Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Trump resserre l'étau du dollar sur la démocratie brésilienne

par Camila Villard Duran*

ANGERS – Le département du Trésor américain, via son Office of Foreign Assets Control (OFAC), a récemment adressé une lettre aux principales banques brésiliennes pour leur demander de préciser comment elles appliquent les sanctions imposées au juge de la Cour suprême Alexandre de Moraes, dans le cadre du Global Magnitsky Human Rights Accountability Act. Le message de l'administration Trump ne laissait place à aucun doute : ce sont les États-Unis qui fixent les règles, et les autres pays n'ont d'autre choix que de s'y plier.

L'inscription de Moraes sur la liste américaine des Specially Designated Nationals est sans précédent : ni oligarque soupçonné de corruption, ni responsable de violations des droits humains, il a été sanctionné pour avoir dirigé les enquêtes sur l'insurrection du 8 janvier 2023 à Brasilia, lorsque des partisans de Jair Bolsonaro ont envahi le Congrès, la Cour suprême et le palais présidentiel dans une tentative de renverser sa défaite électorale.

Ce qui pourrait sembler n'être qu'une simple question de conformité technique est en réalité une attaque contre l'indépendance du pouvoir judiciaire brésilien. En sanctionnant Moraes, Washington ne se contente pas de viser ses finances personnelles : il exerce une pression indirecte sur les institutions qu'il incarne. Les banques brésiliennes, elles, se retrouvent piégées, sommées de choisir entre appliquer les décisions de leurs propres tribunaux – au risque de subir de sanctions américaines – ou préserver leur accès aux marchés mondiaux. Dans les deux cas, leur légitimité se trouve fragilisée, à la fois sur la scène nationale et internationale.

La lettre de l'OFAC illustre aussi la fragilité de la souveraineté économique brésilienne. Car si le Magnitsky Act n'est, en théorie, qu'une loi américaine, le statut du dollar comme principale monnaie de réserve mondiale en fait un instrument de pouvoir dépassant largement les frontières des États-Unis.

Comme partout ailleurs, les banques brésiliennes dépendent des établissements américains pour leurs transactions en dollars et maintiennent de filiales à New York ou dans d'autres places financières. Qu'il s'agisse d'exporter du soja vers l'Asie ou d'émettre des obligations à Wall Street, l'infrastructure nécessaire pour ces opérations doit être américaine. Ignorer l'OFAC ne relève donc pas de la bravade, mais d'un pas vers l'exil financier — voire la ruine.

C'est tout le paradoxe de la souveraineté. Sur le plan juridique, les tribunaux brésiliens peuvent estimer que les sanctions américaines sont dépourvues d'effet interne, puisqu'en droit constitutionnel comme en droit international, toute mesure étrangère doit être intégrée formellement pour produire effet. Mais sur le plan économique, la marge de manœuvre est quasi inexistante : le commerce et la finance internationaux reposent sur une infrastructure en dollars que le Brésil ne contrôle pas. En réalité, la souveraineté monétaire s'arrête aux frontières du système-dollar.

L'ironie est frappante. À l'origine, les États-Unis brandissaient le Magnitsky Act pour dénoncer des abus autoritaires à l'étranger, en sanctionnant notamment des responsables russes impliqués dans la mort en 2009 du juriste et lanceur d'alerte Sergueï Magnitski.

Aujourd'hui, cette même loi est mobilisée pour intimider un juge engagé dans la défense de l'ordre démocratique brésilien. En instrumentalisant un outil de politique étrangère pour influencer un processus judiciaire interne, l'administration Trump a réduit la souveraineté du Brésil à une simple épreuve d'obéissance.

Les décideurs brésiliens se trouvent dans une impasse. Acheminer les transactions personnelles de Moraes via des coopératives de crédit domestiques ne représente qu'un palliatif temporaire, qui ne résout pas la dépendance structurelle. Quant aux alternatives de long terme, telles que les systèmes de paiements mondiaux reposant, par exemple, sur la blockchain, elles demeurent encore à un stade embryonnaire.

Le Brésil demeure ainsi captif de l'attraction gravitationnelle du dollar. La crise actuelle met en évidence l'urgence d'explorer des alternatives au système monétaire dominé par la devise américaine. Comme je l'ai souligné dans un récent document de politique publique, l'émergence de nouvelles technologies et plateformes – des réseaux blockchain aux paiements transfrontaliers instantanés – pourrait à la fois accroître l'efficacité des règlements internationaux et, potentiellement, ébranler la suprématie du dollar.

Pour l'heure, ces initiatives restent limitées à des projets pilotes fragmentés, portés par des «coalitions de volontaires» qui laissent souvent de côté les économies en développement — pourtant les plus vulnérables aux points d'étranglement du dollar. Même les plateformes multidevises les plus avancées finissent par se rabattre sur le dollar ou l'euro lorsque les paires de devises locales manquent de liquidité, recréant ainsi la hiérarchie qu'elles entendaient dépasser.

Ces innovations monétaires esquissent pourtant un avenir où les infrastructures seraient véritablement multilatérales, échappant au contrôle exclusif d'un État ou d'entreprises liées à une seule juridiction, pour être partagées entre plusieurs. Mais concrétiser cette vision nécessitera une coopération diplomatique et technique inédite, ainsi que la mise en place de nouveaux cadres de gouvernance. D'ici là, la puissance extraterritoriale du dollar restera sans rivale.

En ce sens, la lettre de l'OFAC n'est pas seulement un rappel adressé aux banques brésiliennes : c'est un avertissement pour l'ensemble des pays sur l'ampleur du pouvoir que les États-Unis tirent de leur contrôle de l'infrastructure financière mondiale. Y résister suppose d'unir les forces afin de bâtir de véritables alternatives — qu'il s'agisse de monnaies numériques de banque centrale, de réseaux de paiements instantanés interopérables ou de mécanismes multilatéraux plus ambitieux. Sans cela, leur souveraineté monétaire et leur autonomie politique resteront limitées, conditionnées aux décisions prises à Washington.

*Professeure de droit à l'ESSCA  - School of Management