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«Je préfère ne pas rire, ne pas pleurer,
comprendre...» Spinoza (1632-1677), philosophe
1ère partie Comme par un effet de perpétuel ricochet, ce thèmeparasite de l'exil s'engouffre dans les interstices laissés vacants entre les lignes que construisent les phrases, les mots et les chroniques. Est-il un mythe, une obsession ou un pis-aller de la vie? On n'en sait rien. Il nous arrive parfois de croiser des regards et des univers autres que les nôtres, de subir l'injection massive d'une réalité étrange et brute à laquelle on s'est attendu le moins, d'espérer malgré nous la fin de la phase de pouls dans une course effrénée vers une issue jusqu'au dernier instant incertaine. C'est cela l'exil à mon avis. Des interrogations quelquefois tourmentées, un quotidien au souffle saccadé, une énorme pression qui pèse sur le cerveau, le cœur, l'esprit et les épaules. Cela n'évoquerait sans doute pour celui qui le vit ou le ressent qu'une quadrature du cercle et guère davantage. Flux continu d'images, de vérités, de circonstances et de souvenirs qui fascinent, troublent, perturbent! Aussi vieux que le monde, l'exil transporte les esprits dans le temps, les ensorcelle, les subjugue. Les torture et les malmène tout aussi pareillement. Abstraction faite de la tradition du patriarche Abraham et Agar, sa femme et celle du messager de l'Islam avec sa fameuse «Hijra» (hégire) de La Mecque à Médine en 622 de notre ère, l'histoire nous rapporte aussi les récits des tentatives d'exil du philosophe Socrate (470-399 av. J.-C.) avant qu'il fût condamné à mort par la cité athénienne en buvant de la ciguë, l'exil de Napoléon Bonaparte (1769-1821) au lendemain de la défaite de Waterloo en juin 1815 à l'île de Sainte-Hélène après l'escale de l'île d'Elbe, celui de l'émir Abdelkader (1808-1883) en France, puis à Damas en Syrie, et celui d'Ovide (43 av. J.-C. -18 apr. J.-C.), que je trouve assez intéressant pour m'y étaler un peu plus dans les lignes qui suivent. Poète à ses heures perdues, ce dernier fut expulsé par le roi Auguste chez les Scythes, à Tomis, aujourd'hui Constantza en Roumanie, un comptoir fondé par les Grecs au VII siècle av. J.-C. sur la Mer Noire, près de l'estuaire du Danube et du pays des Thraces. On lui a reproché entre autres choses le fait d'écrire «l'Art d'aimer», un ouvrage jugé scandaleux de par ses propos et ses allusions grivoises, portant atteinte aux mœurs et à la morale de l'époque. Ovide en avait tant souffert puisque, pour lui, Rome est le centre du monde, sa ville lumière, là où avait eu lieu sa naissance, où il avait passé son enfance et son âge adulte. N'empêche que cette expérience traumatisante l'eût aidé à terminer deux œuvres majeures «les Tristes» et «les Pontiques». Tomis fut certes sa ville-tombeau mais n'en demeure pas moins qu'elle ait également été sa muse inspiratrice. L'exil est une épreuve qui forge et façonne les muscles du cerveau dans la mesure où il nous mène sur une barque de pérégrinations de moins en moins tranquilles, qui finit par secouer le cocotier de nos méninges et déboucher sur une œuvre humaine d'envergure que ce soit en art, dans la création ou dans d'autres domaines. J'ai eu personnellement la chance de rencontrer un Hongrois, artiste de son état. Lequel m'a expliqué que l'exil n'est plus ni moins qu'une manière d'être dans le monde. Il est, à l'en croire, cette énergie fiévreuse et électrique qui prend à pleine gorge l'âme de celui qui quitte sa terre natale. De telle sorte que ce dernier en soit aspiré en entier, pataugeant entre la douleur initiale de l'abandon de sa mère-nourrice, les sursauts ultérieurs de sa conscience qui dessinent tantôt des hauts, tantôt des bas, les petites chutes morales, les remords et les efforts qu'il aurait consentis afin de se libérer du périmètre de sa prison intérieure. Sensation que ce dernier nie, toutefois, cache et déteste parce qu'elle le renvoie à lui-même, sa précarité existentielle, sa condition d'être fragile. Ainsi s'efforce-t-il à la transformer en un outil pour l'invention du possible. Ce possible insaisissable, fuyant, hors de portée...lointain. L'écrivain franco-algérien Azzouz Beggag pense, quant à lui, que juste le fait de franchir la porte de sortie du foyer nous jetterait forcément, peu importe la distance parcourue, dans les bras de cette terre mouvante de l'exil. Cela ne relève nullement de la longueur des kilomètres mais de la migration spirituelle. Mon prof de littérature comparée à l'université d'Alger appelle cela «le temps géométrique», moi, je préfère dire «le temps cosmique», c'est-à-dire, ce temps qui jumelle à la fois l'espace, le corps, la conscience et la nature. Probablement que les poètes qui recourent souvent à la métaphore des étoiles, de la lune, du soleil, des météores, des nuages dans leurs vers afin d'exprimer leur intériorité ne veulent, en somme, que nous attirer vers cet «abîme mystérieux» qui ne connaît ni le sens des heures, ni celui des jours, encore moins le nombre de bornes qui jonchent une route! Le foyer n'est-il pas après tout cet espace du feu, de chaleur familiale, et de réunion? Le lieu idéal où les uns et les autres se permettent de déterrer les contes anciens autour du «kanoun», ce brasier millénaire que l'on tisonne, remue par une branche de bois pour en extraire le jus des potins, des blagues, des devinettes et des anecdotes «ouvrez-moi! écrit le poète espagnol Federico Garcia Lorca (1998-1936) dans son recueil «Noces de sang», j'ai froid quand je traîne sur les murs et sur les cristaux. Ouvrez les poitrines humaines où je plonge pour avoir chaud». A la froideur du dehors supplée sans doute la chaleur du dedans. L'entrée ou le retour au bercail est une marche magnifique de puissance, dans une complicité amusée vers l'apaisement. Sinon aussi une victoire sur l'éloignement, le manque, la nuit, la solitude, la mort «chaque jour, dixit Mme de Staël (1766-1817) dans (Corinne ou l'Italie 1807), ma situation devenait de plus en plus odieuse. Je me sentais saisie par la maladie du pays, la plus inquiète douleur qui puisse s'emparer de l'âme. L'exil est quelquefois pour les caractères vifs et sensibles, un supplice beaucoup plus cruel que la mort». Tel un clou rouillé, ce supplice s'enfonce et se fond en l'être jusqu'au vertige, le menant vers les mondes insoupçonnés de la mélancolie. Une brusque fêlure dans l'espace-temps, un éclair foudroyant dans le mouvement, une absence dans l'isthme de l'oubli, une couleur bleu-grisâtre en forme de cercle vicieux... L'exil est un rapace dévoreur du temps à l'ombre duquel la lumière éblouissante et syncopée de l'eldorado séduit! Eldorado, quel mirage! Ce fut l'un des lieutenants du conquistador Francisco Pizarro (1478-1541), en l'occurrence l'explorateur Francisco Orellana (1511-1545) ayant découvert en Amérique du Sud entre l'Amazone et l'Orénoque, une contrée contenant de formidables quantités de richesses qui aurait forgé ce mot : l'eldorado, c'est-à-dire, le pays de l'or facile. A vrai dire, le dilemme de l'exil stimule des réactions faussées, autrement dit, de rejet intérieur et d'acceptation extérieure, donnant à voir simultanément deux faces conflictuelles de la même médaille. A ce titre, le mensonge est un élément déterminant dans la vie de l'exilé, cela lui procure le plaisir de souffler un peu, lui permet de faire avaler la pilule à l'autre et le ramener dans son propre «piège d'incertitude» afin de rassurer, effet psychologique du rapprochement des consciences aidant, une longue espérance de vie à ses illusions. Car quand on se raccroche à la vie, on tente de sonder toutes ces voix multiples qui viennent du cœur, des entrailles, des gens qui nous entourent et partout ailleurs. De quoi faire monter l'enthousiasme à la fois endormi, péremptoire, mais assez souvent libérateur de nos pulsions résistantes. Lequel est à même de donner un allant sans égal à une vie qui semble un peu morne, monotone, en perte de vitesse, sans repères...Ainsi touche-t-on du doigt à l'intime. Ce qui révèle nos misères affectives, nos galères matérielles, nos insuffisances, nos tares sans que jamais nous ne pratiquions l'apitoiement sur nous-mêmes devant les autres, règle de la rigueur et de l'amour-propre oblige. Les décomptes solitaires des nuits sont un puissant vecteur de reconstruction personnelle, escale où seuls émergent les sensations et les frissons bannis, l'enfoui et le privé qui se sont perdus dans les recoins les plus sombres du subconscient. Et les voici à la fin du voyage nocturne désirs abandonnés, couchés, lovés sur eux-mêmes, négligés ou feignant de s'assoupir. C'est alors que retourne la raison, le moment propice pour que s'enclenche «le conflit du cœur avec lui-même» pour reprendre à mon compte l'expression du romancier américain William Faulkner (1897-1962), où l'on filtre dans la gibecière de notre être les sédiments qui ne semblent pas vouloir s'évacuer, où l'on décortique la réalité de cette belle utopie d'exil qui exalte tous les fantasmes, où l'on se révolte en catimini contre nous-mêmes. Quiconque s'adonne à cette plage solitaire qui avale les douleurs sans analgésique, s'émerveille. L'important, c'est que ce jeu de cache-cache avec l'insomnie, parce que c'est de cela dont il s'agit en effet, perdure. Jeu auquel on ne puisse somme toute à aucun instant s'y soustraire puisqu'on serait comme tenté par ce désir irrésistible jusqu'à la compulsion des sens d'effleurer nos états d'âme, les toucher, les manipuler, les palper «on peut dire, écrit le sociologue algérien A. Sayad, que c'est toute l'expérience de vie de l'émigré qui oscille sans cesse entre ces deux vérités contradictoires de «el ghorba». Faute de pouvoir répondre à la contradiction dans laquelle il est ainsi enfermé, car il lui faudrait renoncer à émigrer, il ne peut que se la masquer». Mais masquer quoi au juste? Le trou, le sillon, la ligne de crête qui tracent les contours de sa vie bicéphale, divisée entre un présent qui lui échappe et un passé auquel il ne peut plus revenir. Quand un immigré ou un exilé regarde le chapelet des années lui filer entre les doigts, l'angoisse devient sa seconde nature. Il fera très noir dans son cœur comme ses cheveux seront au fil de ces années qui passent très vite tout aussi blancs d'ailleurs. Ne dit-on pas dans l'Algérie profonde que l'exil rend les cheveux blancs et le cœurs gris? Cheveux de neige, flocons de chagrin, vagues d'écume, rameaux d'un soleil déclinant sur les cimes de l'âge. Jules César (100-44 av. J.-C.) n'avait-il pas pleuré à Cadix en Andalousie devant la statue d'Alexandre le Grand parce qu'à 30 ans, il n'avait rien accompli? «A mon âge, rouspète-t-il, Alexandre avait conquis le monde». C'est dire combien il est dur de se sentir happé par les entrailles du vide, la course des années, le creux du temps... En choisissant l'exil, l'homme a accepté en quelque sorte de l'épouser, l'entretenir, le servir et y être lié par un contrat à durée indéterminée. Autant dire, être à la merci de cette suite de petits riens, apparemment sans profondeur qui l'arrime à une double absence d'ici et de là-bas, englué en lui-même, prisonnier de ses jours lents et fades. C'est là qu'il fait corps avec ce reflet-là du «disparu volontaire» entre deux mondes, s'y complaît, convaincu du provisoire de sa situation. Un provisoire qui dure toutefois, pique ses tripes jusqu'à la pointe de la moelle épinière. A suivre |
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