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CLÔTURE CE SOIR  DU 78ème FESTIVAL DE CANNES- La Sirat d'un vieux festivalier usé par la fatigue et les regrets

par Cannes : TEWFIK HAKEM

Comment faire le bilan de 11 jours de Festival quand la fatigue l'emporte sur toute autre considération ?

Qui va avoir la Palme d'Or ce soir ? On n'en sait trop rien, mais il reste encore deux films à voir Résurrection du Chinois Bi Gan et The Mastermind de l'Américain Kelly Reichard. Pas la peine donc de s'adonner au rituel des pronostics - ce qui nous évitera au passage d'être exposé aux moqueries perfides habituelles (plus de 30 ans de Cannes au compteur, ok on ne compte plus !).

Peut-on espérer, à la place des pronostics, une synthèse de la manifestation sur le mode «comment la fin du monde est-elle perçue à travers le monde ?». Soit un compte-rendu cannois faussement léger et profondément géopolitique qui résumerait toutes les inquiétudes contemporaines exprimées dans les films et qui analyserait finement les tendances du moment via les rencontres et les polémiques qui ont marqué cette 78ème édition ? C'est très possible, l'envoyé spécial a beau être usé par tant de festivals sans dormir il lui reste encore quelques capacités pour aller droit à l'essentiel, et droit au cœur. C'est sa spécialité après tout : survoler le Festival de film en fêtes pour mieux en tirer la substantifique moelle.

Certes, mais pendant ce temps-là qui va s'occuper de faire ses valises (baluchons plutôt), de préférence en essayant de ne pas mélanger le linge sale avec le linge très sale ? Hein, qui ??

Quelques conseils venus d'en haut : contentes-toi de faire un inventaire des choses vues et entendues, mais sans nous saouler avec tes états d'âme.

C'est un peu vexant de recevoir de telles consignes. Comme s'il n'avait que cela à faire Tewfik Hakem, parler de Tewfik Hakem !

TEWFIK. Ah, comme il est loin le temps où l'envoyé d'Oran était le seul Tewfik du Festival. Jeune, innocent avec un prénom exotique, ça c'était il y a très longtemps. Cette année dès l'ouverture un autre Tewfik lui a volé la vedette. Le comédien Tewfik Jellab, distribué dans le film d'ouverture «Partir un jour en vacances» d'une réalisatrice dont le nom nous échappe déjà - un Tewfik orthographié de la même façon, incroyable !

D'autres Tewfik étaient à Cannes cette année, mais sans le «ew» qui fait toute la différence. L'acteur et producteur franco-algérien Toufik Ayadi était présent pour le film italien en compétition «Fuori» de Mario Martone (Très mauvais, chah) ! Le cinéaste saoudien Tawfik Alzaidi, qui lui n'avait objectivement rien à faire à Cannes cette année, sinon peut-être pour les fêtes dans les yachts (heureusement que la météo a été capricieuse). Par ailleurs, le sympathique acteur -et désormais réalisateur- palestinien (de l'intérieur) Tawfeek Barhom est venu car son court-métrage «I'm Glad You're Dead Now», a été sélectionné pour la Palme du court-métrage (jury présidé par Camelia Jordana). Enfin, dans le film égyptien «Aisha can't fly» de Morad Mostafa, charge implacable contre le racisme anti-migrants subsaharien en Egypte, on apprend qu'en Somalie le prénom a son pendant féminin: Tawfiquah. Ainsi contrairement à sa copine Aisha, héroïne du drame, Tawfiquah finira par quitter l'Egypte pour embraquer en botty-boat vers l'Europe.

Comme si on n'était pas déjà assez de Tewfik dans la ghorba et la galère !

AVIS DIVERGENTS. Pour l'envoyé spécial, deux films méritent la récompense suprême «Sirat», merveilleux et terrifiant film de l'espagnol Oliver Laxe. Mad Max en version réaliste, car on y est ! Et le puissant «Agent secret», thriller haletant de Kleber Mendonça Filho sur la dictature des années 70 au Brésil et sur la difficulté de la documenter aujourd'hui. En ce qui concerne le film espagnol tourné dans le Sud marocain, les avis des quelques accrédités algériens divergent. Pour certains c'est un film critique vis-à-vis du Maroc (une bande de ravers, tous abimés par la vie, se fait expulser manu-militari par des soldats marocains pour cause de guerre mondiale qui commence). Pour d'autres, au contraire c'est un film pro-marocain qui vante les merveilles du sud du pays. Discussions très animées et d'un niveau intellectuel rarement atteint ! Si le film remporte la palme, la seconde option sera privilégiée (l'écrivaine marocaine Leila Slimani, membre du jury, serait l'initiatrice de ce sacre), sinon c'est la première option qui sera validée (l'écrivaine marocaine Leila Slimani, membre du jury, aura tout fait pour saquer ce film).

Pour l'envoyé d'Oran, une autre approche est possible. Si le film «Sirat» ne remporte pas tous les prix, il faudrait expulser la présidente Binoche du jury et revoir les accords de Saïda qui a permis à l'industrie des comédies françaises de profiter à bas prix des talents de Biyouna pour redresser la barre.

POLITIQUE DES AUTEURS. Les relations franco-algériennes sont tellement au beau fixe que les ambassadeurs des deux pays peuvent se permettre de faire du télé-travail à l'année. Pour les affaires culturelles, le rappeur, comédien, producteur et entrepreneur franco-algérien Fianso est chargé de coordonner les affaires courantes, par exemple s'occuper de l'hommage à Mohamed Lakhdar-Hamina et des 50 ans de sa palme d'or («Chronique des années de braise», film entièrement financé par l'Algérie, à l'occasion de sa restauration, qui elle est presque entièrement prise en charge par la France.

LA POLITIQUE DES BRO-BRO. Depuis le temps qu'on leur dit d'être lucides et de ne pas faire les mules. Qu'au lieu de manifester pour «Tamazight' fi'licole» (enseigner le Tamazigh à l'école), il fallait plutôt activer pour le Tamazight'fi'Cannes, finalement ils ont fini par comprendre. On entend pour la première la langue kabyle en compétition officielle à Cannes dans «Alpha», le film de Julia Ducorneau. Golshifteh Farahani reprend A Vava Inouva d'Idir, une énième version dont on peut dire que c'est la plus mauvaise de toutes. C'est aussi le plus mauvais film de Golshifteh Farahani et le plus mauvais film de Tahar Rahim. Sans doute un complot ourdi par les bad boys arabo-gauchistes de la badissiya-novembariya.

LES FÊTES DE NOTRE DEFAITE. Toutes les fêtes cette année étaient moroses, pour cause d'actualité sanglante à Ghaza, sauf celle du Pavillon palestinien, électrifiée par la pop-star de la branchitude arabe : Saint Levant. Danser, chanter, résister.

CHASSEURS DE SCOOPS. Pour décrocher une interview exclusive d'une star, ou avoir un scoop (information inédite de haute qualité), pas la peine de courir les fêtes, de s'infiltrer dans les grands palaces, ou de supplier les attachées de presse pour décrocher 3 minutes d'entretien avec De Niro -à partager avec un pool de 20 journalistes-. Il suffit d'ouvrir les oreilles et attendre que ça tombe tout cuit dans le bec. Ouvrez les oreilles, je sens que ça vient.

LA VENGEANCE DE AMR WAKED. Qui se souvient de Amr Waked ? Quelle bande d'ingrats, vous avez oublié Amr Waked, et vous avez oublié Khaled Abou-Naga, pourtant deux superstars des années 90 et 2000 ! Parce qu'ils ont pris position contre le «redressement révolutionnaire» de Sissi, ils ont été bannis de l'Egypte et n'ont pas pu rebondir ailleurs, se contentant parfois de petits rôles dans des séries anecdotiques de Netflix. Avec «Les Aigles de la république» de Tarek Salah, Amr Waked tient sa revanche. Dans ce film qui est une charge frontale contre le président Sissi, il campe le rôle du sale flic qui oblige la star du moment (le pharaon de l'écran) d'incarner le raïs actuel dans un film de propagande. On aurait aimé que «Les Aigles de la république», en plus de son audace, soit aussi réussi que les deux premiers volets de la trilogie du Caire, «Cairo Confidential» et «La Conspiration du Caire». Mais il faut toujours se méfier de la malédiction de Toutânkhamon.

CINÉASTE DISSIDENT. Pendant des années il était interdit de tournage, et après quelques mois de prison, on lui a collé une interdiction de quitter le pays. Le réalisateur Jafar Panahi a pu enfin venir à Cannes pour présenter son dernier film, tout aussi courageux que les précédents, sur les traitements que l'Iran fait subir à ses opposants. «Vous n'envisagez pas l'exil ?» lui demande le quotidien Libération. Réponse du réalisateur « Les personnes qui sont parties n'ont pas eu le choix, elles étaient contraintes de le faire. Mais elles en ont eu la force. Je n'ai pas cette capacité, je suis incapable de m'adapter à un autre pays, à une autre culture. Ce n'est pas un principe, je n'ai juste pas d'autres choix que de rester en Iran».

CHANGEMENT D'AVIS. À Cannes on change d'avis comme on change de smoking, sauf l'envoyé spécial d'Oran qui n'a pas de costume de rechange. Néanmoins, on peut changer d'avis : une palme pour Panahi, nous on dit oui.

PEACE AND PEACE. Mounia Meddour rayonnante et souriante avec l'envoyé spécial du Quotidien d'Oran. La tendance est à la réconciliation nationale et ceux qui sont contre seront poursuivis en justice. En cours de développement, deux projets, dont un au moins devrait être tourné en Algérie. Une fiction d'amour et de politique basée sur l'histoire de ses parents (papa algérien, Azzedine Meddour of course, et maman russe), une love story «révolutionnaire» dans les années boum-boum socialistes.

LES JAFFARS QU'ON MÉRITE. Privé de passeport pendant plus de 12 ans, Jafar Panahi a pu le récupérer l'année dernière. Il a aussitôt demandé à venir s'installer avec son épouse, «quelques mois ou plus»… en Algérie, profitant d'un appel à films lancé par un festival de cinéma local. Paniquées les autorités culturelles se sont tournées vers le ministère des Affaires étrangères où la demande du cinéaste s'est perdue dans les méandres de la bureaucratie. Un des meilleurs réalisateurs du monde a donc souhaité venir en Algérie, sans doute pour éviter un exil en Occident qui l'aurait définitivement coupé de son pays et empêché d'y retourner pour tourner ses prochains films (excellent choix au demeurant, l'Algérie entretenant de bons rapports avec la République islamique d'Iran)…

Faut-il organiser des assises pour faire apprendre les règles élémentaires de l'hospitalité et de ce qu'est le soft-power ? Ou faut-il se contenter de Jaffer Gacem jusqu'au bout de la nuit algérienne ? Sans sombrer dans la nostalgie facile, rappelons qu'à l'époque de l'insupportable Jaffer Beck, au moins l'Algérie pouvait accueillir les Blacks Panthers tout en entretenant des rapports fructueux et amicaux avec les Etats-Unis.