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77e Festival de Cannes - LES PRECAIRES DU CAIRE D'AILLEURS

par De Cannes : Tewfik Hakem

De tout cœur avec les précaires, des bords du Nil aux bords de la Tamise, notre envoyé spécial à Cannes est néanmoins confronté à un dilemme profond et récurrent. Que faire des films bien intentionnés mais mal réalisés ?

Les années passent et on n'a toujours pas trouvé la solution au grand dilemme qui nous torture à chaque Festival de Cannes. Que faire des films très bien intentionnés mais très mal foutus, très mal réalisés ? Les envoyer balader, au nom de l'amour du cinéma, comme on l'a tant fait quand on était plus jeune, n'est plus aussi évident dans le monde d'aujourd'hui.

Pour le voisin du dessus, celui qui est tout à la fois gentil comme une tasse de miel et con comme une valise sans poignée, on peut toujours s'en sortir avec un grand sourire en faisant semblant d'être au téléphone, quitte à écouter en boucle qu'on n'a aucun nouveau message. Mais à Cannes, dans une salle bondée, coincé entre la très sympathique équipe du film « Raffat aïni lil sama »- qu'on pourrait traduire par « J'ai levé mes yeux vers le ciel », et leur attachée de presse aux aguets, il n'y a pas d'échappatoire. Le documentaire égyptien de Nada Riyadh et Aymane Al-Amir suit une bande de jeunes femmes qui veulent s'émanciper par le théâtre de rue dans un village copte du sud du pays. Le moins que l'on puisse dire est que le film est bourré de bonnes intentions : toutes les filles sont attachantes et tous les hommes ne sont pas des salauds, c'est déjà ça, mais pour le reste, non seulement on s'ennuie ferme, mais de surcroît on culpabilise de ne jamais pouvoir être en empathie avec ce film et ses personnages qui ne nous demandent que ça.

Heureusement qu'un autre film, sur d'autres précaires, nous a fait retrouver notre humanité. Bird de la Britannique Andréa Arnold, première grande sensation de cette 77e édition, est jusqu'ici le plus beau film vu dans la compétition officielle.

Entre autres qualités techniques, Bird nous aura permis enfin d'être, loin des injonctions à la mode, résolument féministe, quitte à devenir paradoxalement particulièrement odieux avec une conjure serbe qui a osé dire, à la sortie de ce bouleversant film, alors qu'on avait du mal à trouver un Kleenex dans ses poches trouées, qu'Andréa Arnold faisait du Ken Loach. Quelle misogynie insupportable ! S'ils partagent une même envie de filmer et de défendre les classes sociales oubliées, les deux cinéastes britanniques sont très différents, chacun ayant son propre cinéma. Aux brûlots politiques du vieux trotskiste, on peut leur préférer la poésie et le mystère qui enveloppent les films sans concession d'Andréa Arnold. L'héroïne de son film est une adolescente de 12 ans, Bailey, qui vit dans un squat avec son demi-frère Hunter et son père Bug, jeune prolo recouvert de tatouages représentant des insectes. Un jour arrive un jeune homme tout aussi paumé et tout aussi mystérieux qu'elle, Bird, à la recherche d'un père qu'il n'a jamais connu. Enfants livrés à eux-mêmes, parents broyés par la crise et l'alcoolisme, on croit avoir vu cela mille fois au cinéma, ce qui n'est pas faux, mais la réalisation d'Arnold fait la différence. Issue des classes populaires malmenées par Marguerite Thatcher, et venue tardivement au cinéma après des années passées à faire tous les petits boulots qu'offre la BBC, la réalisatrice brille d'abord avec sa manière singulière de filmer les corps de très près, souvent caméra à l'épaule, et par sa capacité de rendre palpable à l'écran tout ce qui vit, tout ce qui vibre autour d'eux : les insectes, les animaux, avec Arnold la nature est humaine et les humains naturels. Sa façon d'être résolument avec ses personnages dans tous les sens du terme, les rendant joyeux malgré les terribles violences qu'ils encaissent, tenant à distance tout ce qui pourrait les engloutir dans le mélodrame à caractère social, sa capacité d'injecter de la poésie, et ici une dose de fantastique sans jamais nous perdre en chemin, et surtout sans jamais renoncer à ses convictions politiques, font d'elle une des plus grandes réalisatrices du moment. Les précédents films d'Andréa Arnold, présentés dans à peu près toutes les sélections parallèles du Festival, ont été primés, maintenant qu'elle arrive enfin en compétition officielle, la récompense suprême est à portée de main.