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Culture :
L'Algérie et l'Intelligence artificielle : du pionnier des années 70 à la colonie numérique de demain ?
par Laâla Bechetoula Il existe en Algérie une
étrange malédiction : à chaque grande révolution technologique, nous commençons
par avoir peur. L'imprimerie fut perçue comme un outil de corruption morale, le
cinéma comme une menace pour les valeurs, Internet comme une porte ouverte à la
perdition. Aujourd'hui, en 2025, c'est l'intelligence artificielle qui hérite
de nos angoisses. Mais cette fois, l'hésitation pourrait coûter plus cher que
toutes les précédentes. Car tandis que nous débattons encore de la légitimité
morale de l'IA, le reste du monde construit déjà l'infrastructure cognitive qui
redessinera le pouvoir au XXII siècle.
I. Quand l'Algérie montrait la voie : l'âge d'or oublié des années 70 Il faut se souvenir d'un paradoxe qui devrait nous faire réfléchir. Dans les années 1970, l'Algérie n'était pas en retard. Elle était en avance. En 1969, le CERI (puis INI, puis ESI) naissait : premier centre de formation informatique du continent. En 1974, l'USTHB était inaugurée, offrant des cursus en informatique à une époque où plusieurs pays européens n'avaient même pas d'écoles dédiées. Les institutions - banques, Sonatrach, ministères - tournaient déjà sur des mainframes IBM System/360. Alger formait non seulement ses propres ingénieurs, mais aussi ceux du Mali, du Bénin, de la Tunisie, du Cameroun, du Sénégal. L'Algérie était un phare informatique pour l'Afrique et le monde arabe. II. La chute : de pionnier à simple spectateur Puis les années 80 arrivèrent. La chute du prix du pétrole en 1986, la bureaucratie devenue tentaculaire, et la décennie noire ont brisé l'élan. En deux décennies, le pays est passé : du développement au décrochage, de la formation à l'exode. Pendant que j'expérimentais Dragon Dictate à Alger, des ingénieurs algériens des années 70 entraient dans les laboratoires de Bell, de IBM, de l'élite technologique américaine. Ils avaient compris - bien avant l'État - que l'avenir technologique de l'Algérie s'était évaporé. III. Une nouvelle révolution commence sans nous : la voix En 2025, une nouvelle rupture apparaît. Une révolution qui, ironie du sort, est menée par des Algériens. Mais ailleurs. Neil Zeghidour, fils du journaliste Slimane Zeghidour, fonde Gradium, une startup qui lève 70 millions de dollars en trois mois. Ses modèles d'IA vocale sont une rupture absolue : compréhension directe de la voix sans passer par le texte, quasi-absence de latence, compréhension émotionnelle, réduction de 80 % des coûts. Ces modèles parlent déjà anglais, français, portugais, allemand, espagnol. Mais pas l'arabe. Pas la darija. Pas le kabyle. Si ces systèmes ne nous comprennent pas, nous deviendrons de simples consommateurs d'un monde numérique qui ne nous inclut pas. IV. Le Qatar, Abu Dhabi, Paris : nos élites brillent partout sauf ici Le QCRI, créé en 2010, bâtit un institut mondial. Parmi ses piliers : Mourad Ouzzani, Algérien formé à l'USTHB, auteur de Rayyan utilisé par plus de 250 000 chercheurs dans le monde. Le Qatar n'avait aucune tradition informatique. En dix ans, il a bâti ce que nous n'avons jamais su bâtir en cinquante. Mérouane Debbah, l'un des chercheurs les plus cités au monde, dirige à Abu Dhabi le plus grand centre de recherche 6G, après avoir contribué aux modèles Falcon LLM et NOOR. V. La vérité sur notre infrastructure : progrès visibles, frustrations invisibles En décembre 2025, la 5G est lancée. La fibre passe de 53 000 foyers en 2020 à 2,5 millions en 2025. Sur le papier : un progrès remarquable. Dans la réalité : 20 à 40 Mbps dans de nombreuses zones, de vastes régions dépendant encore de l'ADSL cuivre, Starlink interdit. Et moi, j'écris cette tribune en 3G+ depuis Laghouat alors que la fibre passe devant ma porte. Cette absurdité est métaphorique : nous avons les moyens, mais pas la volonté. VI. Pourquoi avons-nous peur de l'IA ? Trois traumatismes structurants 1. Le traumatisme colonial : la technologie associée à la domination. 2. Le traumatisme du développement post-indépendance : l'industrie lourde glorifiée. 3. Le traumatisme scolaire : l'école qui punit la créativité. VII. Le vrai danger : devenir une colonie numérique Si nous n'entraînons pas nos modèles maintenant : - les IA mondiales ne comprendront pas la darija, - nos entreprises achèteront des licences étrangères, - nos jeunes adopteront des accents standardisés, - nos données seront monétisées ailleurs. Ce sera le colonialisme 3.0 : non plus la terre ou le pétrole, mais l'esprit et les données. VIII. Ce qu'il faut faire : un plan d'urgence national 1. Institut National de l'IA - 200 M$ sur 3 ans. 2. Fonds Souverain IA - 500 M$. 3. Enseignement de l'IA dès le collège. 4. Cinq data centers nationaux. 5. Datasets algériens open-source. 6. Programme de rapatriement des compétences. 7. Alliances stratégiques avec Kyutai, MBZUAI, Huawei. IX. 2030 : Deux Algérie possibles Algérie A : dépendante, incomprise, acculturée numériquement. Algérie B : souveraine, innovante, exportatrice de technologies. Le choix se fait maintenant. X. Dernier mot : l'IA est un outil, pas une conscience L'IA peut écrire un poème, mais ne sait pas pourquoi il émeut. Elle peut analyser des données, mais ignore ce qui fait la justice. L'IA est un miroir. Et ce miroir dépend de ce que nous y mettons. Le génie algérien existe. Il brille à Paris, Abu Dhabi, San Francisco. La question n'est pas : l'Algérie peut-elle devenir une puissance de l'IA ? Elle le peut. La question est : voulons-nous en avoir le courage ? Nous avons cinq ans. Peut-être moins. Le train ne ralentit pas. Dans les années 70, nous étions dedans. Dans les années 90, nous avons couru derrière. Aujourd'hui, nous sommes sur le quai. Il faut monter. Maintenant. |
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