pouvoir repose sur une combinaison de soft power, de sanctions extraterritoriales (contre l'Iran, Cuba, Russie...), et d'une influence normative via le droit international libéral. Toutefois, cet empire est en crise : polarisation interne, inégalités sociales croissantes, déclin de la crédibilité morale (Guantánamo, Irak, Trumpisme). Le modèle démocratique américain est contesté à l'intérieur comme à l'extérieur (Zakaria, 2019), bien que Washington conserve une capacité impériale inégalée.

D. La Turquie d'Erdoðan : le néo-ottomanisme en action

Erdoðan développe une stratégie néo-ottomane visant à faire de la Turquie la puissance pivot du monde musulman et turcique. Son influence s'étend des Balkans à l'Afrique du Nord, en passant par le Caucase et la Libye. Ce projet repose sur un islam politique nationaliste, soutenu par des réseaux religieux, culturels et médiatiques (TIKA, Diyanet, TRT World). La Turquie excelle dans les guerres hybrides : drones Bayraktar en Ukraine, mercenaires en Libye, ingérences diplomatiques en Syrie, et usage stratégique des diasporas (Bacik, 2020). Erdoðan réactive l'imaginaire ottoman pour légitimer son leadership régional et concurrencer l'Arabie saoudite et l'Iran.

E. Israël : micro-empire technologique et sécuritaire

Israël se positionne comme un micro-empire technologique et militaire, maîtrisant l'IA, la cybersécurité et l'armement de précision. Le contrôle des territoires palestiniens, l'annexion du Golan et la normalisation avec des États arabes s'inscrivent dans une vision stratégique inspirée du « Grand Israël» biblique (Sand, 2008). Par ailleurs, Israël est l'un des plus grands exportateurs mondiaux de technologies de surveillance (Pegasus, NSO Group), utilisées dans des régimes autoritaires comme dans des démocraties (Feldstein, 2020). Allié stratégique des États-Unis, de l'Inde et de certains États du Golfe, Israël agit comme un nœud techno sécuritaire mondial, consolidant une position impériale par l'innovation, le renseignement et le lobbying international.

III. L'Europe : entre vassalisation et perte de puissance

L'Union européenne, autrefois perçue comme un projet de paix et de prospérité post-impérial, apparaît aujourd'hui comme un acteur géopolitique affaibli, tiraillé entre vassalisation stratégique vis-à-vis des États-Unis, fragmentation interne, et incapacité à imposer une vision globale autonome. Depuis la guerre en Ukraine, l'Europe a renforcé sa dépendance militaire envers l'OTAN, dominée par Washington, et énergétique envers des acteurs extérieurs, malgré les ambitions affichées de transition verte (Sébastien, 2023). L'achat massif d'armement américain (F-35, missiles Patriot), le rôle central de la base de Ramstein, et l'absence d'autonomie de décision dans les dossiers stratégiques majeurs (Iran, Chine, Palestine) confirment son statut de puissance subordonnée (Luciani, 2022).

Sur le plan politique, l'Union souffre d'une désunion structurelle : Brexit, montée des populismes, divergences Est-Ouest sur la Russie, Nord-Sud sur l'économie et incapacité à produire une diplomatie commune forte. Les initiatives portées par la France (discours de la Sorbonne, concept d'« autonomie stratégique» de Macron) ou l'Allemagne (remilitarisation annoncée par Scholz en 2022) restent fragmentaires et sans projection impériale claire (Telo, 2021). L'Europe reste un nain stratégique malgré sa puissance économique.

Dans le voisinage sud, l'Europe a progressivement perdu ses leviers d'influence en Méditerranée et en Afrique, territoires historiquement liés à ses anciens empires coloniaux. Son désengagement sécuritaire (Mali, Libye, Centrafrique), sa frilosité migratoire, et son approche technocratique du développement ont ouvert la voie à d'autres puissances : Russie (Wagner), Chine (BRI), Turquie (TIKA), États-Unis (AFRICOM) et pays du Golfe (Ramani, 2022). La France, en particulier, a vu son autorité contestée dans plusieurs pays du Sahel, où le rejet du néocolonialisme français prend des formes politiques et populaires inédites. Ainsi, dans le nouvel âge impérial qui se dessine, l'Europe n'apparaît pas comme un empire renaissant, mais plutôt comme un espace de projection pour les autres – un « terrain de jeu» plutôt qu'un acteur. Faute de rupture stratégique, elle risque de devenir un périphérique du pouvoir global, sans boussole ni colonne vertébrale.

IV. L'Afrique : proie géopolitique ou pôle stratégique émergent ?

Au cœur du basculement mondial en cours, l'Afrique s'affirme à la fois comme espace de convoitises impériales et comme potentiel centre de gravité géostratégique. Continent jeune, riche en ressources naturelles, doté d'un fort dynamisme démographique, l'Afrique se trouve aujourd'hui face à un choix crucial : devenir une proie durable du néo-impérialisme global, ou assumer son destin comme acteur souverain et stratégique du XXIe siècle.

1. Jeunesse, ressources et dépendances structurelles

Avec plus de 1,4 milliard d'habitants et une moyenne d'âge inférieure à 20 ans dans de nombreux pays, l'Afrique est un réservoir humain unique. Elle détient 30% des ressources minières mondiales (lithium, cobalt, uranium, or), 60% des terres arables non exploitées, et des potentiels énergétiques considérables (solaire, hydroélectricité, gaz). Pourtant, elle reste dépendante des circuits financiers, alimentaires, éducatifs et technologiques extérieurs, hérités de la colonisation et reproduits par la mondialisation (Nkrumah, 2020 ; Mazrui, 2014).

2. Le retour des

puissances impériales sur le continent

Le continent est aujourd'hui un échiquier géopolitique actif, occupé par des logiques impériales hybrides :

- Chine : à travers les Nouvelles Routes de la Soie, elle investit massivement dans les infrastructures, les ports, les voies ferrées et les télécommunications (Huawei, ZTE), tout en aliénant des États par la dette et la dépendance technologique.

- Russie : via les mercenaires du groupe Wagner, elle étend son influence sécuritaire dans le Sahel, la Centrafrique et le Soudan, en échange de ressources minières stratégiques.

- États-Unis : déploient des bases militaires (AFRICOM) et des alliances sécuritaires (G5 Sahel), combinées à un soft power technologique et universitaire (USAID, Fulbright, GAFAM).

- Turquie : mobilise son islamo-nationalisme, ses séries télévisées, ses écoles, ses ONG et ses réseaux diasporiques pour renforcer son ancrage identitaire, notamment en Afrique de l'Est et au Sahel.

- Israël : vend des technologies de surveillance, d'armement, d'irrigation et de cybersécurité, tout en tissant des alliances tactiques avec plusieurs régimes africains.

- France : bien qu'en recul, elle tente de maintenir sa sphère d'influence par les bases militaires, les accords monétaires (franc CFA), les médias (RFI, France 24) et la francophonie diplomatique (Lugan, 2021).

3. Un néo-colonialisme technologique,

militaire et culturel

Ces présences se fondent dans une logique post-impériale déguisée, où l'Afrique reste une source de matières premières, de marchés captifs et de laboratoires de contrôle numérique et sécuritaire. Les nouvelles formes de dépendance — par la dette (Chine), par l'intelligence artificielle (GAFAM), par les accords militaires asymétriques (France, USA), ou par les récits religieux et identitaires (Turquie, Golfe, Églises évangéliques) — posent les jalons d'un néocolonialisme liquide et multidimensionnel (Mbembe, 2022).

4. Vers un panafricanisme stratégique et décolonisé ?

Face à cette emprise, une dynamique de reconstruction panafricaine émerge : projets de monnaie africaine, appels à une souveraineté numérique, développement de réseaux universitaires endogènes, et retour des concepts d'intégration régionale (CEDEAO, UA, SADC). Le rejet croissant des présences militaires étrangères (France au Mali et au Niger, par exemple) montre un réveil de la conscience souverainiste. Le combat pour une école africaine décolonisée, une IA contextualisée, et une transition écologique endogène constitue le nouveau front panafricain du XXIe siècle.

5. Le rôle pivot de l'Algérie dans la recomposition du continent

L'Algérie, par sa position géographique, sa mémoire révolutionnaire et ses capacités énergétiques, se trouve au cœur de la reconfiguration africaine. Membre actif de l'UA, partenaire du Sahel, acteur énergétique au Maghreb, elle peut — si elle consolide ses choix stratégiques — devenir un pilier du panafricanisme souverain et solidaire. Son expérience anti-impérialiste, son refus des bases étrangères, et son potentiel en matière d'intelligence artificielle, de formation et d'agriculture durable, en font un acteur charnière entre Afrique du Nord, Méditerranée et Afrique subsaharienne (Cherif, 2023).

V. Le monde arabe : fragmentation stratégique, instrumentalisation idéologique et potentialités trahies

L'espace arabe, longtemps berceau de grandes civilisations et carrefour d'empires, se présente aujourd'hui comme un ensemble éclaté, traversé par des dynamiques contradictoires, des rivalités internes, et des influences extérieures qui minent toute tentative d'unité. Incapable d'ériger un projet géopolitique commun dans le contexte mouvant du nouvel ordre impérial du XXIe siècle, il apparaît comme un territoire sous tutelle, à la fois fragmenté par des logiques nationales étroites et instrumentalisé par des puissances régionales et globales. Cette fragmentation n'est pas uniquement d'ordre politique ; elle est aussi cognitive, culturelle et symbolique. Le vide stratégique laissé par l'absence de vision commune a été rapidement comblé par des discours religieux radicaux, porteurs d'une lecture rétrograde et agressive de l'islam, qui captivent notamment la jeunesse. Ces discours exploitent les frustrations sociales, la marginalisation économique et l'humiliation identitaire pour proposer une appartenance fictive, fondée sur l'exclusion, le ressentiment et l'obsession de la pureté religieuse. Ils détournent l'attention des véritables défis (éducation, innovation, gouvernance, justice sociale) vers des débats stériles, notamment autour de la place des femmes, érigée en obsession idéologique, dissimulant ainsi l'incapacité structurelle à penser l'avenir.

Par ailleurs, la rivalité confessionnelle entre l'Iran chiite et les pôles sunnites, notamment dans la péninsule arabique, alimente une guerre d'influence permanente qui affaiblit davantage toute tentative de convergence stratégique. L'Iran, en instrumentalisant les fractures confessionnelles et en projetant sa puissance à travers des milices transnationales (Hezbollah, Hachd al-Chaabi, Houthis…), est devenue un acteur incontournable, mais aussi un facteur de polarisation, réactivant des tensions séculaires qui servent indirectement les intérêts des puissances étrangères, notamment les États-Unis, la Russie ou Israël. Ainsi, le monde arabe vit une forme de trahison de ses propres potentialités : celles d'une renaissance intellectuelle, d'une autonomie géopolitique et d'un projet civilisationnel alternatif. Cette trahison n'est pas uniquement le fruit de pressions extérieures, mais résulte aussi d'un défaut de leadership visionnaire, de régimes autoritaires plus préoccupés par leur survie que par le destin collectif, et d'une société civile encore fragilisée. Réenchanter l'espace arabe passe donc par une révolution intellectuelle, une réappropriation de la souveraineté culturelle et une réinvention du politique à l'échelle régionale.

Le monde du XXIe siècle ne sera ni libéral, ni multilatéral, ni post-historique. Il sera impérial, technologique, fragmenté et structuré par des zones d'influence. Le retour des empires n'est pas un fantasme nostalgique : c'est la réalité stratégique du temps présent. Dans ce monde, les Arabes et les Africains risquent de devenir les grandes victimes silencieuses d'un nouvel ordre brutal s'ils restent désunis, économiquement dépendants, technologiquement vulnérables et culturellement colonisés. Mais l'histoire n'est pas écrite à l'avance. L'éveil géopolitique, la renaissance intellectuelle, l'unité stratégique et l'investissement dans les jeunesses peuvent faire émerger un autre futur. Un monde multipolaire, plus équitable, plus humain – à condition que les Arabes et les Africains cessent d'attendre leur libération de l'extérieur et assument leur rôle historique avec lucidité, courage et intelligence.

VI. L'Algérie, acteur charnière de la recomposition africaine : entre responsabilités historiques et menaces internes

L'Algérie occupe, à l'échelle continentale, une position stratégique singulière. À la croisée de l'Afrique du Nord, du Sahel et de la Méditerranée, elle conjugue une profondeur géographique, une puissance symbolique héritée de sa guerre de libération, et des ressources énergétiques majeures qui la placent en pivot de la nouvelle architecture géopolitique africaine. Dans un monde en mutation, où les logiques impériales se redéploient sous des formes hybrides – militaires, économiques, numériques – l'Algérie a les moyens d'incarner une alternative panafricaine fondée sur la souveraineté, la solidarité et la durabilité. Son engagement historique contre le colonialisme, son refus constant d'accueillir des bases militaires étrangères sur son sol, et sa diplomatie équilibrée renforcent sa crédibilité sur la scène africaine et internationale. L'Algérie peut, si elle stabilise ses institutions et clarifie ses priorités stratégiques, devenir un pôle de référence pour un développement africain autonome, en phase avec les impératifs de sécurité, d'intelligence artificielle, de souveraineté alimentaire et de transition énergétique.

Cependant, cette ambition légitime se heurte à des vulnérabilités internes, dont la plus pernicieuse est l'emprise latente – voire rampante – de l'islam politique à visée destructrice. Bien que marginalisé sur le plan institutionnel, ce courant idéologique continue d'infuser certains segments de la société, notamment les jeunes, en cultivant une vision du monde figée, antagoniste et foncièrement antimoderne. L'islam politique, lorsqu'il s'immisce dans les espaces de formation, de culture ou d'économie, altère la capacité nationale à produire de la pensée critique, à innover, à dialoguer avec le monde et à construire un projet national fondé sur la science, le progrès et la cohésion sociale.

La paralysie que génère cette idéologie rétrograde ne réside pas seulement dans ses discours, mais surtout dans son inhibition cognitive : elle crée une société du soupçon, de la surveillance mutuelle et de l'anti-intellectualisme, qui empêche toute mobilisation collective tournée vers l'avenir. Or, sans maîtrise des savoirs, sans libération des potentialités de sa jeunesse, sans confiance dans la science et la raison, aucune puissance émergente n'est possible. L'Algérie, pour jouer pleinement son rôle continental, doit donc affirmer une doctrine claire : celle d'un État civil, républicain et moderniste, qui assume son héritage spirituel sans céder aux injonctions des courants fondamentalistes. Cela implique une réforme pédagogique profonde, une revalorisation du débat scientifique et une politique culturelle offensive. Car le véritable combat de l'Algérie ne se joue pas seulement sur ses frontières ou dans les couloirs diplomatiques : il se joue dans les esprits, dans les universités, dans les imaginaires. À ce prix seulement, l'Algérie pourra prétendre incarner une puissance d'équilibre, de médiation et d'influence dans l'Afrique du XXIe siècle — une Afrique en quête de sens, de justice et d'émancipation.

Conclusion : un monde impérial en gestation, une souveraineté à repenser

Le XXIe siècle, que d'aucuns annonçaient comme celui de la gouvernance globale, du multilatéralisme pacifique et de la coopération mondiale, semble se refermer dans les plis anciens de l'histoire impériale. Après la parenthèse trompeuse de la mondialisation unipolaire menée par les États-Unis, le monde assiste au retour de logiques de puissance enracinées dans des récits impériaux, religieux, identitaires et technologiques. Les empires d'hier se reconfigurent : la Russie ressuscite le tsarisme sous une forme eurasiste et militaire ; la Chine invoque Confucius et les Han pour bâtir un empire numérique et commercial ; la Turquie renoue avec l'ottomanisme pour étendre son influence ; Israël fusionne biblique et cybernétique pour projeter sa puissance ; les États-Unis, bien que fragilisés, maintiennent leur emprise par le droit, le dollar et les réseaux. L'Europe, quant à elle, vacille entre perte d'autonomie stratégique et vassalisation silencieuse. L'ordre westphalien décline, les empires reviennent sans s'excuser.

Dans ce monde fracturé, le monde arabe et l'Afrique apparaissent en tension : à la fois proies d'un néo-impérialisme mondialisé, et espaces porteurs de refondations géostratégiques. Le monde arabe, miné par ses divisions internes et ses dépendances, cherche encore une cohérence civilisationnelle perdue. L'Afrique, malgré ses fragilités, révèle des dynamiques de souveraineté naissante : éducative, monétaire, énergétique, numérique. L'Algérie, de par son histoire, son positionnement et son capital symbolique, peut jouer un rôle déterminant dans cette réorientation continentale. Ce retour des empires n'est pas qu'un phénomène géopolitique : il est aussi culturel, technologique et spirituel. Il appelle à une nouvelle lucidité stratégique pour les nations du Sud : se libérer des formes contemporaines de domination – dette, IA, dépendance militaire, soft power toxique – et construire des pôles civilisationnels autonomes, capables d'agir avec fierté et responsabilité dans l'histoire. L'alternative est claire : soit redevenir sujets de l'Histoire, en assumant un projet souverain, enraciné et ouvert, soit resté objets périphériques des empires renaissants. L'heure n'est plus aux illusions. C'est le temps des réarmements intellectuels, stratégiques et culturels.

*Professeur. Université Constantine 2

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