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Les pays en voie de développement pourront-ils résister à la prochaine crise financière ?

par Jayati Ghosh*

NEW DELHI – Tandis que les marchés boursiers ne cessent d'atteindre de nouveaux sommets, une fragilité financière croissante déclenche de plus en plus de signaux d'alarme aux États-Unis et en Europe. Le Fonds monétaire international a récemment exprimé son point de vue en ce sens, suscitant la crainte d'une crise imminente.

Ces signaux s'observent partout, et sont étrangement familiers. Les prix des actifs grimpent bien au-delà de ce que justifient leurs fondamentaux, et les intermédiaires financiers non bancaires jouent actuellement un rôle comparable à celui des « banques de l'ombre » dans les années qui ont précédé la crise financière de 2008. Dans le même temps, l'essor des stablecoins entraîne les banques réglementées dans le monde opaque des cryptomonnaies, pendant que d'immenses quantités de capitaux spéculatifs affluent vers les actions d'IA, davantage en raison d'un engouement médiatique que de rendements fiables.

Ces tendances présentent tous les signes d'une bulle financière qui entre dans sa phase la plus périlleuse, au cours de laquelle des changements même minimes dans le sentiment des investisseurs risquent de provoquer une correction brutale. Les récentes faillites du fournisseur américain de pièces automobiles First Brands et de l'établissement de crédit automobile à risque Tricolor, tous deux fortement endettés et étroitement liés à des institutions financières non bancaires, pourraient constituer les premiers symptômes de vulnérabilités structurelles qui commencent tout juste à apparaître.

Cette fragilité croissante s'explique notamment par l'expansion rapide des institutions financières privées ces dix dernières années. Selon le Conseil de stabilité financière, ces entités – qui lèvent des fonds auprès d'investisseurs particuliers, et qui recourent à l'effet de levier par des emprunts agressifs – représentent aujourd'hui près de la moitié du total des actifs financiers au niveau mondial. Leur appétit pour le risque contribue à faire grimper le prix des actifs, même dans un contexte d'incertitude commerciale et de variabilité des politiques. Par ailleurs, le démantèlement de réglementations financières déjà peu strictes par le président américain Donald Trump ne fait qu'aggraver la menace.

Cumulées, ces dynamiques pourraient déclencher le fameux cycle maniaque que décrivait l'historien de l'économie Charles Kindleberger. La première phase, celle de « l'euphorie », est dominée par l'optimisme et l'excès. Elle est inévitablement suivie d'une période de « rigueur », lorsque les défauts de paiement se multiplient, et que le crédit se resserre, puis d'une période de « révulsion », lorsque la peur s'empare des marchés financiers, et que les emprunteurs même solvables peinent à obtenir des financements. La suite dépend alors en grande partie de la manière dont les gouvernements réagissent, avec pour dénouement potentiel la panique généralisée et l'effondrement. Même en l'absence de krach, les conséquences peuvent être graves.

L'histoire nous enseigne que la question n'est pas de savoir si une nouvelle crise financière majeure surviendra, mais quand. Pour la majorité des habitants de la planète, l'interrogation majeure consiste à déterminer dans quelle mesure une crise née aux États-Unis et en Europe impactera leur propre pays.

Les précédents ne sont guère rassurants, la crise de 2008 et la pandémie de COVID-19 ayant illustré à quel point des turbulences aux États-Unis et dans d'autres économies riches pouvaient dévaster des pays plus pauvres, à la marge de manœuvre budgétaire limitée, et peu protégés contre les chocs extérieurs. Lorsque les crises se propagent au-delà des marchés financiers, les dégâts sont rapides et considérables. L'investissement se tarit, la croissance s'essouffle, et le chômage augmente, provoquant une réaction en chaîne qui réduit la demande d'exportations ainsi que les flux entrants de devises liés au tourisme et aux transferts d'argent des expatriés vers leur pays d'origine, avec pour conséquence une propagation des difficultés dans le monde entier.

Le problème est accentué par la ténacité des hiérarchies monétaires. La domination du dollar conduit par exemple, en période de très forte incertitude, à un retour des flux de capitaux privés vers les États-Unis, ce qui provoque d'importantes dépréciations et crises bancaires dans les pays à revenu faible. La crainte d'une fuite des capitaux réduit la capacité des gouvernements à mener des politiques macroéconomiques anticycliques, ce qui rend un ajustement déjà difficile encore plus ardu.

Les retombées pourraient être particulièrement sévères pour les pays en situation de surendettement, dont beaucoup ont bâti leur stratégie de croissance sur les exportations à destination des économies développées. Ce modèle ayant depuis été mis à mal par les politiques protectionnistes de Trump, les pays endettés se retrouvent dangereusement exposés à une confluence de chocs économiques, géopolitiques et climatiques, qui menacent de transformer la prochaine crise financière mondiale en un événement absolument catastrophique.

Les pays en voie de développement doivent prendre conscience de ces risques, et appliquer des mesures urgentes pour renforcer leur résilience économique. Leur priorité majeure doit consister à diversifier leurs relations commerciales. Confrontés aux exigences imprévisibles et souvent déraisonnables de l'administration Trump, certains ont déjà commencé à réduire leur dépendance vis-à-vis des États-Unis. Ce processus, bien que nécessaire, ne se fera pas sans douleur.

Pour améliorer leur résilience financière, il est nécessaire que les pays en voie de développement limitent leur exposition aux flux de capitaux volatils, en adoptant des outils efficaces de gestion des capitaux, ainsi qu'en renforçant la surveillance financière, non seulement au moyen de réglementations prudentielles, mais également en réfrénant les activités spéculatives et opaques. Ces mesures de protection doivent être mises en place avant que la prochaine crise ne survienne. À moyen terme, il est indispensable que ces pays réduisent leur dépendance à la dette extérieure, et qu'ils préviennent les sorties de capitaux déstabilisantes en redéfinissant les modalités selon lesquelles opèrent les investisseurs étrangers.

Les efforts déployés par l'administration Trump pour orienter les partenaires commerciaux des États-Unis dans la direction opposée – vers un assouplissement des réglementations, notamment en ce qui concerne les cryptomonnaies – rendent malheureusement cet exercice excessivement difficile. Ce n'est toutefois qu'en résistant à ces pressions que les pays en voie de développement pourront éviter d'être plongés dans une nouvelle crise dont ils n'auront pas été à l'origine.



*Professeure d'économie à l'Université du Massachusetts d'Amherst, est membre de la Transformational Economics Commission du Club de Rome, et coprésidente de la Commission indépendante pour la réforme de l'impôt international sur les sociétés.