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Mardi 12 mars 2019. Sur Cnews, chaîne d'information continue française, l'émission
d'Yves Calvi : «L'info du vrai». On y débat de la situation actuelle en
Algérie. Une émission comme on en voit beaucoup d'autres à ce sujet
actuellement sur les chaînes françaises d'information.
Sur le plateau de l'émission d'Yves Calvi, comme sur d'autres d'ailleurs, c'est la grande tendresse à l'égard des réseaux sociaux algériens. Elle tranche avec la méfiance, voire l'hostilité des mêmes intervenants envers les réseaux sociaux français lorsqu'il s'agit des «Gilets jaunes». Ceux-là, on les accusait d'antisémitisme, de racisme, de propagateurs de haine, de «complotisme», de diffuser des fakenews. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà... Affirmations sommaires: Le président Bouteflika est qualifié de «dictateur corrompu», rien que ça, avec une désinvolture étonnante, comme l'aurait fait un quelconque anonyme sur Facebook. Ce plateau de Cnews va aligner, en guise d'explications, tous les clichés habituels : «dictature militaire», «corruption généralisée» en Algérie. Certes on peut toujours dire que des Algériens eux-mêmes l'affirment. Qu'il soit employé en France ou en Algérie, l'argument du «Tous pourris» n'est jamais sain et n'a jamais aidé à la réflexion et à la démocratie. Il finit d'ailleurs, pernicieusement, par porter atteinte à tout un pays. Il est mauvais de caricaturer une réalité. Cela n'aide pas à voir clair. S'il y a eu, seulement, tout cela en Algérie, une telle dictature aussi horrible, comment expliquer que des centaines de milliers de personnes puissent manifester pacifiquement, sans violence de part et d'autre, et que la fête soit même si joyeuse. Il faut être deux parties antagonistes, à la fois forces de l'ordre et manifestants, pour que la violence s'installe. Encore que les forces de l'ordre par définition ont une plus grande responsabilité. Ce qui s'est passé avec les «Gilets jaunes» en France le prouve amplement. Dès le départ, les manifestants, pourtant bien moins nombreux qu'en Algérie, ont été réprimés cruellement, afin, peut-on le supposer, d'éviter que les manifestations ne se développent. En Algérie, bien au contraire, le sentiment de sécurité de chacun a contribué à permettre une participation de plus en plus large. La contradiction n'embarrasse pas le plateau. Certes, il ne faut pas faire preuve d'angélisme ou de chauvinisme à rebours. Ce genre de situations historiques sont, on le sait, à haut risque. Aucun peuple n'est meilleur qu'un autre, et l'Histoire chancelle souvent entre le rêve et le cauchemar. Sur ce plateau de Cnews, comme sur d'autres d'ailleurs, on se contentera de dire, au sujet de la comparaison entre le mouvement populaire français et celui en Algérie, «que les situations ne sont. pas comparables». L'un des participants au débat, assènera, à ce propos et comme argument définitif «qu'il est impensable qu'en Algérie il y ait une affaire Benalla pour la bonne raison que le moindre article sur un tel sujet ne pourrait paraître». Il est merveilleux qu'on puisse, à ce point, être donneur de leçons. Esprit de suffisance, mépris, ou bien ignorance crasse de la situation en Algérie. La vérité est que la liberté de ton de la presse algérienne et des chaînes télé d'information est très grande, et probablement bien plus qu'en France. Eh oui... La grande majorité des journaux sont dans l'opposition au pouvoir. La sympathie manifestée par des chaînes de télé privées algériennes aux manifestations actuelles serait impensable en France. Dis-moi qui te paie, je te dirai qui tu es Et il y a sur le plateau de l'émission les inévitables experts «locaux» au sens qu'ils vivent en France et sont originaires du pays en question. Ils sont supposés avoir une compétence et apporter des données factuelles. Étrange idée, comme si un Français vivant depuis des lustres en Algérie serait appelé sur un plateau algérien pour donner une analyse sur la France. Journalistes franco-algériens, directeurs de centres de recherches aux noms pompeux, spécialistes des questions maghrébines, arabes ou musulmanes, professeurs émérites d'universités françaises, ils sont là, Algériens ou Franco-Algériens, comme l'étaient hier des Syriens ou des Libyens, à rivaliser de zèle pour prouver leur compétence et justifier leurs confortables salaires. Mais jamais on ne les verra prendre le risque, au nom de la liberté de critique dont ils se prévalent, de soutenir intellectuellement «les Gilets jaunes», ou de dénoncer par exemple l'intervention en Libye, bref prendre le risque d'une confrontation avec leur employeur. Dis-moi qui te paye, je te dirai qui tu es. S'ils faisaient au moins leur travail, s'ils donnaient au moins des données factuelles pour élever le débat? Leurs spécialités supposées, en sociologie, en sciences politiques ou même en Histoire ne leur servent que de masque pour cacher la pauvreté d'une pensée intellectuelle asséchée par des lustres d'absence du terrain, du pays. Ils l'aiment en effet trop pour souffrir d'y vivre. Les données qu'ils avancent ne dépassent pas souvent le niveau des rumeurs, des clichés ou des ragots recueillis probablement dans une conversation téléphonique avec l'Algérie. C'est ainsi que l'un d'eux dira, péremptoire, que les ressources en hydrocarbures représentent 95% des ressources de l'Algérie. Faux, elles représentent 95% des ressources en devises mais seulement 30 à 40% de son PIB (selon les variations du cours du pétrole). Autre cliché : «l'Algérie est un pays riche dont la population est pauvre». Faux, l'Algérie n'est pas un pays riche. Elle a, actuellement, un PIB par habitant d'environ 4.000 dollars par habitant. À titre de comparaison, la Turquie et le Liban ont un PIB par habitant de deux fois et demie supérieur, la Grèce cinq fois supérieur, l'Espagne sept fois supérieur. De telles erreurs confinent à de la propagande. Le même expert dira que 800 milliards de dollars sur 20 ans ont été dépensés en Algérie sans que rien n'ait été fait. Encore un thème de pure propagande qui n'aide pas à la rationalité. Ce chiffre correspond au montant des investissements. Asséné ainsi il est destiné à frapper l'imagination. Mais 800 milliards sur 20 ans c'est 40 milliards par an. C'est déjà relativement autre chose. D'autre part, il est inexact de dire que l'Algérie n'a rien fait depuis 1962. Comparons. La France a un PIB par habitant de 45.000 dollars soit plus de 10 fois celui de l'Algérie. Elle a 170.000 SDF, un chômage de 9% et qui atteint 39% pour les jeunes sans qualification. Avec 5000 dollars par habitant en moyenne sur la période, l'Algérie, depuis 20 ans, s'est modernisée. Les transformations sont visibles, spectaculaires partout dans le pays : autoroutes, hôpitaux, universités par dizaines, logements par millions, barrages, généralisation de l'électricité. Il y a quinze ans, les grandes villes souffraient de pénurie d'eau, d'électricité, elles ne sont plus qu'un souvenir. Les villages dans les montagnes ont le gaz. L'espérance de vie est la même que celle des pays développés. En 1962, l'Algérie avait 9 millions d'habitants. Elle avait été dévastée par le colonialisme et la guerre. Elle en a plus de 40 millions aujourd'hui. Elle a pu pourtant résoudre les problèmes de base du développement, Education, santé? etc. La France avait en 1962, 40 millions d'habitants. Imaginons quelle serait sa situation aujourd'hui si elle avait 160 millions d'habitants, c'est-à-dire une augmentation du même ordre. Elle serait dans une crise sans nom. Il faut dire tout cela, non pas pour dédouaner les responsabilités du pouvoir mais pour raison garder. Les contrevérités n'ajoutent rien à la solution d'une crise qui est déjà assez grave en elle-même, et dont il faut chercher les véritables causes. Ce sont précisément les progrès faits qui permettent de comprendre l'explosion actuelle. Tout le monde s'accorde à dire aujourd'hui que la jeunesse algérienne est instruite et qu'elle est l'âme de ces manifestations. C'est bien la preuve des progrès. Il y a 30 ans, en 1988, les manifestations, notamment islamistes, drainaient en cortèges interminables, des masses d'hommes pauvres, les yeux brûlants de privations. Rien à voir avec les cortèges des jeunes d'aujourd'hui pleins de modernité. Le niveau de vie s'est élevé. Il y a trente ans les cortèges détruisaient sur leur passage tous les symboles de l'économie d'État, magasins d'État «Souks el fellah», entreprises d'État, qu'ils accusaient de tous les maux. Aujourd'hui, ils tiennent à protéger la ville, leur pays, leur environnement. Ils le nettoient même. Si la jeunesse s'est mise en mouvement, c'est qu'elle a tout simplement de nouveaux besoins, de nouvelles aspirations économiques et politiques, qu'elle aspire à une meilleure qualité de la vie et plus de liberté, et donc plus de démocratie. Ainsi va la vie. Les progrès faits créent de nouveaux problèmes, de nouvelles exigences. Ici, en Algérie, le système politique s'est avéré trop étroit pour ces nouveaux besoins historiques. Il ne s'est pas mis au niveau de l'Algérie nouvelle. Au Brésil, c'est précisément au moment où ce pays est devenu l'une des plus grandes puissances économiques mondiales, la huitième, que les explosions sociales et politiques sont survenues. Il serait donc bien plus intéressant de réfléchir à ces questions plutôt que de continuer à penser à base de catégories usées en pays «en déficit de démocratie» vers qui l'Occident viendrait exporter sa démocratie. On a vu ce qu'il en est advenu et les terribles drames humains où ont conduit les interventions étrangères. Plutôt de dire avec suffisance que le mouvement des «Gilets jaunes» n'a rien de comparable avec le mouvement populaire en Algérie, ne serait-il pas plus intéressant de voir au contraire ce qui leur est commun dans un monde sur lequel souffle partout le vent de la démocratie. N'est-ce pas d'ailleurs le «dégagisme» de la révolution tunisienne qui a gagné, à partir de 2011, les pays européens, l'Espagne, puis la Grèce, pour arriver aujourd'hui en France et concerner toute la classe politique française et finalement le président Macron. Aujourd'hui en Algérie le mouvement populaire rejette lui aussi «le système», toute la classe politique, y compris les partis d'opposition dont les leaders sont expulsés des manifestations quand ils viennent y participer. Il se refuse à toute restructuration. Il s'organise sur les réseaux sociaux. Il est intelligent, créatif. Il dit «nous sommes le peuple souverain». Il brandit partout le drapeau algérien, comme les «Gilets jaunes» le drapeau français, non pas par nationalisme étroit, mais en signe d'unité et de fraternité nationales. Un pays, deux sociétés À y réfléchir, la chute du mur de Berlin n'a pas été la victoire de la démocratie contre le totalitarisme, comme on l'a dit peut être trop rapidement, mais le vecteur d'un besoin général de plus de démocratie dans le monde, et une critique globale des mœurs et procédés de la démocratie existante. Cette crise concerne aussi bien les vieilles démocraties que les démocraties naissantes. Elle est générale : elle se présente donc avec des points qui sont communs partout, en même temps qu'elle s'exprime de façon particulière, dans les conditions propres à chaque pays. L'Algérie, comme décrit précédemment, s'est certes modernisée. Mais des problèmes nationaux, majeurs, vitaux n'ont pas été réglés. Sur le plan économique, les problèmes sont connus, notamment celui de son retard à diversifier ses exportations. Elle est donc restée prisonnière de l'exportation de ses hydrocarbures, ce qui la rend très vulnérable. Elle est trop longtemps restée en même temps captive d'une économie d'État dont le pendant politique est une bureaucratie d'État autoritaire, méprisante et trop souvent vulnérable au trafic d'influence. Autre question nationale vitale, l'Algérie, quoi qu'on en dise, ne s'est pas réellement libérée du colonialisme et ici donc de l'influence française. Ceci explique son extrême sensibilité à la question et le caractère récurrent de ce thème, ou des accusations à ce sujet dans la vie politique algérienne. Des responsables politiques ou administratifs sont régulièrement accusés d'appartenir au «parti français». Un pays, comme le Vietnam, est bien plus serein sur la question, preuve qu'il l'a réglée et qu'il a tourné véritablement la page. La question de la bi-nationalité franco- algérienne reste très sensible. Le français reste la langue dominante, en tant que langue d'affaires et de travail, face aux langues nationales, l'arabe et l'amazigh, qui sont marginalisées et n'ont d'utilisation que politique. C'est d'ailleurs la raison de leur regain à chaque grand mouvement politique, comme c'est le cas actuellement. La question de la bi-nationalité franco- algérienne est très sensible comme celle de la place de la communauté établie en France. L'exode des compétences continue de faire rage, notamment pour des raisons culturelles, les jeunes élites francophones, notamment les médecins qui étudient en langue française, fournissant les plus gros contingents. Cet exode a toujours existé et il n'a fait qu'augmenter, proportionnellement au nombre des effectifs de diplômés. Le pouvoir, comme partout, a une responsabilité en la matière, puisque cet exode dépend du rythme du développement économique mais c'est surtout la fermeture des frontières dans le monde, qui a donné un tour dramatique à la question, avec l'émigration sans visa, «les Harraga», qui est devenu un des thèmes de la révolte actuelle. L'Algérie et le pouvoir n'ont pas encore réussi à combler le fossé, à supprimer la dualité existante, héritée du colonialisme, entre deux sociétés, l'une occidentaliste (sous la forme ici francophone) et l'autre, la société profonde, arabo-islamique. Cette dualité existe partout dans la presse, dans les universités, les uns francophones, les autres arabophones, dans la vie économique et commerciale, dans l'occupation de l'espace avec des quartiers riches ou aisés généralement francophones. Et même dans les relations sociales, puisqu'on se marie en général dans sa propre société, suivant ces affinités et déterminants culturels. Les polémiques permanentes sur la langue de l'École, sur la place de l'Islam dans l'Education, témoignent de ces clivages socioculturels qu'une approche lai carde ne peut permettre de saisir. L'existence de ces deux sociétés en Algérie (mais aussi au Maroc et en Tunisie), la permanence de cette fracture socioculturelle explique en profondeur des charges de violence sociale et le danger de leur répétition. Elles peuvent expliquer aussi le rejet de l'État, à travers celui de certaines élites étatiques, administratives et économiques, perçues quasiment comme étrangères aux préoccupations de la nation. En octobre 1988 en Algérie, tout le monde s'était uni contre le pouvoir autoritaire sur la question de la démocratie, puis déchiré sur les questions sociétales. Ceux qu'on avait appelés les «éradicateurs», le courant démocrate laïc, avaient fait appel à l'intervention de l'armée contre l'islamisme politique et demandé l'arrêt du processus électoral. La loi sur la concorde civile et la charte de réconciliation nationale sont finalement venues mettre fin à une terrible guerre civile. Cela a été le principal apport historique du président Bouteflika. Le pouvoir s'est, alors, en quelque sorte, interposé entre les belligérants. C'est probablement là le secret des retours à une gestion politique autoritaire comme cela a été le cas en Égypte. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il y a donc le danger, en Algérie, que tout cela se reproduise, et que les mêmes forces qui s'entendent aujourd'hui se déchirent demain. Jusqu'à présent, tous les pouvoirs qui se sont succédé depuis 1962, mais aussi les forces politiques, n'ont jamais voulu regarder en face cette fracture socioculturelle, probablement par souci d'unité politique nationale et sociale, préférant le déni plutôt que de la prendre en compte afin de la réduire. L'Algérie attend encore les forces politiques capables de réduire cette fracture et d'unir le tissu national. Aujourd'hui, il y a cependant matière à optimisme. Les jeunes ont brandi partout sur le territoire le drapeau national et les manifestations populaires actuelles ont renforcé plus que jamais l'unité nationale au-dessus de tous les particularismes régionaux. La jeunesse s'est unie. La mixité partout est devenue, d'un coup, sans crier gare, une réalité totale dans les manifestations. Femmes et hommes se côtoient tout naturellement. Leurs cortèges joyeux montrent ce besoin de fraternité nationale et de dépassement des clivages socioculturels, mêlant authenticité et modernité. Peut-être pourront-ils faire ce que n'ont pu faire leurs parents qui, après avoir libéré le pays, sont restés profondément perturbés par la tragédie coloniale. En tous cas, c'est la tâche et la mission de cette nouvelle génération qui a surgi aujourd'hui puissamment sur la scène politique. |
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