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Quand le drapeau national s'octroie le statut d'acteur !

par Mohamed Mebtoul

Comment lire la présence imposante du drapeau national dans les 5 manifestations (22 février, 1er mars, 8 mars, 15 mars et 22 mars 2019) organisées dans toutes les villes d'Algérie ?

Ce présentéisme totalisant du drapeau national a incontestablement une profondeur historique et anthropologique.

Il redonne un sens pertinent à la Nation réappropriée cette fois-ci par la population qui surgit dans l'espace public. Le drapeau national est soulevé avec fierté par toutes les catégories sociales, permettant d'observer l'impressionnant métissage culturel, social et sexué qui transcende les différences régionales et culturelles longtemps instrumentalisées par le politique. La mise en mouvement du drapeau national, plus qu'un symbole, est un acte sociopolitique. Il renforce la cohésion et la fraternité entre les différents marcheurs. Le drapeau national réunit dans un seul élan des groupes de personnes, hommes et femmes qui se parlent et conjuguent dans le respect et la décontraction leurs gestes et leurs paroles. Il redonne du charme et de la beauté aux manifestations massives dans toutes les régions de l'Algérie. Le drapeau flotte entre les mains des manifestants. Il est mobile. Il est proche des personnes qui n'hésitent pas pour certains d'entre eux à le sacraliser, à lui donner une résonnance affective. « C'est notre drapeau. Nous y tenons énormément. Il nous revient d'en prendre soin », affirme une femme. Il est de l'ordre du partage dans l'espace public, contrairement à celui fixé en haut de l'immeuble d'une institution étatique ou politique, éloigné de la population. Ce drapeau-là, instrumentalisé par le pouvoir, n'a pas la même signification. Il ne leur a jamais appartenu en raison du mépris institutionnalisé (Mebtoul, 2015) au cœur du mode de fonctionnement des institutions. Dans une très belle vidéo, il est possible d'observer un enfant, à peine âgé de 10 ans, enveloppé du drapeau national, soulevant une pancarte où l'on peut lire : «L'Algérie m'appartient aussi».

Quand le drapeau s'octroie le statut d'acteur

Il devient un acteur incontournable et agissant auprès des marcheurs. Il est porté individuellement par des enfants, des personnes âgées, des femmes, des jeunes ou moins jeunes et des personnes handicapées. Il peut être enveloppé autour du corps comme une immense écharpe. Il peut être aussi porté par un groupe de jeunes composé de cinq à six personnes qui encerclent un immense drapeau rectangulaire. Le drapeau forme de façon métaphorique un « couple » avec le corps des manifestants. Il donne vie à la marche du vendredi devenue depuis plus d'un mois un rituel politique. La durée du mouvement social conduit la population ayant investi les artères du centre-ville à inventer des formes de mobilisation originales: distribution gracieuse de dattes et de l'eau aux manifestants. Des jeunes bénévoles nommés les « brassards verts » donnent les premiers soins aux manifestants pris d'un malaise. La captation du drapeau national peut se lire comme un patriotisme profond producteur d'un enchantement sublime donnant du bonheur aux personnes. Une femme d'une trentaine d'années disait : « je retrouve enfin du bonheur en portant autour de moi le drapeau ».

Le drapeau ne concerne pas uniquement les marcheurs. Il suffit de relever les yeux pour se rendre compte de sa présence dans les balcons des immeubles. Il est fixé au volet de la fenêtre ou porté par des personnes admiratives qui visualisent à l'aide de leurs portables la marche des manifestants. Enfin, ils n'hésitent pas à leur offrir du haut de leur balcon de façon fraternelle de l'eau ou des bonbons. Le drapeau national est parlant. C'est à partir du drapeau qu'un imaginaire pertinent est déployé pour donner du sens aux manifestations. Sur une pancarte portée par un jeune au cours de la manifestation du 22 mars 2019 à Oran, l'interprétation des 3 couleurs du drapeau national était la suivante: « Nous sommes blancs d'espoir, verts de dégoût, rouges de colère ». Ce qui sous-tend que le port du drapeau national recouvre une dimension politique forte, une manière de dire au pouvoir qui ne veut pas encore partir leur mécontentement mais aussi leur détermination à les « dégager ». La fusion entre l'appropriation du drapeau et le mot d'ordre « Dégage », semble indiquer que l'Algérie est d'abord celle du peuple. Celui-ci a décidé que le pouvoir doit partir. « Dégage » est le slogan le plus populaire, le plus récurrent scandé par les marcheurs. On peut reprendre quelques slogans qui insistent avec force sur la rupture avec le système politique : « FLN dégage », « Y en a marre de ce système politique». Le drapeau national a été socialisé dans l'espace public de façon massive et exceptionnelle dans l'histoire de l'Algérie : les premiers jours de l'indépendance, à partir du 5 juillet 1962, à un degré moindre après la qualification de l'Algérie en Coupe du monde en 2009 face à l'Egypte, et à présent avec les marches débutées le 22 février 2019, date devenue désormais historique.

Le passé ressurgit dans le présent

L'histoire de la colonisation française en Algérie est constamment rappelée durant les manifestations. Le passé colonial et les millions de martyrs sont objectivés au cours des marches par la médiation du drapeau, des chants patriotiques et des slogans. Couvrir son corps du drapeau, le tenir par la main de façon affective, entonner collectivement le chant révolutionnaire «min gibalina tala3a sawto al ahrar younadina» qu'il est possible de traduire de la façon suivante : De nos montagnes jaillit la voix de la liberté». Le slogan «Algérie des martyrs» est constamment repris par les manifestants. Ils n'oublient pas de rendre hommage à deux dirigeants importants de la révolution algérienne cités dans les pancartes portées par des jeunes marcheurs, en l'occurrence Larbi Ben M'hidi et Abane Ramdane, le premier torturé et tué par les militaires français et le deuxième assassiné par les responsables militaires algériens. Pour les manifestants, il n'est pas question d'occulter l'histoire réelle du mouvement national, refusant le récit national produit de façon sélective par le pouvoir. La jonction avec un passé revisité de façon critique par les manifestants et le présent celui de février et de mars 2019, insistant sur le départ immédiat des acteurs du régime politique actuel, montre combien les manifestants ont la capacité d'articuler avec courage et lucidité, l'histoire et la conjoncture politique. Ce slogan le montre bien : « Le système politique a sucé le sang des martyrs. Il faut qu'il dégage maintenant ». Giulia Fabbiano (2019) indique aussi l'originalité de l'entremêlement du passé et du présent, en référence aussi à ce mot d'ordre chanté par les jeunes dans les stades de football : « harraga, chouahada » (Les jeunes qui ont fui le pays en brûlant, emportés de façon dramatique par la mer, sont des martyrs). Elle écrit : « Le caractère novateur, y compris dans cette formule et de ses variantes, réside, me semble-t-il, dans l'usage de la Révolution comme temporalité historique à laquelle se raccorder en demandant à ses usurpateurs, qui s'en sont servis comme gage de leur pouvoir, de se retirer ».

Le football et le drapeau : une ferveur partagée

Il est difficile de passer sous silence ce qui s'est passé le 14 novembre 2009, après la victoire de l'équipe algérienne de football contre son homologue égyptienne, lui permettant d'accéder à la qualification pour la Coupe du monde. Le football ne peut être analysé de façon réductrice et rapide comme un phénomène social producteur d'aliénation. Il nous semble que c'est très mal connaître la société algérienne. Le football est fortement enraciné dans le tissu social et culturel. Il est le seul sport pratiqué quotidiennement par les enfants dans les différentes rues des quartiers populaires. Ces dernières années, les pouvoirs locaux ont été contraints de construire des petits stades dans les différents espaces urbains. Cette passion populaire revigore le drapeau national qui est présent durant les matchs de football et du même coup redonne du sens à la Nation réappropriée de façon festive et joyeuse dans les stades. Or ce jour du 14 novembre 2009, des milliers d'Algériens ont fêté durant toute la nuit la victoire de l'équipe nationale. Le drapeau national fait de nouveau figure d'acteur incontournable. Celui-ci et les chants critiques, libres des jeunes dans les stades de football, mettant à nu le fonctionnement du pouvoir actuel, sont la matrice du mouvement social actuel. Les slogans se reproduisent dans l'espace public : « Voleurs, voleurs, dégagez ». Ce que nous écrivions en 2009 après la victoire de l'Algérie sur l'Egypte, sous le titre « Football, société et politique » publié dans notre ouvrage sur la citoyenneté (2018) se reproduit aujourd'hui avec plus d'ampleur de façon durable et profonde. L'état d'esprit est pourtant le même: se réconcilier avec le drapeau national pour dire sa fierté d'être algérien. La réappropriation du drapeau national est une réponse à la dépossession et au viol de la société. Ils ont été déployés de façon insidieuse par les différents pouvoirs qui se sont succédé depuis 1962. Rappelons les faits au cours du 14 novembre 2009. « L'appropriation du drapeau national par la population n'a pas été brutale ou spontanée. Toute une préparation intense bien avant le match de football du 14 novembre 2009 a été mise en œuvre. Travail individuel et collectif a été assuré par la famille, les voisins, jeunes et vieux pour confectionner les multiples drapeaux posés dans les balcons, les voitures, les bâtiments, mais aussi sur leur propre corps. Ces corps en mouvement dévoilent une effervescence créatrice (« maman, envoie le drapeau » ; peins- moi mon visage aux couleurs nationales »). La société a démontré à la face des bureaucrates et des acteurs politiques encroutés dans leurs dogmes (« les jeunes sont paresseux » ; « ils n'aiment pas leur pays », etc.) qu'elle peut produire de façon autonome un patriotisme populaire décrispé, inventif qui réfute tout calcul, pour s'investir corps et âme dans la fête ». (Mebtoul, 2018, p. 25).

Tout se jouait sans la population

L'appropriation du drapeau national transcende les clivages culturels et politiques. Le drapeau national et celui de Tamazight se côtoient. Ceci indique l'importance de l'union dans la pluralité. La proximité avec le drapeau est une façon de montrer que les jeunes veulent farouchement vivre en étant acteurs dans la construction du politique. Ils le disent avec leurs propres mots : « nous ne sommes pas encore enterrés, mais bel et bien fiers de montrer que nous existons ». Par la médiation du drapeau collé affectivement à leur corps, ils se réconcilient avec la Nation. Celle-ci a été l'objet de multiples coups de force, de violences institutionnelles et politiques multiples, conduisant les Algériens à se retrouver « orphelins » de leur patrie. Tout se jouait sans eux, devenant spectateurs d'une vie politique qui s'organisait dans les coulisses de façon secrète et opaque entre les différents clans du pouvoir. La nation était dépossédée de son peuple contraint à l'obéissance et à une forme de résignation morale. Tout lui était dicté par les pouvoirs. Ces derniers étaient indifférents à leurs attentes politiques et culturelles. Le pouvoir a instrumentalisé avec mépris la société. Elle était considérée dans sa face instrumentale comme une «société du ventre» (Mebtoul, 2018), oubliant que la dignité dépasse la question du « pain », pour être définie par le respect et la reconnaissance sociale et politique de la personne.

Le drapeau national porté de façon joyeuse et de si belle manière dans l'espace public par les manifestants n'est pas un épiphénomène. Il traduit un attachement à un patriotisme sincère où s'entremêlent nécessairement de l'affect positif, pour reprendre le philosophe Spinoza (Lenoir, 2017), et une détermination farouche à dire l'amour de son pays. Il est important d'écouter les jeunes -étiquetés négativement par les responsables politiques de non patriotes- affirmer qu'ils ont « marché parce qu'ils sont avant tout des Algériens », voulant indiquer que leur rapport à la Nation est plus fort que tout. Ils souhaitent profondément le changement par la médiation de la liberté et de la démocratie. Rappelons-nous ce slogan : « Algérie, libre et démocratique ». A contrario du pouvoir qui a pris pendant des décennies la société en otage, recourant à une triple instrumentalisation de l'histoire, du religieux et de la peur. (Mebtoul, 2019).

Références bibliographiques

Fabbiano Giulia, « A l'écoute de l'Algérie insurgée », La vie des idées, 19 mars 2019. ISSN : 2105-3030.URL : http://www.la viedesidées.fr/A-l-ecoute-de-l-Algerie-insurgee.html

Lenoir Frédéric, 2017, Le miracle Spinoza, Paris, Fayard.

Mebtoul Mohamed, 2019, « La « continuité » dans la falsification de l'histoire », 16 février 2019, Huffpostmaghreb.

Mebtoul Mohamed, 2018, ALGERIE : Citoyenneté impossible ? Alger, Koukou.

Mebtoul Mohamed, 2015, (sous la direction), Les soins de proximité en Algérie. A l'écoute des professionnels de la santé et des patients, L'Harmattan-GRAS.