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Travail : entre le sens et la valeur

par M.T.Hamiani*

A la question « Que vaut le travail ? » succède un cortège de réponses variées et discordantes. Cette interrogation semble faire resurgir des polémiques issues d'appréciations éthiques, politiques, religieuses ou métaphysiques. Ainsi l'évaluation du travail se trouve-t-elle d'emblée presque toujours perturbée par nos opinions et nos préjugés. Il semble cependant y avoir une constante selon laquelle le travail vaut toujours quelque chose, et même qu'il est ce par quoi toute chose peut en venir à prendre quelque valeur. Mais qu'en est-il alors du travail spontané accompli naturellement par l'animal ?

Saisir précisément ce que ce travail animal peut valoir et quelle fonction naturelle il remplit devrait permettre de faire retour sur l'être humain. La valeur du travail, qu'il soit aliénant ou libérateur, mécanique ou poétique, ne se contente pas d'une approche philosophique, et on ne peut faire l'impasse sur son statut et sa portée économiques. Tout individu pose à son tour la question en partant de ses fondements les plus « classiques ». En montrant quels sont les principes directeurs qui ont servi à Adam Smith pour jeter les bases d'une double dimension de la valeur travail, il parvient à éclairer le devenir historico-économique de cette notion jusqu'à nos jours.

Dans le travail, on ne se contente pas de produire des biens et de transformer la nature, on se transforme toujours soi-même, comme le confirment les sociologues. Empruntant initialement les pas de Hegel, puis ceux de la phénoménologie matérielle de Michel Henry, ces philosophes et sociologues nous invitent à relever ce qu'il peut y avoir d'essentiel pour la subjectivité et pour la personnalité.

A maintes fois, le travail est critiqué non pour lui-même mais pour les intérêts qu'il sert, pour l'organisation sociale et économique qu'il produit et pour les inégalités et les injustices qu'il engendre. Dès lors aussi, le travail est présenté comme le remède miracle aux difficultés - y compris les plus extrêmes - d'insertion et d'intégration du corps social.

Autant de problèmes qui par leur actualité tenace méritaient d'être abordés sous la diversité des angles philosophique, littéraire, économique et psychodynamique.

Le travail est-il au fondement même du fait anthropologique ? Traduit-il l'exigence universelle de subvenir aux besoins primordiaux et de pallier la rareté, ou bien n'est-il qu'un épiphénomène historique et culturel relatif, dont les formes d'organisation souvent dévoyées doivent être rectifiées ? Le travail a-t-il en soi une valeur, ou ne la tient-il que des structures idéologiques et socio-économiques auxquelles il appartient historiquement et culturellement ?

Autant de questions que l'histoire de la pensée - de la philosophie à l'économie politique en passant par la sociologie, la psychologie et la psychanalyse, l'ethnologie et le droit - s'est souvent posées.

Le travail est une activité de modification et de transformation de la nature, qui vise à la production et plus rarement à la création. Il est une partie essentielle de l'agir humain, et c'est surtout comme telle qu'il retient toute l'attention de l'enseignement philosophique. C'est par excellence le processus répété et maîtrisé qui, par extension, peut être apparenté à la profession, au métier. Mais, d'un autre point de vue, le travail constitue le résultat lui-même de l'activité professionnelle, l'aboutissement du processus de transformation de la nature. C'est alors le moment où le travail atteint sa finalité et peut particulièrement faire l'objet de l'échange.

Enfin, de façon générale, qu'il s'agisse de l'activité elle-même ou de son résultat, ils doivent porter la marque de la dépense de temps et d'énergie, de l'effort et de la peine. Même dans l'art où ces marques tendent à devenir imperceptibles, la difficile tension et le labeur sont pourtant requis. Que « l'art doive effacer l'art » présuppose au préalable l'activité patiente et tendue, l'effort de l'œil et de la main.

Dès lors, la poussée du vivant en général dans ses processus de persévérance dans l'être, de génération et de croissance, l'action de l'animal en quête de nourriture ou d'abri ne constituent-elles pas du travail ? Devrons-nous distinguer entre travail animal et travail humain, et si oui sur quel quels critères nous appuyer ? Concrètement aussi, quelle est la valeur spécifique du travail et quelle différence essentielle la sépare des valeurs qu'on a coutume d'accorder au jeu ou au bricolage ?

Car, hormis la notion moralisatrice de la contrainte externe pour ne rien dire de l'obligation morale, qu'est-ce qui différencie l'enfant qui joue dans sa chambre de celui qui y fait ses devoirs ? Par ailleurs, qu'est-ce qui distingue l'apprenti menuisier ou le peintre du week- end, de l'artisan réputé et de l'artiste consacré...?

Nous sommes donc conduits à dégager trois principes directeurs :

Premièrement, l'écart, concrètement inévitable, entre professionnalisme et amateurisme, spécialiste et généraliste. La plupart du temps, c'est le degré d'acharnement et de répétition qui garantit celui de maîtrise, et qui semble creuser l'essentiel de la différence.

Deuxièmement, le but, qui est indirectement lucratif (salaire) dans le cas du travail, par opposition à celui qui est directement non lucratif mais néanmoins avantageux (satisfaction, plaisir, liberté) en ce qui concerne le jeu, l'art ou le bricolage.

Troisièmement, la part de souplesse laissée au choix du moment ainsi qu'à celui du rythme d'exécution, qui est beaucoup plus importante dans le cas des activités libres que représentent le bricolage, le jeu ou les loisirs en général que dans le cas du travail. Toutes choses étant égales par ailleurs, l'expression d'une autorité externe apparaît toujours tôt ou tard et peu ou prou dans le travail, et contribue à rigidifier considérablement les calendriers de l'activité professionnelle ainsi que ses rythmes.

L'homme est un être vivant et, de ce fait, il agit. C'est une activité de pensée, de réflexion, de contemplation ou de création. C'est aussi une forme de rapport de l'homme au monde jusqu'à l'activité de transformation du milieu social ou naturel. Elle ne prend pas en compte la contrainte que l'on trouve dans l'activité salariale. La part de liberté dans l'action s'avère grande.

L'activité comprise en termes économiques n'a pas le même sens. L'activité économique est la participation à la production sociale échangeable et monnayable. Les actifs, au sens du marché du travail, sont les personnes qui occupent un emploi ou qui sont demandeurs d'emploi. Les inactifs sont ceux dont l'activité ne fait pas l'objet d'échanges monétaires (les étudiants, les retraités, les femmes au foyer, par exemple).

Qu'advient-il, dans ces conditions, de la valeur du travail aujourd'hui, et quel est exactement son « coût », économique, social, médical, psychologique, et même moral et métaphysique ? Conformément à la double perspective, coûteuse et enrichissante à la fois, du travail, qu'aiment à souligner nos hommes politiques et religieux, demandons-nous quelle part de liberté et d'authenticité nous aurons à gagner en travaillant, contre quelle proportion de renoncement et d'effort.

Nous nous trouvons finalement conduits à nous demander si les multiples questionnements sur la valeur du travail n'ont pas pour fondement préalable la certitude que le travail doit divorcer d'avec toute forme de négativité, dont, bien entendu, l'asservissement et l'abrutissement sous quelque forme que ce soit.

Toutes les mises en perspective problématiques et critiques de la valeur du travail procéderaient génériquement d'une nécessité de repenser la nature humaine, ses principales croyances et ses valeurs fondamentales. Sur ce problème de la valeur du travail, deux éthiques semblent s'affronter irréductiblement, l'une - du devoir et de la loi -, démocratique et laborieuse, l'autre - du plaisir -, individuelle et aristocratique. Pourtant, cette opposition qui entraîne les principaux grands clivages idéologiques et politiques que nous connaissons peut et doit finir par être dépassée. Que reste-t-il des valeurs réelles du travail pour les transmettre à nos enfants ?

La situation actuelle modifie le rapport de l'individu à l'emploi, qu'il en ait un ou non. Le travail salarié a perdu son caractère d'intégration de masse et de modèle de référence stable. Il convient d'admettre la diversité des modes d'insertion et de favoriser l'aptitude à l'insertion, reconnaître les formes atypiques de l'emploi dans et hors entreprise et donner un statut à leur bénéficiaire.

*Cadre du secteur de l'emploi