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![]() ![]() ![]() Le socialisme démocratique comme démocratie économique : La séparation fondamentale du pouvoir
par Derguini Arezki* ![]() Une question
politique habite le cœur de la division qu'opère l'analyse économique entre la microéconomie
et la macroéconomie. C'est la question de classe : en compartimentant la
conduite de l'individu en comportement marchand (consommateur, producteur,
actionnaire) d'une part et comportement politique (politique économique)
d'autre part, on enlève au citoyen la question de l'économie que l'on peut
résumer de la manière suivante : que produire, quelle production consommer,
quelle autre épargner et pour quelle troisième investir ?
On découpe la production pour dissocier production, distribution, échange, consommation, épargne et investissement. On sépare la question sociale de la question économique et l'on réduit la première à une velléité politique. On dissocie dans la société le vouloir du pouvoir. La démocratie représentative occidentale repose sur cette opposition et cet équilibre entre économie et politique : à la classe des propriétaires le territoire de l'économie (la liberté d'entreprendre), à la société en général la question politique, la redistribution. Une séparation fondamentale des pouvoirs, celle des pouvoirs économique et politique, précède les divisions institutionnelles qui caractérisent la démocratie représentative entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire qui prétendent équilibrer les pouvoirs. La coexistence de classes repose sur le compromis de la démocratie représentative : le caractère actif du pouvoir économique d'une minorité, le caractère englobant du pouvoir politique concédé à la majorité. Ni dictature libérale (dictature de la minorité) ni dictature de la majorité. À la démocratie représentative, il faut désormais opposer la démocratie économique où toutes les séparations de pouvoirs fonctionnent non pas au service d'une classe, mais à celui de l'ensemble de la société. On peut constater aujourd'hui que le pouvoir d'encadrement du pouvoir économique par le pouvoir politique est mis en cause par la globalisation des marchés. Le pouvoir économique excède le pouvoir politique. Dans le monde où les acteurs globaux tendent à développer une conscience de classe à part, les majorités sociales perdent leurs anciennes prises sur le pouvoir économique, leur pouvoir de négociation vis-à-vis du pouvoir économique se réduit. L'équilibre des pouvoirs se définit désormais à une échelle globale entre acteurs globaux et classe moyenne mondiale. Dans les sociétés où les riches font partie d'un groupe social qui ne s'identifie pas à une classe sociale, les acteurs globaux restent solidaires de la société. La société tout entière est partie prenante de la compétition internationale. La globalisation aura donc tendance à disloquer les sociétés inégalitaires de classes et à conforter les sociétés égalitaires compétitives. Les pays émergents doivent en tirer certaines conclusions. La concentration du pouvoir économique à l'intérieur du cadre politique national, la production de champions nationaux en mesure d'établir une balance extérieure excédentaire, était un objectif politique recherché par les premières puissances industrielles, cela leur permettait de conquérir le monde et d'assurer une certaine redistribution du revenu qui recouvrait la différenciation de classes, corrigeait les effets de la croissance des inégalités sociales. La concentration du pouvoir économique source de puissance économique était corrigée dans ses effets sociaux par une redistribution du revenu national qui préservait la cohésion sociale. Dès lors que le pouvoir de ces champions a débordé le cadre national, que celui-ci ne peut plus les protéger des puissances étrangères globales [1] et qu'ils peuvent se soustraire à leurs anciennes obligations vis-à-vis du pouvoir politique, la concentration économique n'apparaît plus pour ce qu'elle était : une force au service de l'économie nationale dans la compétition internationale. Elle apparaît comme une force des marchés globaux qui a tendance à s'imposer aux régulations locales nationales. La démocratie représentative ne suffit donc plus à réguler l'économie nationale. Seules les sociétés où les riches ne forment pas une classe à part, un pouvoir économique indépendant, autrement dit seules les démocraties économiques peuvent préserver l'unité de l'économie et de la société, impliquer toute la société dans la compétition internationale et entraîner une croissance inclusive. Il faut certainement des champions nationaux, mais aussi, et surtout une société solidaire. Unités de l'économie et de la société, de la production et de la consommation Extraire l'économie politique de la société de classes, c'est rétablir l'unité de l'économie et de la société, de la production et de la consommation ; c'est rétablir l'unité de la microéconomie et de la macroéconomie, c'est rétablir l'unité des pratiques du citoyen. L'individu devient social, il a besoin de s'élever au niveau de la société, du marché, pour établir ses arbitrages entre consommation et épargne, ses préférences pour le présent ou l'avenir, etc. Celui qui produit est celui qui consomme aujourd'hui et épargne pour consommer demain. Si la révolution bourgeoise n'est pas allée jusqu'au bout d'une reconstruction par le bas de la société, c'est parce que le pouvoir économique est resté l'apanage d'une minorité qui persiste à vouloir soumettre la société à sa domination, à construire les marchés selon ses convenances. La société démocratique par excellence où les individus dans leur ensemble sont conscients de leur action sur le cours des choses, n'est pas une société où le pouvoir économique est concentré dans les mains d'une minorité qui se perpétue et impose ses choix à la société. Une société où le pouvoir économique est concentré et se perpétue dans les mains d'une minorité, est une société qui a cédé le pouvoir de conformer, de formater son comportement économique selon les objectifs de cette minorité. Ceci étant, les objectifs d'une telle minorité peuvent s'aligner ou s'écarter de ceux de la société. Avec la globalisation cependant les choix qu'elle tend à imposer à la société ne font plus consensus. La convergence des intérêts ne peut plus être accomplie que par des institutions inclusives [2]. Pour les sociétés sans classes comme la nôtre qui ont raté leur intégration économique parce qu'elles ont voulu écrasé la dynamique sociale par une dynamique étatique et qui peuvent être tentées aujourd'hui par une dictature libérale pour encore une fois s'épargner leur construction et celle de leur économie par le bas, il faut rappeler que si la démocratie ne peut plus être confiée aux seuls experts, elle reste la seule voie constructive. Une société vraiment démocratique est celle où les individus peuvent avoir conscience de leur action sur la société et le monde. Être maître de son destin est un reliquat du mythe de l'Incarnation, du mythe de l'Homme-Dieu. Être conscient de l'effet de son action sur le monde, c'est être dans le cours des choses, en avoir la perception et avoir la connaissance des moyens d'action que l'on peut avoir sur lui. Ce n'est pas être au-dessus du cours des choses, c'est être dedans, savoir être efficace, autrement dit être capable de composer avec ses éléments pour pouvoir influer sur leur marche. S'élever au plus haut pour voir au plus loin restera une ambition de l'humaine sagesse, mais de là à tout embrasser, il y a un pas que seul l'Homme-Dieu peut prétendre franchir. L'illusoire séparation de la production et de la consommation La différenciation de la société, la division du travail en travail manuel et intellectuel, établit dans la production intellectuelle une frontière entre producteurs et consommateurs. Consommateurs ou usagers, comme on préfère, selon des gradations différentes. Les uns en consomment peu, les autres beaucoup. Dans la société féodale européenne, le clergé [3] produit la croyance et le savoir qu'il cultive et diffuse. La division entre production et consommation de savoir est là de manière abrupte. Seule une petite partie de la société est disposée à accueillir le monde et à diffuser sa connaissance au reste de la société. À une classe, la production du savoir, au reste de la société sa consommation. Il reste que même ou surtout ici, la consommation est aussi production, elle n'est jamais pure consommation, mais aussi consommation productive. Dans ce cas, la consommation est consommation productive de savoir-être, de savoir-vivre et de savoir-faire. Même donc dans cette société féodale où le clergé a le monopole du savoir, la consommation des gens, en tant que consommation productive, réagit sur la production monopoliste du clergé. Elle la conforte ou la dément. L'expérience des gens répond au savoir qu'enseigne l'Église. Le savoir de l'Église « remplit » l'expérience des gens, celle-ci est « pleine » des enseignements de l'Église. Lorsque l'expérience des gens « se vide » des enseignements de l'Église, les gens s'éloignent d'elle. Avec le développement de la vie matérielle et intellectuelle, dans les sociétés où la division de classes est tranchée, la production de savoir va perdre son « marché », une nouvelle production de savoir va émerger de l'expérience sociale et s'éloigner du savoir de l'Église qui voulait conserver un monopole qui n'était plus justifié. Même et surtout la production de savoir, de croyances ne peut pas faire fi de leur consommation. La consommation est la fin ultime de la production, il y a identité de la production et de la consommation et il y a équilibre de l'offre et de la demande, soutiennent respectivement Keynes, Marx et les libéraux. Une certaine séparation du travail entre la pensée et l'action, la conception et l'exécution, permet à la division du travail de progresser (et aux richesses de se multiplier) à condition que l'unité de la production et de la consommation ne se perde pas en route, se retrouve en fin de parcours. Le mérite, le marché et la redistribution La règle de répartition établit la part de la production qui revient à chaque participant. On ne peut imaginer une production sans règle de répartition. La règle de répartition à chacun selon son mérite est une croyance tenace qui excède le champ de l'économie. Le mérite semble être devenu l'étalon cardinal de la justice dans les démocraties contemporaines. Une telle règle repose sur la croyance selon laquelle le monde (par conséquent la société) serait juste si seulement une compétition loyale présidait au destin de chacun, autrement dit si une égalité des chances au départ de la compétition permettait à cette règle de s'appliquer. Bref, le monde est juste, seule une compétition déloyale peut empêcher une juste répartition de la production entre ses différents participants. Voilà schématiquement résumée la croyance libérale : chacun obtient ce qu'il mérite si la compétition est loyale. De nombreux travaux en sociologie de l'éducation ont pourtant montré que les résultats scolaires n'étaient pas le résultat du mérite individuel, mais étaient avant tout le reflet d'inégalités sociales. De nombreux mécanismes ont été mis à jour (de l' « effet-maître » à l'effet établissement en passant par la socialisation familiale qui interviennent dès le plus jeune âge) et les dispositifs censés mettre en œuvre une égalité des chances ne tiennent pas compte ou presque de ces facteurs primordiaux, qui indiquent tout simplement le caractère chimérique de cet objectif [4]. Les inégalités sociales et naturelles de départ laissent peu de chances au mérite individuel. Peut-on par extension dire que le mérite individuel n'existe pas, qu'il faut donc renoncer au principe à chacun selon son mérite comme règle de justice ? Si l'on suppose que la justice est de ce monde [5] et que par conséquent la société dans laquelle on vit est acceptable et qu'il ne s'agit pas du tout d'être révolutionnaire, on pourrait dire que cette croyance bien que non vérifiée statistiquement tient à une autre plus difficile à falsifier (au sens de K. Popper) : le salut (la réussite dans l'autre monde) est individuel parce que l'individu est capable de transcender ses conditions de vie. C'est cette croyance qui vient à bout du fait que le mérite est plus celui de la société que de l'individu et qui libère la possibilité d'une inversion du rapport de détermination entre l'individu et la société [6]. Ce sont donc les croyances dans le salut individuel indépendant de ses conditions (handicap ou privilège) qui font accepter cette inégalité au départ de la compétition. La ténacité de cette croyance non vérifiée statistiquement tient donc à la croyance au salut personnel et au fait qu'une telle élection se manifestera sinon dans ce monde, au moins dans l'autre [7]. La croyance selon laquelle chacun a, aura ce qu'il mérite n'est donc pas une croyance moderne, c'est une vieille croyance qui rend la vie soutenable en étant rapportée à soi. Mais pour la croyance religieuse, la rétribution n'appartenait pas à ce monde. La justice n'était pas humaine, mais supraterrestre [8]. Le jour de la résurrection, chacun sera rétribué selon son mérite, ses actions dans le monde. Le pouvoir de faire la part du mérite de chacun appartient à Dieu (plus tard à son représentant). Les hommes sont incapables de se départir de leurs injustices, de faire la part entre ce qu'ils peuvent se donner et ce qu'ils ne peuvent pas, pour s'élever à l'idée de justice [9]. On peut seulement faire de son mieux pour se départir de ses injustices, tenir ses comptes et élever une balance au-dessus de sa conduite. L'idée d'une justice directrice plutôt qu'une justice transcendante. Aussi un croyant, le musulman par exemple, tiendra-t-il à la croyance de la rétribution selon le mérite (dont on a fait preuve dans ce monde) (que l'on obtiendra) dans l'autre monde et par la grâce de Dieu. La rétribution que nous aurons méritée dans ce monde imparfaitement juste ne sera complètement attribuée que dans un autre monde que l'on pourra dire parfaitement juste [10]. À la différence du protestant qui se focalisera sur la réussite dans ce monde comme prémisse de sa réussite dans l'autre, le musulman se focalisera sur la bonne action. Le bien agir se distingue de la réussite dans ce monde parce qu'il ne se transforme pas nécessairement en celle-ci. Entre l'action et le résultat s'insère Dieu, le monde et toute son incertitude si l'on préfère. Alors que pour le protestant, leur corrélation est positive, son existence dans un monde est un signe de sa présence dans l'autre monde. Il n'en reste pas moins que dans les deux cas l'attachement à la règle restera motivé par la réussite, bien qu'elle ne se vérifie pas statistiquement ou ne se vérifie pas nécessairement dans ce monde. Pour le musulman la réussite individuelle, comme manifestation de la justice dans ce monde, dépend largement du milieu. La bonne action ne se transforme en réussite que si le milieu (ou l'Intercesseur) le concède. Il n'y a pas ici totale transcendance de l'individu sur son milieu, mais une discontinuité et une petite transcendance (B. Latour) qui rend possible une action mutuelle. Il y a donc une disjonction radicale entre le monde d'ici-bas englobé et le monde au-delà englobant, entre le connaissable et l'inconnaissable. En même temps qu'il y a primat du milieu sur l'individu, qu'il soit social ou autre, sans qu'il y ait réduction de l'un à l'autre. Mérites social et individuel La croyance dans la règle de justice selon laquelle chacun aura ce qu'il mérite, tenace et d'ordre général, se manifestera donc de manière différente d'un milieu à un autre. Ceux qui croient que cette règle peut se manifester dans le monde, et davantage ceux qui ne croient plus en une rétribution future, ceux-là auront quasiment tendance à rabattre sur l'individu tout le mérite de la réussite. Une belle façon de clore les comptes. Une telle attitude extrême se retrouve dans la théorie marxiste de la valeur qui rabat toute la valeur sur le travail humain. Ceux qui persistent à croire en une justice divine varieront selon la corrélation qu'ils établiront entre le mérite et la réussite dans ce monde. Avec la théorie protestante de la prédestination, une corrélation forte, mais implicite sera établie. Les musulmans dissocieraient plutôt l'action dans ce monde et la réussite dans l'autre [11], la bonne action pouvant rarement être ramenée au cadre d'analyse qui la restituerait à l'ensemble des actions qui permet de juger d'une vie. Ici, il ne suffit pas d'une compétition loyale pour que puisse s'exprimer la règle de justice, le marché concurrentiel ne suffira donc pas pour faire appliquer la règle de justice. Si l'action ici est dissociée de la rétribution de l'autre monde, il n'en reste pas moins que l'on ne pourra juger d'une vie qu'à travers ses actions prises séparément, qu'il faudra ainsi à l'action juger d'elle-même dans ce monde en laissant la rétribution finale à l'autre monde. On ne dira pas que chacun mérite ce qui lui arrive du monde, mais que chacun sera jugé de ce qu'il a fait de ce qui lui arrive du monde. Il faudra qu'il en juge lui-même, de façon imparfaite, mais dont il sera tenu compte, car traduisant la nature de ses intentions. Il faudrait pour le musulman comme une meilleure inscription de son action dans le monde de sorte que ses intentions, les conséquences de ses actes puissent s'aligner, se rapporter les unes aux autres, afin qu'il puisse en juger lui-même, avant qu'il ne soit jugé. Sa réussite passera moins par le marché impersonnel, où en quelque sorte se joue un rapport abstrait de ce monde à l'autre (avec A. Smith il s'agissait d'une main invisible et bienveillante), que par les effets de son action sur les différents groupes auxquels il appartient, des groupes les plus restreints à ceux les plus élargis. Bref, si le mérite est d'abord social avant d'être individuel. Si une compétition loyale ne suffit pas à la société de classes pour que s'exprime la règle de justice sociale (a chacun selon son mérite). Si par conséquent tous les talents ou toutes les vocations ne peuvent pas s'y exprimer privant ainsi la société de leur contribution, on ne peut plus soutenir qu'une concentration du pouvoir favorise le bien-être et l'efficacité de la société. Il faut admettre que le mérite ne peut être attribué à un individu séparé de ses connexions humaines et non humaines ni indépendamment d'une passion, d'une vocation, d'un talent dont la distribution sociale varie d'une génération à une autre et ne reçoit pas la même évaluation d'une société à une autre [12]. De son milieu l'individu mobilise un certain nombre de ressources et ne peut être mobilisé qu'à travers elles. Il faut renoncer au mythe de l'individu séparé qui est à la base de la construction libérale si nous voulons obtenir une société égalitaire et performante parce que produisant des individus qui se préoccupent plus de talents individuels et de performance collective que de performance individuelle, plus de la qualité d'une société que de la beauté d'une machine économique et de sa puissance éphémère. La séparation entre le monde d'ici-bas et celui de l'au-delà a quelque chose à voir avec la séparation entre la distribution primaire et la redistribution, et l'acceptation de cette dernière. C'est parce que la rétribution marchande ne récompense pas le mérite personnel de la même manière d'une vocation à une autre, qu'elle est incapable de solder de la même manière tous les comptes et d'individualiser absolument le mérite, que la redistribution se justifie, que la rétribution doit être collective avant d'être individuelle. Le talent individuel ne conduit pas toujours à une réussite sociale identifiée à celle marchande. Exemple de l'instituteur qui relève d'un dispositif producteur d'égalité enfantine, pierre angulaire d'une société égalitaire. De plus, à la différence de la société de classes, la société égalitaire aura tendance à partager ce mérite plutôt qu'à le privatiser. Les riches de tous les pays ne se disputent pas tous les mêmes choses, ne partagent pas tous les mêmes choses avec leur société. Les riches qui accordent plus de valeur aux biens de prestige qu'à l'éducation des enfants n'appartiendront pas à une société épanouie et égalitaire. Concentration du pouvoir économique et société solidaire Je voudrai ici me demander si notre point de départ doit être une société où le pouvoir économique est concentré, s'il doit le rester ou pas et de quelle manière. On peut dire que si la compétition internationale doit imposer une certaine concentration, il faudra que cette concentration puisse financer une certaine redistribution afin de corriger l'inégale répartition du revenu qu'elle entraîne. Telle était la situation des puissances guerrières, impériales et coloniales. La conquête de marchés externes finançait les « conquêtes sociales » internes. Pour les sociétés qui ne peuvent pas faire preuve de compétitivité internationale, la concentration du pouvoir économique ne peut que creuser les inégalités puisque la fonction de redistribution ne disposant pas de ressources ne pourra pas être correctrice. Ensuite la concentration d'un pouvoir économique ne signifie pas nécessairement la concentration dans quelques mains. On peut rassembler le pouvoir d'une multitude d'actionnaires. Avec la séparation de la gestion et de la propriété, la propriété d'une entreprise globale n'a pas besoin de relever de la propriété d'une famille. Dans une telle société où la propriété d'entreprises globales n'appartient pas à quelques familles, mais à une multitude de citoyens, la fonction de redistribution n'aura pas besoin de faire face à de trop grandes divisions sociales. Ce qui importera dans la société égalitaire c'est que le pouvoir économique, la fonction d'épargne par exemple, ne relève pas d'une classe, mais de l'ensemble de la société, de sorte qu'elle puisse décider de l'orientation générale de l'économie. Plus le pouvoir économique sera concentré plus la redistribution devra être importante, mieux il sera réparti socialement, moins la fonction de redistribution aura de difficultés à assurer sa fonction : assurer de bonnes conditions de base à tous les citoyens. D'où l'importance des règles de l'héritage. Il faut donc se demander si elles visent à concentrer le pouvoir économique aux mains d'une minorité ou à le répartir équitablement, autrement dit, si la société vise à se différencier en concentrant le pouvoir économique aux mains d'une minorité ou pas. Elles ont joué un rôle fondamental dans la formation des classes dominantes. Il fut un temps où la concentration du pouvoir économique a conduit le monde occidental à la suprématie. Une telle concentration lui a permis de conquérir le monde, conquêtes qui ont rendu possible une politique de redistribution généreuse. La concentration du pouvoir économique par une classe a ainsi été compensée grâce à un compromis de classe par une redistribution qui a corrigé les effets négatifs d'une telle concentration. Avec la nouvelle compétition internationale, la nouvelle distribution du pouvoir économique entre les différents mondes occidentaux et non occidentaux, la correction des effets négatifs de la concentration du pouvoir économique ne sont plus possibles par la redistribution. Aussi, la politique sociale-démocrate n'a plus les ressources de sa politique. À mon avis, ce qu'il s'agit de corriger passe désormais par la distribution des moyens de production elle-même, plus précisément dans une nouvelle définition du pouvoir économique. Nouvelle définition du pouvoir économique Depuis que la séparation de la propriété et de la gestion de l'entreprise est un fait accompli, le pouvoir économique ne peut plus être strictement associé à la propriété, à la grande propriété. Il suffit de reprendre la tradition villageoise selon laquelle le groupe l'emporte toujours sur l'individu pour avoir un pouvoir économique qui ne se laisse pas concentrer dans les mains de quelques-uns. D'un point de vue financier, du marché financier, il est possible d'arriver au résultat de la concurrence parfaite : faire des producteurs et des consommateurs des preneurs de prix. Tout le monde fixe le prix et personne ne peut le fixer. Cependant à la différence du marché libéral, tout le monde est bien tout le monde et non la main invisible. Le marché ne sera pas séparé ici d'une volonté collective. Il faut entendre « marché » comme on l'entend de manière générale, comme une entente non pas au sens monopoliste, mais comme dans le sens d'une compétition éclairée et non une compétition aveugle. Économie et société ne seront pas séparées. Avant d'être régi par l'argent, cet équivalent général, le marché est un accord des volontés. Le groupe veut tel marché, tel prix, l'individu sera preneur et non auteur. Tout compte fait, il s'agit de réintroduire la planification, mais par le bas et dans un monde ouvert. L'État représente une volonté générale précisément déterminée comme sommation, agrégation de volontés collectives en mouvement. L'erreur du socialisme autoritaire est d'avoir simplifié la démarche, la volonté générale ayant été réduite à celle d'un groupe éclairé qui est vite devenu paternaliste plutôt que leader d'une transformation sociale, économique et industrielle. Parler de socialisme démocratique c'est donner à la société le contenu d'une démocratie économique qui opte pour une différenciation de la société sans adopter la division de classes. C'est là probablement le temps des sociétés africaines. Du point de vue du pouvoir économique, il faut rétablir l'unité de la production et de la consommation, car le producteur ne réalise sa production qu'une fois sa production consommée. Ensuite, il y a coproduction de l'offre et de la demande dans le mouvement de la production en général. Dans la société de classes où production et consommation sont séparées, l'offre s'efforce de créer sa demande. De Jean Baptiste Say à Keynes, telle est une des « lois » de l'économie à laquelle l'Etat apportera sa constante contribution (colonialisme et redistribution). Il y a alors velléité de coproduction unilatérale de la demande par l'offre. Dans la démocratie économique, les champs des deux forces renvoyant à des déterminations différentes, aucune force ne peut soumettre l'autre à son diktat, elles doivent se codéterminer dans l'intérêt du mouvement d'ensemble de la production. Ici, les conditions de l'offre une fois connues, la demande sociale prolonge l'offre pour constituer son horizon, le profit n'étant que le moyen d'accumuler suivant un cheminement que projetteraient les capacités de l'offre. Ce que nous projetons de consommer étant donné, la production n'est plus simplement l'affaire des producteurs au sens habituel, elle est aussi l'affaire de toutes les parties prenantes, lesdits travailleurs, marchés et milieux qui se sentent concernés. Le consommateur consommera et épargnera, compte tenu de la production, pour que soit produite la marchandise qu'il veut et voudra consommer. Du point de vue du pouvoir économique, pour que le principe à chacun selon ses capacités puisse s'appliquer afin que les vocations et les talents individuels puissent avoir quelque chance de s'exprimer, il faut donner à la redistribution la place qui lui permet réellement de redistribuer le pouvoir économique entre les générations afin que sa distribution soit la moins arbitraire possible et le plus en adéquation avec les capacités réelles de la société. La redistribution déconnecte la distribution future du pouvoir économique de celle du pouvoir économique présent. La redistribution se justifie habituellement pour corriger les effets de la « destruction créatrice », pour reclasser les déclassés. Mais elle se justifie aussi donc pour établir le principe à chacun selon ses capacités, plutôt que celui chimérique de l'égalité des chances, pour que la règle de la répartition selon le capital avancé ne contredise pas la règle de répartition selon la capacité et comme, pour soumettre le capital mort au travail vivant et permettre à tous les talents de s'exprimer et donc donner plus d'efficacité à la machine économique. La redistribution se justifie par la volonté de faire de la société une réalité plus que marchande garantissant un usage juste de la machine économique. La centralité qui caractérise la redistribution manifeste la volonté d'établir un corps social qui comprend, régule le marché. Une redistribution importante manifeste la volonté de la société de rebattre les cartes du jeu économique entre les nouveaux et les anciens agents économiques, entre les générations. Le citoyen devra l'être en tant que producteur, consommateur et contributeur. En tant que producteur et consommateur, il est partie prenante de la machine économique, producteur de pouvoir économique, en tant que contributeur il l'est en tant que régulateur de la machine économique, redistributeur du pouvoir économique. On peut donc dire que la redistribution introduit le citoyen comme partie prenante de la distribution du pouvoir économique et de l'institution des conditions générales de fonctionnement de l'économie marchande. Une société juste serait une société qui rétribuerait chacun selon son mérite. La société de classes n'en est pas capable. La société marchande non plus. On peut cependant reconnaître à une telle société guerrière son efficacité. Et de ce fait sa capacité à être juste au travers d'une certaine redistribution. Sa justice tiendrait donc dans son efficacité. C'est pour cette raison que la justice sociale ne peut être séparée de l'efficacité sociale. La société sera d'autant plus juste qu'elle aura été efficace. C'est donc à partir de l'efficacité d'une société qu'il faut aborder la question de la justice, que cela regarde une société au pouvoir économique concentré ou pas. Car de quelle justice peut-on parler si la faible différenciation sociale ne peut garantir la viabilité de la société en question ? Justice avant la redistribution rimerait en effet avec faible différenciation. Une telle société faiblement différenciée quelle chance aurait-elle de pouvoir tenir face à d'autres sociétés plus différenciées ? Pour qu'elle puisse faire face, elle a besoin d'un produit matériel aussi élevé que celui de la société fortement différenciée. Cela est-il possible et souhaitable ? Notes 1- L'extraterritorialité de la loi américaine qui oblige les entreprises étrangères à se soumettre à la loi américaine avec l'exemple de l'embargo sur l'Iran montre que les entreprises globales ont besoin d'une protection qui ressemble davantage à celle d'un Empire qu'à celle d'un État-nation. Aussi faut-il distinguer aujourd'hui parmi les sociétés celles qui sont des puissances globales en mesure d'influer directement sur le cours mondial des choses et les autres. 2- Notion importante dans le glossaire de Daron Acemoglu et James A. Robinson. Why Nations Fail : The Origins of Power, Prosperity, and Poverty 2012. 3- La fraction désarmée et contemplative de la classe guerrière, une sorte de fraction dominée de classe dominante bien inspirée. 4- Sauf à séparer les enfants de leurs familles dès la naissance, à l'instar du meilleur des mondes d'Aldous Huxley, poursuit Igor Martinache lorsqu'il rend compte du livre de Duru-Bellat, le mérite contre la justice. Une société égalitaire n'est pas une société où il n'y a pas de riches, mais une société où il n'y a pas d'enfants pauvres. Elle commence avec les enfants qui n'ont pas d'égales chances, ni naturelles ni sociales, mais les chances sociales de développer leur talent, de ne pas souffrir de leur handicap. Tous les talents n'ont pas les mêmes besoins et ne rendent pas les mêmes services. A chacun selon ses capacités disait le principe communiste. Ce principe doit s'appliquer aux enfants, et non pas pour produire des classes sociales qui s'opposent, mais une société solidaire où le principe de redistribution, le consentement à l'impôt sont des réalités. Tout est quasiment donné à l'individu, du ventre de sa mère à son lit de mort. Son compte tient dans ce qu'il en fait, de la société, du monde qu'il en fait. 5- Comme le révèle une enquête sur les croyances des Américains. 6- D'où l'importance de la liberté négative dans la culture chrétienne. Louis Dumont dans Essais sur l'individualisme, parle d'individu « hors du monde ». 7- Il faut faire un sort à l'hypothèse de Max Weber quant au rôle de l'éthique protestante dans le développement du capitalisme. Croire que le salut, la réussite dans l'autre monde, se manifeste dans une réussite ici-bas, c'est mettre la vie dans l'autre monde dans le prolongement de la vie d'ici-bas. Nous ne sommes plus loin d'une descente du paradis sur terre, le prolongement étant sur le point d'être incorporé. 8- La monarchie de droit divin la fera descendre sur terre. 9- La justice, al Haq, est en islam un attribut de Dieu. 10- Les sociétés les moins inégalitaires sont aussi les plus justes : Japon, Corée du Sud et pays nordiques. À partir de Max Weber, on distinguera la vocation et la rétribution du point de vue de leurs déterminations respectives. La rétribution exprime la reconnaissance d'une société à l'égard d'une vocation. Le mérite exprime le mérite d'une vocation. La reconnaissance marchande est la reconnaissance d'une société qui achète et qui vend. La société du savoir ne juge pas du savoir comme elle juge d'une marchandise. Ce n'est pas elle qui transforme le savoir en marchandise, mais c'est son savoir qui est transformé en marchandise. Pas tout son savoir. Les sociétés égalitaires cultivent les vocations desquelles une production généreuse permettra une rétribution honnête des vocations. 11- Pratiquement le musulman tiendra des comptes qui lui donneront le sentiment d'avoir mérité dans ce monde une rétribution future. L'erreur qu'il commettra consistera à ouvrir ou fermer ses comptes trop vite. Au lieu de se comporter en stratège œuvrant en milieu ouvert, il se comportera en épicier. 12- D'une cité disent Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification. Comment évaluer la contribution d'un éducateur, des effets de son travail sur l'éclosion des vocations ? Chaque cité ou société voudra probablement apporter sa réponse. *Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012 - 2017), Béjaia. |
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