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L'intelligence artificielle a soif de notre eau
par Friederike Rohde 1 Et Paz Peña 2 BERLIN/SANTIAGO
L'IA est souvent présentée comme le signe avant-coureur d'un avenir prospère
et plus efficient. Or, les machines qui sous-tendent cette révolution dépendent
d'une ressource beaucoup plus ancienne et bien plus disputée que les
données ou l'électricité : l'eau.
Comme le démontre clairement le récent Atlas de l'eau publié par la Fondation Heinrich Böll, la croissance rapide de l'IA épuise les réserves locales d'eau dans le monde entier, d'un Chili frappé par la sécheresse jusqu'en Afrique du Sud. Son empreinte physique illustre une nouvelle forme d'extraction coloniale ; ce ne sont plus l'argent ou la soie, mais l'eau de refroidissement qui permet à une économie désormais numérique de fonctionner. Le débat autour de la consommation énergétique de l'IA se concentrant sur l'électricité nécessaire à l'apprentissage et au fonctionnement des grands modèles de langage, nous oublions trop souvent que les centres de données ont besoin d'immenses quantités d'eau pour leur refroidissement, sans parler de l'eau utilisée pour la production d'énergie et la fabrication de matériels. ChatGPT en constitue un parfait exemple. La phase d'entraînement de GPT-3 a nécessité environ 700 000 litres d'eau rien que pour le refroidissement. Une étude de Greenpeace estime que les centres de données consommeront chaque année 664 milliards de litres d'eau d'ici 2030, contre 239 milliards de litres en 2024. Les avantages de l'IA sont concentrés dans les pays du Nord, tandis que ses coûts environnementaux pèsent de plus en plus sur les pays du Sud. En 2023, d'importantes manifestations ont éclaté en Uruguay contre un projet de centre de données de Google, alors que le pays souffrait de sa pire sécheresse depuis 70 ans. Les réservoirs étant à sec, les autorités ont commencé à pomper l'eau saumâtre de l'estuaire du Río de la Plata vers les réseaux publics, et ont accordé à Google des permis lui permettant de puiser dans les réserves d'eau douce restantes, alors même que les familles de la classe ouvrière faisaient bouillir l'eau salée du robinet pour la boire. Des tensions similaires s'observent au Chili, l'un des pays d'Amérique latine les plus exposés à la sécheresse. À Santiago, dans le quartier de Cerrillos, un projet de centre de données de Google pourrait consommer 7,6 millions de litres d'eau par jour, soit à peu près l'équivalent de la consommation annuelle de toute la communauté. En réaction, les militants du groupe local MOSACAT ont lancé une campagne juridique et politique qui a imposé une reconception du système de refroidissement et une nouvelle évaluation environnementale. Ces luttes communautaires mettent en lumière une tendance bien connue, qui consiste pour les grandes entreprises et les gouvernements à présenter les centres de données comme des moteurs de modernisation, tout en minimisant leurs coûts environnementaux. Dans la région mexicaine du Querétaro, où les communautés rurales et indigènes sont déjà confrontées à une grave pénurie d'eau, les problèmes s'étendent bien au-delà de l'épuisement de cette ressource : les émissions issues du diesel des générateurs de secours provoquent une pollution atmosphérique et sonore, les déchets électroniques importés des pays du Nord s'accumulent, pendant que la demande croissante de terrains, de logements et d'électricité fait grimper les coûts, et met à rude épreuve les infrastructures locales. Les réglementations ne contribuent guère à ralentir cette expansion ou à améliorer les normes environnementales. Si le règlement européen de 2024 sur l'IA impose la transparence concernant la demande énergétique et la puissance de calcul, il ne mentionne nulle part la question de l'utilisation de l'eau. La directive sur l'efficacité énergétique, qui impose aux centres de données de rendre compte de leur consommation d'eau, s'applique uniquement aux installations de données situées dans l'UE. Par ailleurs, la communication d'informations ne signifie pas la réforme : l'efficacité limitée par la technologie et par le paradoxe de Jevons (qui s'observe lorsqu'une plus grande efficacité stimule la demande relative à une ressource) détourne trop souvent l'attention de la question plus profonde de la suffisance. Dans le même temps, de nombreuses économies en voie de développement rivalisent pour attirer des investissements technologiques, en proposant de généreux allègements fiscaux, ainsi qu'en accélérant l'octroi de permis environnementaux avec un minimum de contrôle. Si les gouvernements ont tendance à présenter cette démarche comme un renforcement de la souveraineté des données, ce sont en fin de compte les géants technologiques qui détiennent le pouvoir. De plus, contrairement à ce qui est officiellement promis, les centres de données créent peu d'emplois, et un certain nombre d'inégalités structurelles continuent d'entraver la croissance des industries locales de l'IA. Les détracteurs de la politique brésilienne en matière de centres de données soulignent par exemple qu'elle place l'accent sur l'attraction des grandes sociétés technologiques, tout en négligeant la question d'une concurrence équitable pour les entreprises nationales. Un autre maillon faible réside dans les évaluations d'impact environnemental, dont plusieurs études démontrent qu'elles sont souvent incomplètes, inexactes ou dissimulées à l'opinion publique. Au Chili, les autorités de réglementation ont approuvé le projet de Google en dépit de problèmes non résolus concernant les droits sur les eaux souterraines. Au Mexique, des militants se sont battus pendant plusieurs mois pour avoir accès aux documents relatifs à l'utilisation de l'eau. En Afrique du Sud et au Brésil, les entreprises négocient bien souvent directement avec les ministères nationaux, contournant ainsi les autorités locales. Tout cela soulève une question essentielle : qui a son mot à dire lorsque la croissance numérique dépend des ressources locales en eau ? Tout comme ses avantages, les risques liés à l'IA sont inégalement répartis. Pour de nombreuses communautés latino-américaines et africaines, l'opposition aux centres de données ne constitue pas un rejet du progrès, mais un effort visant à le redéfinir. En défendant leurs ressources en eau, elles remettent en question le fantasme d'une expansion numérique infinie dans un monde aux richesses naturelles limitées. Le problème n'est pas celui de l'innovation, mais de la répartition. Il existe aujourd'hui des systèmes de refroidissement durables, qui utilisent de l'eau recyclée, de l'eau salée et de l'eau de pluie, de même que les systèmes à air et la récupération de chaleur permettent de réduire la consommation d'eau douce. Seulement voilà, lorsque la ressource en eau est peu coûteuse, non réglementée et invisible dans leurs bilans, les entreprises ne sont guère incitées à adopter ces alternatives. Un autre problème, plus profond, réside dans la nature même de l'IA : ses calculs intensifs nécessitent une consommation d'eau sans cesse plus importante. Si nous entendons surmonter ces défis, il nous faut concilier l'ambition technologique avec les réalités de l'escalade des crises climatique et écologique actuelles. À défaut, la croissance incontrôlée de l'IA risque de transformer les régions soumises au stress hydrique en zones de sacrifice. Cet effort en direction d'un avenir technologique humain et durable n'est pas une tâche que les individus et les communautés peuvent accomplir seuls. Les dirigeants politiques doivent prendre des mesures urgentes pour démocratiser le processus décisionnel, veiller à ce que des comptes soient rendus, et aligner l'innovation technologique sur les limites de la planète. 1- Chercheuse associée au Berlin Ethics Lab de l'Université technique de Berlin. 2- Chercheuse principale chez Mozilla. |
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